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26 janvier 2007

Le peuple contre la nation : Mobilisations sociales et démocratie au Mexique

 

Par Raphaël Canet*
La Chronique des Amériques
. Janvier 2007 No 02

Qu’est-ce que la nation ? Un corps
d’associés vivant sous une loi commune et
représentés par la même législature.

Sieyès, 1789.

Le Peuple n’a jamais été convenablement
sollicité. Jamais il n’a pu manifester sa
volonté que par des éclairs.

Proudhon, 1848.

L’histoire ne cesse de trébucher au Mexique. L’arrivée à la présidence, en 2000, de Vicente Fox et son Parti de l’action nationale (PAN), avait été perçue comme une véritable transition vers la démocratie dans ce pays où un seul parti, le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), s’était enraciné au pouvoir depuis plus de 70 ans.

Cette alternance devait soi-disant permettre de moraliser la vie politique et de démanteler, au moins partiellement, un système de corruption généralisé [1]. Il est évident qu’un règne sans partage d’une telle durée ne pouvait que conduire à l’instauration d’un vaste réseau clientéliste tissé autour d’une même formation partisane. L’enjeu de cette élection avait donc été principalement politique puisqu’elle ne visait qu’à favoriser l’inflexion démocratique du régime en sortant le PRI de la présidence. Sur le plan économique en effet, le programme du PAN se situait dans la continuité du virage néolibéral opéré par le PRI lui-même dans les années 1990, lorsque le parti, pragmatique, avait abandonné sa doctrine du « nationalisme révolutionnaire » pour se lancer dans le libre échange en signant l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA).

Les analystes politiques attendaient beaucoup des élections présidentielles de 2006 [2]. L’ancrage démocratique du régime semblait acquis et il apparaissait dès lors possible d’avoir un vrai débat de société, de choisir entre deux modèles de développement pour le pays. Soit la continuité du programme néolibéral avec le candidat du PAN, Felipe Calderón qui, avec pour slogan Un pays gagnant, fait le pari des bienfaits de la mondialisation pour le Mexique et mise sur les effets vertueux de la libéralisation des marchés. Soit le retour à un développement national qui tourne le dos au libre-échange et favorise une conception interventionniste de l’État, avec Andrés Manuel López Obrador (AMLO) du Parti de la Révolution démocratique (PRD), le candidat du peuple, scandant Les pauvres d’abord. L’issue du scrutin du 2 juillet 2006 en a décidé autrement. Le Mexique se révèle toujours aux prises avec le même défi, celui d’une réelle démocratisation de sa vie politique.

Tout comme son prédécesseur, le PAN semble avoir succombé à la tentation monopoliste du pouvoir, quitte pour cela à manipuler le processus électoral afin de demeurer aux commandes de l’État. Or, la confiance dans le processus de désignation des élus constitue le fondement de la légitimité des démocraties représentatives modernes. L’État et son appareil de gouvernement ne peuvent user de leur pouvoir que sur délégation de la part d’une majorité de citoyens qui ont librement manifesté leur choix en exerçant leur droit de vote. Selon les plus purs canons de la philosophie politique moderne, dans les régimes démocratiques, l’État émane de la nation, cette communauté des citoyens [3] en qui réside la source de la souveraineté.

Ainsi, si le lien de représentation qui unit la nation à l’État se trouve remis en question par quelques manipulations frauduleuses du processus électoral, c’est le fondement même de la légitimité des institutions politiques qui se trouve sapé. Dès lors, le pouvoir politique n’apparaît plus comme une source d’émancipation dont fait usage un État conçu comme un outil de développement collectif, mais bien comme un moyen d’oppression de la majorité par une minorité qui a accaparé l’appareil de gouvernement et l’utilise à son profit. Dans cette démocratie fantoche où la nation manipulée ne peut librement s’exprimer, tout en étant encensée par les élites au pouvoir qui se réfugient derrière un formalisme aveugle, c’est le peuple que nous voyons ressurgir. Dépossédé de son pouvoir constituant, le peuple se dresse au milieu des cendres de la démocratie pour confronter le pouvoir constitué de manière illégitime. Le peuple confronte la nation pour que renaisse la démocratie.

