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8 mars 2024

Milei n’est pas un fou, mais un avant-goût de ce qui nous attend

par Dennis Kölling*

 

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Le credo prêché par Javier Milei indique la direction que prend l’idéologie du libre marché au milieu de la crise de plus en plus profonde du néolibéralisme. Le schisme entre les néolibéraux plus modérés et le libertarianisme semble se cicatriser, et leur réunion n’est pas de bon augure.

L’accueil chaleureux réservé à Javier Milei lors du Forum économique mondial (WEF) de cette année à Davos a marqué la dernière étape de l’ascension apparemment déroutante de la droite libertarienne radicale vers la respectabilité politique. Le nouveau président élu de l’Argentine, qui a brandi une tronçonneuse pendant la campagne pour couper symboliquement la bureaucratie régulatrice, est devenu la nouvelle figure héroïque de la droite libertaire.

Le libertarianisme a longtemps été sous-estimé en tant que mouvement politique marginal. Nous devrions considérer son offre actuelle en relation avec le développement de son plus proche allié idéologique, le néolibéralisme, aux côtés duquel il a émergé en tant que phénomène de droite dans les années 1930.Le fait que les leaders libertariens gagnent en popularité au moment même où l’ère néolibérale semble toucher à sa fin indique une consolidation des idéologies de marché radicales plutôt que leur dissolution.

La star du spectacle

S’adressant à l’élite économique de Davos, Javier Milei a profité de sa tribune au WEF pour avertir ses auditeurs que le « monde occidental est en danger ». Salué par le fondateur du WEF, Klaus Schwab, comme une « personne extraordinaire », le président argentin s’est lancé dans une tirade contre les féministes, les défenseurs du climat et une grande partie de l’establishment universitaire, qu’il a décrits comme des ennemis de la liberté et de la prospérité.

Ignorant les tentatives faites par le WEF ces dernières années pour aborder les questions de responsabilité sociale et de transformation écologique, Milei a tenté de réduire l’économie à une simple confrontation entre les « faiseurs » et les « preneurs ». Il a conclu par un clin d’œil à tous les entrepreneurs présents dans l’assistance : « Vous êtes les vrais héros... que personne ne vous dise que votre ambition est immorale ».

Le discours de Milei a rapidement fait le buzz dans la communauté ultra-libérale du monde entier, qui, comme on pouvait s’y attendre, a été flattée par de tels compliments. Les participants au WEF l’ont félicité d’avoir tiré la sonnette d’alarme « juste à temps ». Elon Musk a salué son discours comme une « bonne explication » de l’économie de la prospérité, allant jusqu’à partager des mèmes sur la popularité de Milei sur Twitter/X. L’historien Niall Ferguson, reconverti en expert de droite, a salué le discours comme « une superbe défense de la liberté individuelle et de l’économie de libre échange ».

Le fait que le radicalisme de marché de Milei ait occupé le devant de la scène lors du plus important rassemblement d’agents du néolibéralisme a fourni un point de ralliement à ceux qui, à droite, craignaient que le libéralisme économique n’ait perdu son avantage en essayant d’écologiser son image en incluant des préoccupations sociales et environnementales dans son appel en faveur d’un nouveau capitalisme.

Bien que l’inclusion dans le WEF marque un nouveau point culminant dans son succès, la marque du libertarianisme radical de droite avait déjà connu une résurgence rampante au cours de la dernière décennie. Les œuvres d’Ayn Rand, par exemple, ont connu une résurgence notable à la suite des éloges de Donald Trump et d’un certain nombre d’entrepreneurs de la Silicon Valley. Parallèlement, un effort concerté de la part d’activistes et d’investisseurs libertariennes a permis à l’idée de communautés autonomes «  seasteading  », hors de portée de toute législation étatique, de devenir plus proche que jamais de la réalité. Plus subtilement, l’influence des utopies libertaires, telles que celles imaginées par l’auteur de science-fiction Robert A. Heinlein, a imprégné les récentes rediffusions de classiques de la science-fiction dure sur les plateformes de streaming les plus populaires.

