recherche

Accueil > Fil rouge > L’invasion latinoaméricaine.

9 avril 2007

L’invasion latinoaméricaine.

par Jorge Majfud *

 

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

Je n’ai jamais compris quel est le mécanisme de la publicité idéologique ou, plus précisément, quel est le mécanisme par lequel la publicité arrive à manipuler l’avis des gens si ce n’est pas par la propension historique à l’obéissance, à la paresse intellectuelle ou ce qu’Erich Fromm appelait "la peur à la liberté".

Prenons quelques exemples. Un d’eux relatif aux Etats-Unis et l’autre à Amérique latine. Il y a quelques jours un « cicéron » connu d’extrême droite répétait sur les ondes d’une radio un avis qui est devenu courant de nos jours : les immigrants illégaux doivent être accusés de "malhonnêtes" et de "criminels", non seulement parce qu’ils sont entrés illégalement dans le pays mais, principalement, parce qu’ils ont comme objectif la "Reconquête". Avec un mauvais accent espagnol, il les a appelé les "reconquistadors", raison pour laquelle il n’y avait pas de doutes : ces gens ne sont pas seulement malhonnêtes mais, mais en plus, ce sont des criminels.

Négligeons cette utopie de la reconquête. Négligeons les nuances d’une parenté imprécise comme "criminel". Analysons le syllogisme posé. Même en assumant que les travailleurs illégaux sont "reconquistadors ", c’est-à-dire ceux qui réclament de vastes territoires perdus par le Mexique dans les mains des colons anglo-saxons au XIX ème siècle, il faut conclure, selon l’argument des radicaux, que leur pays est fondé sur l’illégitimité et sur l’action des supposés "criminels". (le Texas "a été conquis" en 1836 et de cette manière on a rétabli l’esclavage dans un territoire où il était illégal ; la même chance a gagné les autres états de l’Ouest, moyennant une guerre et un paiement aux vaincus sous forme d’achat, parce que alors l’argent était déjà un puissant agent de légitimation.)

Ceci ce n’est pas moi qui le dis ; cela se déduit de ses propres mots. Si une reconquête est un "crime", qu’est ce qu’une conquête ? En tout cas il serait plus logique d’affirmer que ce phénomène migratoire n’est pas "politiquement nécessaire" - bien qu’économiquement en effet il le soit. Mais, malhonnête ? Criminel ? Oseraient-ils qualifier de criminel la Reconquête espagnole ? Non, bien sûr, et non parce qu’elle n’aurait pas été menée à force de sang et de racisme, mais parce que dans ce cas il s’agissait de chrétiens contre des musulmans et des juifs. Par ces temps du Moyen Âge, la publicité, politique et religieuse était également indispensable. (Les grands drapeaux couvrent toujours les visages de ceux qui les soutiennent). Curieusement, la noblesse, les classes élevées, à l’époque comme maintenant étaient celles qui produisaient la plus grande quantité de publicité nationaliste, destinée à la moralisation du peuple. Curieusement, la noblesse était considérée comme une classe guerrière, mais les chroniques - écrites par des fonctionnaires du roi - ne mentionnent presque pas les plébéiens qui mouraient par milliers chaque fois que les messieurs sortaient de leur palais pour chasser de nouveaux honneurs et étendre leurs terres au nom de la véritable Religion. (Ou, comme l’a écrit le brésilien Érico Veríssimo en Ana Terra, sur la conquête de l’Uruguay : "Guerra era bom para homens como o Cel. Amaral e outro figurões que ganhavam como recompensa de seus serviços medalhas e terras, ao passo que os pobres soldados às vezes nem o soldo receberiam".) "Guerre était bonne pour des hommes comme le Col. Amaral et autres figures qui gagnaient comme récompense de leurs services, médailles et terres, pendant que les pauvres soldats quelquefois ni leur solde recevraient".)

Cependant, tant durant les premières années de la conquête musulmane en Espagne que lors de la conquête espagnole en Amérique, les classes élevées ont été les premières à se mettre d’accord avec les envahisseurs pour ne pas perdre leurs privilèges sociaux. Et une fois retourné l’exploit étranger en exploit propre, l’honneur et la fierté furent la pierre fondamentale de l’éboulement ultérieur, aussi long et agonisant que brève a été la gloire de l’Empire. En 1868, le très espagnol Juan Valera a formulé dans une critique qui a choqué beaucoup de ses compatriotes : "La tyrannie des rois de la Maison d’Asturies, leur mauvais gouvernement et les cruautés du Saint Office, n’ont pas été la cause de notre décadence... ce fut une épidémie qui a infecté la majorité de la nation ou la partie la plus brillante et forte. Ce fut une fièvre de fierté, Un délire d’arrogance que la postérité a fait pousser dans les esprits en triomphant après les huit siècles de la lutte contre les infidèles ".

De toute façon ce raisonnement manque de substance ; ce qui importe c’est la publicité. La publicité est le crochet à la mâchoire de l’histoire. L’idée renouvelée d’une reconquête - on omet l’adjectif mexicaine parce qu’on assume que le Mexique s’étend du Rio Grande jusqu’à l’Amazone ; de l’autre côté commence l’Antarctide - c’est une fiction pour des millions de travailleurs expatriés, les déshérités de toujours qui cherchent seulement à survivre et à nourrir leurs familles marginalisées par une tradition sociale centenaire, injuste et anachronique. Mais une fiction stratégique pour les propagandistes qui essayent de dissimuler ainsi les dramatiques raisons économiques qui existent derrière le processus de légalisation.