Une élection, deux présidents

Les élections présidentielles du 2 juillet
dernier ont-elles été truquées ? De nombreux
indices semblent le confirmer [4], mais là n’est pas notre propos.

Notons simplement qu’avec seulement 240.000 voix d’écart au final et dans un climat de profonde méfiance du fait des multiples témoignages de malversations, un recomptage aurait été judicieux. Or, malgré les revendications des centaines de milliers de partisans de López Obrador qui ont occupé le centre ville de Mexico pendant tout l’été, seulement 9% des bulletins de vote ont été recomptés et, finalement, le Tribunal fédéral électoral a rejeté, le 5 septembre dernier, les allégations de fraude et a déclaré Calderón président légitimement élu. Le PAN se maintenait ainsi au pouvoir pour un second mandat.

Devant ce qu’ils considèrent comme une manipulation d’un pouvoir institutionnel devenu illégitime, López Obrador et ses partisans ont décidé d’en appeler au peuple. Si la démocratie ne peut jaillir des urnes, elle se manifestera dans la rue. Ainsi, au terme de deux mois et demi de mobilisations populaires au cœur de Mexico, le PRD a organisé, les 15 et 16 septembre, un Congrès national démocratique qui, par un vote à main levé, a désigné López Obrador président légitime du Mexique. Celui-ci a dès lors formé un gouvernement itinérant, issu d’une large coalition de partis de gauche, qui parcourt l’ensemble du pays pour faire valoir sa cause.

Une élection, deux présidents, deux sources de légitimité : nationale et populaire. Un scénario qui ressemble fort à la Révolution orange en Ukraine, et qui n’est pas non plus sans rappeler la première élection de George W. Bush en 2000 où tout s’est joué par quelques voix, en Floride. Le peuple, floué
par une grossière fraude électorale, l’avait
emporté en Ukraine. En revanche aux États-Unis, le résultat serré aux élections présidentielles de 2000 avait été passé au tamis du Collège électoral qui avait
finalement désigné George W. Bush, afin de préserver la légitimité et l’intégrité des institutions politiques et du processus démocratique.

Le Mexique traverse aujourd’hui une profonde crise politique qui fait éclater au grand jour la fragilité de son régime démocratique. Quand l’on ne peut plus se
fier aux règles institutionnelles pour faire valoir la volonté du plus grand nombre, quand le système politique et les processus de prise de décisions sont détournés par quelques uns à leur profit, il devient
nécessaire d’ouvrir de nouveaux espaces démocratiques. Cela passe inexorablement par la rupture institutionnelle. Si la chose publique n’est plus garantie par les processus démocratique, c’est l’espace
publique qui doit être investi. Et si les institutions politiques sont trop corrompues pour pouvoir réellement répondre aux aspirations populaires, c’est en marge de
celles-ci, au sein de nouveaux modes d’organisation, que se redéploiera la démocratie. Tel fut d’ailleurs le message lancé dès 1994 par les Zapatistes dans le
Chiapas mexicain.

Pour contrer l’offensive néolibérale, l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale) faisait le choix de changer le monde sans prendre le pouvoir [5], c’est-à-dire de privilégier l’autonomie locale des peuples autochtones dans tout le territoire zapatiste plutôt que de renverser le pouvoir central à Mexico. Il s’agissait de faire de la politique autrement, par le bas. Répondre à l’impasse de la démocratie représentative en explorant les voies nouvelles de la démocratie participative de proximité.

La crise politique actuelle favorisera-t-elle la convergence des forces sociales progressistes au Mexique ? Le défi est de taille, compte tenu de deux difficultés majeures : d’une part, la fragmentation de la gauche mexicaine et, d’autre part, l’option localiste des Zapatistes.