Libertarianisme et néolibéralisme

Au moment où les idéologies libertaires commençaient à gagner en popularité, les commentateurs de gauche commençaient à débattre de la fin d’une ère dominée par l’économie de marché. Le néolibéralisme, le frère un peu plus respectable du libertarianisme, semblait être condamné a mort avec la réaction mondiale à la pandémie de COVID-19, qui a donné lieu à des formes sans précédent d’intervention gouvernementale et à de nouvelles approches étatiques des problèmes de protection sociale et de crise environnementale.

D’autres ont vu la fin du néolibéralisme augurée par l’élection de Donald Trump et les politiques isolationnistes, xénophobes et carrément illibérales adoptées par son administration. À l’aube des années 2020, nombreux sont ceux qui considéraient le néolibéralisme comme une force épuisée.

Il est peut-être vrai que ce que nous voyons aujourd’hui la fin d’une version modérée et centriste du néolibéralisme de « société ouverte », si attrayant pendant des décennies, même pour de nombreux membres de l’ancienne gauche sociale-démocrate. Mais la popularité croissante de formes plus extrêmes de libertarianisme à travers le monde devrait nous avertir que le radicalisme du marché ne va pas simplement disparaître. Au contraire, il renforce son idéologie et revient à ses racines culturelles.

L’avertissement dramatique de Milei selon lequel la civilisation occidentale court un grave danger n’est pas simplement un trope rhétorique destiné à attirer l’attention dans le paysage polarisé des réseaux sociaux d’aujourd’hui. Il est profondément ancré dans une tradition fataliste que Milei partage avec les premiers penseurs néolibéraux et libertaires des années 1930 et 1940. Le pamphlet de Friedrich Hayek, « La Route de la servitude » (1944) [1], également dirigé contre la menace du « collectivisme », commence par parler d’un « tournant inattendu » qui a conduit le « cours de la civilisation » à s’inverser vers « les époques passées de barbarie ».

La déclaration des objectifs élaborée lors de la première réunion de la Société du Mont Pèlerin, un rassemblement international d’intellectuels, d’hommes politiques et d’hommes d’affaires néolibéraux, l’exprime en des termes tout aussi forts : « Les valeurs fondamentales de la civilisation sont en danger ». La planification économique, selon ces premiers néolibéraux, nous conduirait inévitablement sur la « voie de la servitude » et du totalitarisme.

Bien qu’ils aient fini par se ramifier en mouvements intellectuellement distincts, le néolibéralisme et le libertarianisme de droite ont tous deux partagé un moment de conception et un mythe fondateur. Nés du climat intellectuellement pessimiste qui a caractérisé la réponse libérale dominante à la montée des idéologies totalitaires dans les années 1930 et 1940, les partisans d’une renaissance du libéralisme en période sombre ont cherché à le faire en se présentant comme des remparts contre la menace totalitaire.

Alors que les néolibéraux européens comme Hayek se concentraient davantage sur le danger « collectiviste » du communisme et du fascisme, les libertariens américains comme Henry Louis Mencken, Rose Wilder Lane ou Isabel Paterson ont inclus dès le départ une opposition ferme à la politique du New Deal dans leur évaluation du totalitarisme. Cependant, les deux camps ont d’abord embrassé un fatalisme dramatique qui présentait tout appel à l’action collective comme une menace pour la civilisation en général.

Le néolibéralisme zombie

Le « spectre du totalitarisme » invoqué par Hayek et nombre de ses compagnons de route est devenu un outil discursif permettant d’esquiver les débats sur l’inégalité et d’arrêter net tout souci de justice sociale. Il a rapidement été utilisé pour attaquer la démocratie populaire en tant que telle. Dans une série de livres, l’historien néolibéral Jacob L. Talmon a tenté de déconstruire l’héritage de la Révolution Française, avertissant qu’elle avait conduit à la montée d’une dangereuse « démocratie messianique totalitaire ».