Cette manipulation de l’opinion publique n’est pas vue comme telle parce qu’il ne passe par la tête de personne de penser que la démagogie puisse être faite par des conservateurs ou par les élites des hautes classes sociales. Non, clairement pas, la démagogie est affaire de populistes, c’est-à-dire, de ces vulgaires qui prétendent conquérir le populo, le vulgo, avec des mots. Comme si les directeurs des grandes entreprises ne se spécialisaient pas, précisément, en démagogie - même si c’est d’une manière plus scientifique -, sans laquelle ils ne pourraient pas vendre de manière massive des aliments recyclés comme s’ils étaient des fins mets ou des articles inutiles comme si d’eux dépendait le bonheur d’un pauvre malheureux qui travaille dix heures par jour pour les obtenir. Parce que si les bâtiments sont construits de briques, les réalités sociales sont construites de mots.

Le sophiste Protagoras disait que l’éthique est seulement appliquée quand elle convient aux intérêts propres. Pour être plus précis, pas l’éthique, mais la moralisation.

Arrivé à ce point d’aliénation je m’éloigne et, presqu’asphyxié, j’essaye de chercher des alternatives. Mais comme le monde est stratégiquement divisé en gauche et droite, je prête attention inconsciemment à ce qui est vendu comme gauche. Et qu’est ce que je trouve ? Quelques nouveaux caudillos latinoaméricains remuant les masses, comme toujours, non pas pour organiser la vie proprement dite, mais pour crier contre le Démon qui régit le monde. Vraiment je ne vois pas de meilleure façon de servir le démon que de s’en occuper de chaque jour. Le Démon n’a jamais été plus vivant que dans les temps de la Sainte Inquisition, quand on brûlaient des personnes vivantes pour nier son existence.

Les drapeaux sont récupérés avec facilité. Si quelqu’un veut mettre un terme à l’espoir d’un peuple qu’il se présente comme le seul étendard de l’Espoir et ensuite vous me racontez. Et pour cela il n’a pas besoin de raisons mais de publicité, c’est-à-dire, le discours fragmenté et répétitif de la déjà désuète Postmodernité.

Cependant, la publicité a ses faiblesses. Comme cela arrive à beaucoup, chaque fois que j’écoute un prédicateur, je perds la foi. Ceci m’arrive presque tous les jours devant "les raisons évidentes" de ces harangueurs de l’extrême droite étasunienne ou de ces nouveaux "leaders de la libération" de l’Amérique latine. Chaque fois que je m’expose aux poèmes médiatiques de ces caudillos nationalistes je perds toute ma foi dans l’"alternative". Plus j’écoute moins je crois. Mais ceci est sûrement du à une incapacité personnelle par laquelle je ne puis pas jouir de ce dont d’autres gens jouissent, comme la sécurité des tranchées creusées par la publicité et l’autosatisfaction.

En 1640 Diago Saavedra Fajardo a publié « Idea de un príncipe » (Idée d’un prince), adressé au roi, où il déclarait convaincu : "Le vulgo juge par la présence les actions, et pense qu’est meilleur prince le plus beau". "Pour commander ce doit être par la science, pour obéir, il suffit d’une discrétion naturelle, et parfois de la seule ignorance". "Le commandement est studieux et perspicace ; l’obéissance presque toujours rude et aveugle ". "L’éloquence est vraiment nécessaire au prince, étant la seule tyrannie qu’il peut utiliser pour attirer à lui doucement les esprits et les faire obéir" (Diego Saavedra Fajardo. Idée d’un prince politicien- chrétien. Madrid : Espasa Calpe, 1942, pág. 39). Ne sont elles pas les lois principales de la propagande moderne ?

Dans une récente révolte à Madrid contre des immigrants latinoaméricains, un pamphlet disait  :

"Ils nous volent, ils nous envahissent et ils nous tuent.
Jusqu’à quand tu es disposé à le tolérer.
Joins-toi Kontre cette scorie humaine et de la société
enseignons le chemin du retour à leur terre
ou à l’enfer. K aussi k baissent la tête.
Toute la fureur espagnole tombera sur eux.
Joins-toi et ils s’en iront plus vite ".

(El Mundo, Madrid, 22 janvier 2007)

J’ai écrit une brève note avec cette observation : "Merde alors, mes frères, pendant un moment j’ai pensé qu’ils avaient ressorti un ancien document de Guamán Poma Ayala ou de l’un de ces millions d’indigènes exterminés par des Espagnols conquérants et colonisateurs du passé. Qui par chance ne sont pas les Espagnols civilisés et conscients d’aujourd’hui, une majorité écrasante, si nous comparons avec ceux à la mémoire très courte... " Quelqu’un, qui est incapable de voir l’humanité parce que les drapeaux de son nationalisme lui couvrent toute perspective panoramique, a voulu le prendre comme une offense à tout un pays, à ce pays que j’aime tant. Un autre, l’éditeur d’un prestigieux journal de la péninsule a regretté de ne pas pouvoir publier mes reproductions parce que le style n’était pas de pure souche. Il est certain que l’ironie est plus commune dans le Rio de la Plata, mais le pamphlet auquel on fait allusion plus haut, ne représentait pas non plus la brillance orthographique dont s’est vantée des années durant la Real Académie Espagnole. Le moins qu’on puisse dire c’est que dans le texte il y avait trois "K" hors sujet.

Après ils sont scandalisés par les étasuniens.

El Correo. Paris, 27 mars 2007.

Retour en haut de la page

El Correo

|

Patte blanche

|

Plan du site