La fragmentation de la gauche mexicaine

La gauche mexicaine se trouve en effet divisée en quatre grandes tendances [6]. La première est constituée d’organisations structurées en partis politiques qui agissent au sein du cadre institutionnel et qui entendent atteindre leurs objectifs par le biais du jeu électoral. Le PRD de López
Obrador se situe dans cette option. La seconde est formée par le mouvement zapatiste qui s’est engagé dans une stratégie médiatico-militaire pour faire la jonction
entre la problématique indigène et les revendications démocratiques et populaires, tout en critiquant fermement la classe politique mexicaine, et notamment le PRD qui regroupe de nombreux dissidents du PRI. La troisième tendance, plus marginale, comprend les groupes marxistes orthodoxes qui continuent de prôner la lutte armée comme moyen de transformation sociale, et
que l’on retrouve dans différentes régions du pays (notamment l’Armée populaire révolutionnaire -EPR- ou l’Armée révolutionnaire du peuple insurgé -EPRI-).
La quatrième composante, la plus hétéroclite, est composée d’intellectuels et de groupes de la société civile mexicaine qui font valoir leurs opinions politiques de gauche en intervenant dans le débat public.

Dans cette perspective fragmentaire, le défi qui se pose est celui du facteur d’unité et de la stratégie d’action. Est-il possible de transformer le Mexique par la voie institutionnelle ? Si oui, la gauche partisane est-elle à même de rassembler l’ensemble des aspirations populaires ? En fait, les deux questions sont liées du simple fait que la plus grande critique qui est adressée à ce qu’on appelle la gauche institutionnelle, c’est son décalage par rapport aux mouvements sociaux et aux groupes populaires. En fait, les partis de gauche au Mexique souffrent du même mal qui affecte l’ensemble du système politique du pays,
soit la profonde fracture entre la classe politique et la population qui reflète la carence centrale du principe de représentation au Mexique. Tel est d’ailleurs le message que martèlent les Zapatistes lorsqu’ils logent l’ensemble de la classe politique mexicaine à la même enseigne de la trahison et de la décomposition. Selon le sous-commandant Marcos, il n’est pas possible de faire confiance à la classe
politique mexicaine parce que le consensus néolibéral transcende les partis, comme le montre avec éloquence le projet de développement du Plan Puebla-Panama,
parce que tous souffrent de corruption et de
clientélisme, voire sont liés au narcotrafic [7].

L’option localiste des Zapatistes

Cette critique radicale qu’adresse le mouvement zapatiste au système politique mexicain, en particulier, et à la démocratie représentative en général, débouche sur sa proposition d’option localiste. En effet, dès le début de l’insurrection suite aux Accords de San Andrés (1996), l’EZLN avait fondé son projet de transformation sociale sur des initiatives locales ou communautaires. Cette optique
fut renforcée au mois d’août 2003, lorsque les Zapatistes ont annoncé la création des Juntas de buen gobierno, formes de gouvernement communal autonome
émancipées de la tutelle de l’organisation militaire.

L’idée à la base de cette option était qu’il semblait vain de se lancer dans un vaste projet de réforme des institutions à l’échelle nationale puisque, pour
véritablement changer la situation des populations autochtones et opprimées, il fallait commencer par s’organiser localement et changer les pratiques pour
refonder le politique sur une base communautaire et participative. Un peu à la manière des communes
autogérées ou autres phalanstères fouriéristes du 19ème siècle européen, les formes d’organisation sociale zapatistes partent du principe qu’à grande échelle, la
démocratie ne peut-être que limitée. Dans cette perspective, comme le remarque habilement Pierre Rosanvallon, « puissance théorique de la nation et limitation pratique du pouvoir du peuple vont […] de pair [8] ».

Ainsi, pour renouer avec le véritable pouvoir
du peuple, il devient primordial de déchirer
le voile de la représentation pour établir des
mécanismes de démocratie directe. Cela
revient nécessairement à s’organiser sous
forme de sociétés politiques réduites, à
échelle humaine. Dans cette perspective,
l’optique localiste qui parcourt la pensée
politique utopiste et autogestionnaire et que
l’on retrouve dans le mouvement Zapatiste,
rend difficile tout projet de convergence des
forces de gauches afin d’élaborer un projet
national de démocratisation. L’échelle
d’action de ces deux forces progressistes est
tout simplement différente.