L’intervention de Talmon s’inscrivait dans un débat plus large sur le déterminisme historique supposé inhérent aux conceptions émancipatrices de la démocratie, avec Hayek et Karl Popper parmi les principaux protagonistes. Les néolibéraux et les libertariens ont plutôt adopté la notion de démocratie de marché, promue par l’économiste autrichien Ludwig von Mises, selon laquelle chaque achat ou vente sur un marché doit être considéré comme un vote qui représente les idéaux de la démocratie bien mieux que ne le ferait une approche centrée sur l’État. Dans ce cadre, le marché, ironiquement loué comme le sauveur de la civilisation démocratique, était en même temps censé remplacer progressivement la démocratie populaire.

Ce n’est que dans les années 1960, en réaction à la politique émancipatrice de la Nouvelle Gauche, que les partisans d’un néolibéralisme modéré et d’un libertarianisme radical se sépareront véritablement. L’économiste libertaire Murray Rothbard rejette la contestation égalitaire de ces décennies sur la base d’une conception racialisée de la nature humaine. Cela l’a progressivement conduit, lui et ses disciples, vers les franges d’extrême droite de la politique des Etats-Unis d’Amérique, formant la base de l’Alt-right [Droite alternative nazi US] d’aujourd’hui, comme l’a récemment montré l’historien Quinn Slobodian.

Dix ans plus tard, les néolibéraux supervisés par Milton Friedman ont eu l’occasion de se tester dans l’élaboration active des politiques lorsqu’ils sont devenus les principaux conseillers économiques du gouvernement du dictateur chilien Augusto Pinochet. Ignorant commodément le passé antitotalitaire de leur credo, le néolibéralisme s’est frayé un chemin dans le courant intellectuel dominant - ce qui a été puissamment souligné par l’attribution des prix Nobel d’économie à Hayek en 1974 et à Friedman en 1976 - aux dépens du peuple chilien et de l’impact durable de la doctrine du choc économique poursuivie par le régime de Pinochet.

Dans son style idiosyncrasique, Javier Milei a rendu hommage à ces deux idéologies concurrentes. L’un de ses cinq mastiffs anglais bien-aimés s’appelle « Murray », un autre « Milton ». Cette réapparition du spectre du totalitarisme sur la plate-forme du WEF à Davos pourrait être un signe que le schisme entre les néoliberaux plus modérés et les libertariens radicaux est entrain de se cicatriser.

Si l’anti-étatisme ostensible de cette école de pensée occulte les innombrables façons dont les décideurs politiques néolibéraux ont tenté d’utiliser l’État plutôt que de l’abolir, il montre également que les radicaux du marché n’ont aucun scrupule à se débarrasser définitivement de la démocratie. Ils peuvent le faire sous le prétexte de défendre la « civilisation occidentale », en embrassant au passage des dirigeants autoritaires comme Milei, Donald Trump ou Jair Bolsonaro.

Il est peu probable que, face à une nouvelle crise du libéralisme, ils abandonnent simplement l’héritage néolibéral et le laissent mourir. Au contraire, la prochaine vague de « néolibéralisme zombie » [2] est sur le point d’exploser. Nous devons nous préparer à l’impact.

Dennis Kölling* pour Jacobin.com

Original : Javier Milei’s Freak Show Act Is a Taste of Things to Come

*Dennis Kölling Chercheur en Histoire intellectuelle à l’Institut Universitaire Européen et doctorant à l’Institut Leibniz d’histoire européenne.

Jacobin. Buenos Aires, le 4 février 2024.

Traduit de l’espagnol pour El Correo de la Diáspora par : Estelle et Carlos Debiasi.

El Correo de la Diaspora. Paris, le 8 mars 2024.

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