Convergence entre la gauche partisane et les zapatistes ?

Pourtant, plusieurs éléments semblent
témoigner d’un certain rapprochement entre
ces tendances divergentes. Tout d’abord,
l’Otra Campaña lancée officiellement par
les Zapatistes en janvier 2006, mais
annoncée par un Marcos rebaptisé pour
l’occasion « Délégué zéro », dans sa 6ème
Déclaration de la forêt Lacandone, constitue un changement dans la stratégie et l’échelle
d’action du mouvement. En lançant cette
« offensive politique non électorale », les
Zapatistes ont entrepris une tournée dans
tous le pays afin d’écouter et de parler aux
gens du peuple, sans intermédiaires, pour
élaborer avec eux un programme national de
lutte [9]. Un programme qui soit « de gauche,
anticapitaliste et anti-néolibéral, pour la
justice, la démocratie et la liberté du peuple
mexicain ».

Cette campagne alternative permettait à la
fois d’expérimenter de nouvelles manières
de faire de la politique en période électorale,
en permettant à tous de contribuer à la
rédaction du programme de transformation
sociale, tout en sensibilisant l’ensemble de
la population mexicaine à la situation
tragique des peuples autochtones et autres
opprimés du pays, dont les événements
d’Atenco avaient révélé l’ampleur et
l’actualité [10]. Par ailleurs, le plantón organisé par les partisans d’Obrador durant tout l’été
au centre-ville de Mexico, alors que l’Otra
campaña zapatiste avait été interrompue
début mai, suite aux événements d’Atenco et
s’était installée à demeure à Mexico même
en signe de protestation, ainsi que la tenue
du Congrès national démocratique et la
nomination d’un gouvernement itinérant
semblaient témoigner d’une volonté
rapprocher la classe politique et sa base
sociale. Finalement, sans pour autant
appuyer le PRD, les Zapatistes ont reconnu,
dès l’issue du scrutin, la victoire de López
Obrador.

Quant à ce dernier, il a fortement
insisté sur la nécessité de créer une large
coalition des partis de gauche qui agirait « pour le bien de tous, les pauvres
d’abord [11] ».

Le nouveau défi d’Oaxaca

Cependant, les récents événements violents
de Oaxaca viennent de nouveau ébranler les
fondements de la démocratie au Mexique,
radicalisant une fois de plus la réaction
populaire et éloignant ainsi davantage le
projet de convergence et la volonté de
transformation du régime à l’échelle
nationale. Depuis plus de six mois, un large
mouvement social réclame la démission du
gouverneur de l’État, Ulises Ruiz Ortiz,
cacique local du PRI, dont on dénonce
l’accession frauduleuse au pouvoir en
décembre 2004. Trouvant son origine dans
une grève durement réprimée des
enseignants, cette vaste mobilisation sociale
aujourd’hui rassemblée dans l’Assemblée
populaire des peuples d’Oaxaca (APPO)
s’est muée en véritable gouvernement local
alternatif [12], résolument populaire. Comme le souligne Miguel Linares, membre de l’APPO :

"Au départ, l’APPO s’est créée avec 340 organisations autour d’une idée centrale qui était la chute d’Ulises Ruiz Ortiz. Par rapport à cela, on a commencé à créer des commissions internes comme celle de la presse, des barricades et de la propagande. Nous avons commencé à former tout un réseau d’organisations à Oaxaca. Toute action que nous voulions réaliser devait passer par une consultation de la base […]. Les organisations
institutionnelles, comme le sont les partis politiques à Oaxaca, ont été complètement dépassées. Tant le PRI que le PAN se sont révélés êtres des ennemis du peuple. Même le Parti de la Révolution Démocratique (PRD), qui se réclame du centre-gauche, a été dépassé : même si beaucoup de ses militants de base sont avec l’APPO, ses dirigeants sont restés muets et ont été obligés de
reconnaître que le peuple a agi par lui-même, sans eux
 [13]."

Face à l’obstination répressive du
gouvernement, le peuple d’Oaxaca a décidé
de prendre son destin en main, de se
réapproprier sa ville en dressant plus de
1600 barricades afin de se protéger des
incursions de la police fédérale et de
l’armée, de se réapproprier ses moyens de
communication, notamment la radio, afin de
lutter contre la désinformation. En somme,
cette insurrection populaire qui s’est nourrie
d’une profonde désaffection envers la classe
politique et les institutions de la démocratie
représentative a débouché ici, tout comme
ce fut le cas au Chiapas, sur
l’expérimentation d’une certaine forme de
démocratie participative de proximité. C’est
une fois de plus sur les décombres de l’idéal
démocratique, bafoué par une élite
prédatrice et peu soucieuse du bien
commun, que le peuple expérimente une
nouvelle manière d’exprimer sa volonté, en
marge des formes traditionnelles de
médiation.

Selon les dires de ses protagonistes [14], cette expérience autogestionnaire qui a
actuellement cours dans ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la Commune de Oaxaca, s’inspire largement des pratiques communautaires autochtones. N’en déplaise aux nostalgiques des communards parisiens de 1871, c’est dans les plus profondes racines culturelles de ce continent, celle des peuples autochtones, que les communards d’Oaxaca puisent leur inspiration, que ce soit en instituant les topiles [15], en pratiquant le tequio [16] et la guelaguetza [17] ou en adoptant
les principes de communauté et d’autonomie
comme fondements de leur organisation
politique. C’est ainsi que, suite au Congrès
constitutif de l’APPO, qui s’est déroulé du
10 au 12 novembre 2006, fut adoptée une
structure organisationnelle non hiérarchique,
sans comité central mais avec 23
commissions de travail thématiques faisant
office de gouvernement parallèle, composée
de 230 membres élus, tous égaux, pour un
mandat non renouvelable de 2 ans.
Une telle pratique, avec toute la dimension
symbolique que cela implique, nous semble
d’une extrême importance. Mobiliser
certains éléments de la culture autochtone
afin de refonder la démocratie dans ce pays,
cela implique non seulement de convier à
l’entreprise ceux qui en sont exclus depuis
plus de cinq siècles, mais surtout de
reconnaître que leur contribution est
essentielle dans la construction des
nouvelles institutions et pratiques politiques
rendues indispensables par la crise du
régime actuel. Cela permettra peut-être de
réparer ce crime profond qui a résulté de la
négation et la mise à distance de l’Autre,
l’Indien, dès la conquête par Colomb [18]. De
construire les Amériques non contre ou par
rapport à, mais bien avec cet Autre.

Le boa constrictor au fond de la selva

Si les membres de l’APPO et le mouvement
zapatiste s’inspirent avant tout des
expériences historiques des autochtones des
Amériques, il n’en demeure pas moins que
la comparaison avec la Commune de Paris demeure très instructive pour notre propos.

Il est fascinant de voir comment, à près d’un
siècle et demi de distance et sur des
continents différents, des expériences
sociopolitiques très similaires ont pu être
menées. Chaque fois, le caractère illégitime
de l’État sert de fondement à la mise en
place d’un pouvoir populaire insurrectionnel
et localiste.

Illustre témoin de la Commune de Paris,
Marx écrivait à son sujet :

"La Commune est la reprise du
pouvoir d’État par la société, dont
il devient la force vivante, au lieu
d’être la force qui la domine et la
subjugue. C’est sa reprise par les
masses populaires elles-mêmes,
qui substituent leur propre force à
la force organisée pour les
opprimer ; la Commune, c’est la
forme politique de leur
émancipation sociale
 [19]."

Pour leur part, les Zapatistes affirmaient au
lendemain du lancement de leur
insurrection :

"L’insolence des revendications
zapatistes est à elle seule un
camouflet porté au projet
d’intégration de l’économie
mexicaine à sa voisine tutélaire.
Communauté contre commerce
mondial : la lutte est certes inégale.
Mais c’est toute une population
déterminée qui, bravant bien des
périls, a entrepris de réhabiliter son
mode de vie autonome, fondé sur
une conscience indienne et
paysanne. […] Dans ce pays où la
majorité est représentée malgré
elle et contre elle, où « même le
mensonge est faux », les zapatistes
ont voulu donner la parole à la
masse fluctuante et insaisissable
des sans statuts, « courageux et
atterrés à la fois ». Ils déclarent ne
tenir leur mandat, désormais, que
des haines et des espoirs des moins
passifs de leurs concitoyens. Des doutes surgissent dans toutes les
têtes, ébranlant les affirmations
démagogiques mais usées d’un
pouvoir qui n’inspire plus
qu’angoisse et dégoût. L’édifice
étatique, vermoulu par les ans et
sapé par les luttes de succession,
ne cesse de se fissurer, prêt à
s’effondrer à la prochaine
bourrasque
 [20]."

Forme politique de l’émancipation sociale
de la masse des laissés pour compte, la
commune, ouvrière ou autochtone, constitue
la réponse populaire à la faillite de l’État, au
défaut d’intégration de la communauté
nationale. La figure collective du Peuple se
dresse contre celle de la Nation pour bien
marquer que la fracture grandissante entre
l’État et la société est devenue intolérable.
La Nation accapare le pouvoir d’État qui
devient la propriété de quelques-uns au lieu
de servir l’intérêt général,. Le Peuple
s’insurge lorsque la démocratie n’est plus.
C’est précisément ce que décrit Marx
lorsqu’il considère l’insurrection populaire
de la Commune de Paris comme la
conséquence d’un processus historique
continu de centralisation du pouvoir dans
l’État :

"L’appareil d’État centralisé qui,
avec ses organes militaires,
bureaucratiques, cléricaux et
judiciaires, omniprésents et
compliqués, enserrent le corps
vivant de la société civile, comme
un boa constrictor, fut d’abord
forgé aux temps de la monarchie
absolue comme arme de la société
moderne naissante dans sa lutte
pour s’émanciper du féodalisme.
Les privilèges féodaux des
seigneurs, des villes et du clergé à
l’époque médiévale furent
transformés en attributs d’un
pouvoir d’État unifié. […] La
première Révolution française, qui
avait pour tâche de fonder l’unité
nationale (de créer la nation), dut
briser toutes les autonomies
locales, territoriales, urbaines et
provinciales. […] Dans leur lutte
contre la révolution de 1848, la
république parlementaire de
France et les gouvernements de
toute l’Europe continentale furent
contraints de renforcer, par leurs
mesures de répression contre le
mouvement populaire, les moyens
d’action et la centralisation de ce
pouvoir gouvernemental. […]
Mais l’État parasite n’atteignit son
développement final que sous le
Second Empire. Le pouvoir
gouvernemental, avec son armée
permanente, sa bureaucratie toute puissante,
son clergé abêtissant et
sa hiérarchie de tribunaux serviles,
était devenu si indépendant de la
société elle-même qu’un aventurier
d’une grotesque médiocrité, à la
tête d’une bande d’aventuriers
avides, suffisait à l’exercer. Ce
pouvoir n’avait plus besoin de
justifier son existence par la
coalition armée de la vieille
Europe contre le monde moderne
fondé par la Révolution de 1789.
[…] Il avait reçu du suffrage
universel la sanction de son
autorité absolue. […]
La véritable antithèse de l’Empire
lui-même - c’est-à-dire du pouvoir
d’État, de l’Exécutif centralisé,
dont le Second Empire n’était que
la formule définitive - ce fut la
Commune. […] Ce ne fut donc pas
une révolution contre telle ou telle
forme de pouvoir d’État,
légitimiste, constitutionnelle,
républicaine ou impériale. Ce fut
une révolution contre l’État luimême,
cet avorton surnaturel de la
société ; ce fut la reprise par le
peuple et pour le peuple de sa
propre vie sociale. Ce ne fut pas
une révolution faite pour transférer
ce pouvoir d’une fraction des
classes dominantes à une autre,
mais une révolution pour briser cet
horrible appareil même de la
domination de classe. Ce ne fut pas
une de ces luttes mesquines entre
la forme exécutive et la forme
parlementaire de la domination de
classe, mais une révolte contre ces
deux formes qui se confondent, la
forme parlementaire n’étant qu’un
appendice trompeur de l’Exécutif.
Le Second Empire fut la forme
achevée de cette usurpation de
l’État. La Commune fut sa
négation nette, et, par suite, le
début de la révolution sociale du
XIXe siècle. Quel que soit donc
son destin à Paris, elle fera le tour
du monde
 [21]."

Elle le fit en effet, puisque la révolte contre
le boa constrictor de l’État devenu étranger à
la société dont il était issu gronde
aujourd’hui dans les profondeurs de la selva
mexicaine.

À l’aspect policier et économique
de l’État s’oppose la dimension
humaine d’un ensemble de
communautés au fonctionnement
radicalement opposé. […] Au plus
profond de la jungle bouillonne
une alchimie intemporelle. Là où
on croyait à un voyage dans le
passé, on est transporté dans le
futur ; là où on s’attendait à un
retour des formes archaïques, on
est projeté dans un présent
universel où la manière de lutter et
la réflexion se posent là-bas
comme ici. Avec audace, les
zapatistes ont surpris et fait reculer
les limites du possible. Les Indiens
ont parlé d’eux. Ils ont pris la
parole sans interprètes, dans un
langage qui leur est propre, qui a
su exprimer les aspirations de toute
une société de proscrits. Ils n’ont
pas attendu qu’on vienne traduire
leurs pensées, qu’on vienne les
sortir de « leur » misère. Ils ont
surgi là où personne ne les
attendait, avec des mots qui
n’attendent plus [22].

Candide politisé

Ces multiples insurrections populaires au Mexique nous révèlent ainsi le piètre état de la démocratie dans ce pays. La comparaison historique avec la Commune de Paris vient d’ailleurs renforcer cette idée en démontrant que la résurgence du peuple insurgé ne
constitue que le symptôme d’un malaise plus profond, celui de la faillite du projet d’unification nationale sous l’autorité d’un État démocratique et légitime.

Si les élections présidentielles de 2006 nous ont révélé que l’alternance de 2000 n’a été qu’une étape vers la transition démocratique au Mexique, la récente crise électorale et le conflit des légitimités qu’elle a engendré, ainsi que la résurgence d’expériences
autogestionnaires locales au Chiapas et à Oaxaca, semblent finalement avoir débouché sur un projet de renouveau de la vie politique dans ce pays. La situation est certes dangereusement instable, mais la
perspective de convergence des forces progressistes laisse supposer que ce à quoi nous assistons aujourd’hui au Mexique, ce n’est pas tant à une crise du politique, qu’à une crise des institutions démocratiques. Il s’agit de tirer tous les enseignements
constructifs de ces expériences de démocratie participative de proximité, comme autant de formes politiques du jardin à cultiver d’un Candide désabusé [23]. Certes, tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais plutôt que le repli, choisissons l’ouverture. La nation ne peut s’ériger que sur les aspirations du peuple.

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cette publication demeurent l’entière responsabilité de l’auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux de l’Observatoire des Amériques ou des membres du Centre Études internationales et Mondialisation (CEIM).
* L’auteur est chercheur associé à la Chaire de Recherche du Canada en Mondialisation, Citoyenneté et Démocratie, à l’UQAM.



Observatoire des Amériques
www.ameriques.uqam.ca]
Courriel : oda@uqam.ca
Tél. : (514) 987-3000
p. 0382

Centre Études internationales et Mondialisation
Université du Québec à Montréal
Faculté de science politique et de droit
Case postale 8888, succ. Centre-ville
Montréal (Québec) Canada H3C 3P8.

Notes :

Notes

[1Edmundo González Llaca, La corrupción. Patología Colectiva, Cuajimalpa, Instituto Nacional de Administración Pública, 2005. Disponible en ligne : http://www.bibliojuridica.org/libro...

[2Leopoldo Gómez, « Mexique : A gauche, vraiment ? Un véritable choix de société », Courrier international, n° 817, 29 juin 2006.

[3Dominique Schnapper, La communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994.

[4Emilie E. Joly, « Les élections mexicaines : parodie électorale ou tragédie démocratique », Chronique des Amériques, n°26, 10 juillet 2006 et Marc Weisbrot, Luis Sandoval et Carla Drouet-Paredes, An Analysis of Discrepancies in the Mexican Presidential Election Results, Washington, Center for Economic and Policy Research, août 2006.

[5John Holloway, Cambiar el mundo sin tomar el poder. El significado de la revolución hoy, Puebla, Benemérita V.A., 2002.

[6Gilberto López y Rivas, « La gauche au Mexique : problèmes et perspectives », Alternatives Sud, vol.XII, n°2, 2005, p.191-213.

[7Sur le Plan Puebla Panama, voir Yanick Noiseux, « Les partenariats public-privé au Mexique », in Dorval Brunelle, dir., Main basse sur l’État. Les partenariats public-privé au Québec et en Amérique du Nord, Montréal, Éditions Fides, 2005, pp. 189-241.

[8Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2000, p. 249.

[9Stéphane G. Marceau, « L’Autre campagne du mouvement zapatiste », Chronique des Amériques, n°5, février 2006

[10Le 4 mai 2006, pas moins de 4 000 policiers ont investi les lieux afin de mater une large manifestation contre la répression menée la veille à l’égard des vendeurs de fleurs illégaux, membres du Front des villages pour la défense de la terre (FPDT), dans la ville voisine de Texcoco. Cette intervention policière massive s’était accompagnée de multiples exactions (meurtres, viols).

Rappelons que le FPDT s’est formé en novembre 2001 dans cette même région d’Atenco-Texcoco afin de lutter contre le projet d’expropriation considérable de terres (4500 ha) du gouvernement. Fox pour construire le nouvel aéroport de Mexico. Cette fois-là, le gouvernement avait dû reculer.

[11Lisa-Marie Gervais, « L’autoproclamation de López Obrador est minimisée par le PAN », Le Devoir, 18 septembre 2006.

[12Christophe Koessler, « Le mouvement d’Oaxaca devient un gouvernement alternatif », Le courrier, 21 novembre 2006.

[13Hernán Ouviña, « Nous vivons un processus d’insurrection populaire similaire à la Commune de Paris. Entretien avec Miguel Linares », Prensa de Frente, 29 octobre 2006 [traduction de Florence Razimbaud et Fausto Giudice].

[14Ibid

[15Les topiles sont les membres des communautés autochtones, élus en assemblée, qui exercent l’autorité policière. Sans uniformes, ils sont simplement armés d’un bâton et ne reçoivent aucun salaire pour exercer cette fonction de justice dans les villages.

[16Le tequio désigne le travail collectif non rémunéré et obligatoire auquel chacun doit se soumettre au profit de la communauté.

[17La guelaguetza renvoie à la notion de solidarité, d’aide désintéressée, qui lie l’ensemble des membres de la communauté.

[18Tzvetan Todorov, La conquête de l’Amérique. La question
de l’autre, Paris, Seuil, 1982.

[19Karl Marx, La guerre civile en France 1871, Paris, Éditions sociales, 1972, p.213.

[20Des insomniaques, Depuis les montagnes du sud-est mexicain. 2, Paris, l’Insomniaque, 1996, p.17.

[21Karl Marx, op. cit., p.209-212.

[22Des insomniaques, op. cit., p.46-47.

[23Voltaire publie Candide, un de ses contes philosophiques les plus célèbres, en 1759.

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