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4 décembre 2003

Les rapports Nord-Sud : coopération ou colonialisme ?

 

Par Geneviève Azam
Grain de Sable n° 445, 24 octobre 2003.

Avant d’entrer dans le sujet, je voudrais me présenter et indiquer à partir de quelle expérience et de quelles réflexions, j’ai construit cette introduction au débat.
J’enseigne l’Économie à l’Université de Toulouse Le Mirail, mais je suis ici en même temps comme femme et militante associative. C’est à partir de cette identité plurielle que je suis engagée dans le mouvement alter-mondialiste, et plus précisément dans le cadre du Conseil Scientifique d’ATTAC et du groupe local d’ATTAC-Toulouse.

Cette première précision est utile pour comprendre que je ne me situerai pas ici dans le cadre des discussions des rapports d’État à État, comme sont pensés généralement aussi bien la coopération que le colonialisme. Le titre est d’ailleurs à ce propos ambigu : la coopération peut être porteuse de colonialisme et le colonialisme n’est peut-être pas la catégorie la plus adaptée pour analyser aujourd’hui l’ensemble des relations Nord-Sud, à moins d’englober dans le colonialisme toutes les formes de domination, ce qui lui ôterait son sens historique. Par ailleurs que vaut le discours désormais officiel de la coopération dans un monde fondé sur la concurrence sauvage, les rapports de force et la loi du plus fort ? Nous savons tous que la coopération dans le cadre de " l’aide " au développement ou bien dans les " partenariats public-privé " consiste à transférer des fonds publics vers des intérêts privés et à mieux insérer les économies du Sud dans la logique de celles du Nord.

C’est donc à partir des expériences du mouvement
alter-mondialiste et du mouvement social mondial que je vais tenter de montrer comment se construisent de nouvelles solidarités entre mouvements sociaux du Sud et du Nord, et quels en sont les présupposés.

Au-delà du foisonnement d’expériences et de la diversité d’expression au Nord et au Sud, ce mouvement est né d’un refus explicite ou implicite de la mondialisation libérale, du néo-libéralisme selon les termes consacrés par le mouvement néo-zapatiste et le sous-commandant Marcos à partir de 1994. Ce mouvement est constitué d’associations, d’ONG, de syndicats, du
Nord et du Sud, syndicats de paysans et paysannes
ou de salarié-e-s. Comme mouvement international, sa force et son originalité historique consistent à ne pas revendiquer pour lui-même ou pour une prise du pouvoir. Ce mouvement s’amplifie et se diversifie et le prochain Forum Social Mondial en Inde devrait encore l’enrichir d’autres expériences et l’étendre. De même, l’Assemblée
européenne des Femmes qui se tiendra lors du FSE de Paris-Saint Denis prolonge la Marche Mondiale des Femmes et ouvre des espaces nouveaux de construction de valeurs communes.
Concrètement, ces mouvements sont nés du refus de
voir une loi économique, la loi du Marché, fondée sur les critères de rentabilité financière et d’efficacité économique, s’imposer à toutes les sociétés et transformer le monde en marchandise, c’est-à-dire en produits accessibles seulement par le Marché. C’est le refus d’une loi qui se donne comme naturelle et au-dessus des sociétés et de leur organisation, c’est-à-dire refus d’une loi transcendante. Le rejet du déterminisme économiste constitue un premier pilier du
mouvement.

Le mouvement alter-mondialiste refuse également les prophétismes, et tout particulièrement le néo-libéralisme qui, dans un élan quasi-religieux, promet le salut de l’humanité par le libre-échange. Il dénonce une machine qui fabrique des pauvres tous les jours, au Nord comme au Sud, qui détruit l’environnement au nom
d’un sacrifice nécessaire pour atteindre le paradis de l’abondance.
L’acceptation de la mondialisation libérale
consisterait donc au Nord comme au Sud, à décider que nous ne sommes pas libres, libres de choisir ensemble le monde que nous souhaitons. Ce mouvement s’inscrit donc dans une critique politique de la place occupée par le déterminisme économiste. Le " monde " de la mondialisation est une abstraction, un lieu vide, qui détruit la possibilité de construire un monde commun.

Alors bien sûr, la place des pays du Sud et des pays du Nord dans la globalisation économique est différente : ces derniers sont les maîtres du jeu et tendent à imposer un modèle unique pour
l’humanité toute entière. Le Marché reprend
l’idéal communautaire d’un grand corps compact
qui indifférencie les individus, les fusionne, en
sacrifie officiellement quelques-uns pour le bien
du plus grand nombre (dans la réalité beaucoup
pour le bien de quelques-uns). Refusant ce
paradigme totalisant, le mouvement
altermondialiste n’a pas pour ambition de
proposer un modèle alternatif unique.

La question posée consiste donc à se demander
quels sont les préalables pour que les mouvements
sociaux qui naissent au Sud et au Nord, qui se
coordonnent, ne reproduisent pas eux-mêmes des
représentations qui feraient perdurer sous
d’autres formes que les formes traditionnelles
les rapports de domination et l’impérialisme
culturel qui s’exerce du Nord sur le Sud.
Pour avancer dans la réflexion, il est nécessaire
de sortir d’une représentation binaire des
rapports Nord-Sud. La globalisation crée aussi
des nouveaux riches dans le tiers-monde, elle
accroît le nombre des pauvres et des déracinés
dans les pays riches. Partout les inégalités
augmentent, entre pays riches et pays pauvres et
à l’intérieur même de ces pays. Mais également,
l’impact de la mondialisation libérale est
différent pour les hommes et pour les femmes :
elles subissent en effet de plein fouet les
effets des plans d’ajustement structurel dans les
pays du Sud et ceux de la précarisation dans les
pays du Nord.
C’est aussi à partir de ces situations que
peuvent changer les représentations traditionnelles.
L’image au Nord des peuples du Sud est constitutive des rapports de domination engendrés par les rapports capitalistes et le système
colonial. Mais dans les pays du Sud, l’image de
l’Occident est elle-même fabriquée par ces
rapports de domination. Le messianisme promettant
l’abondance pour tous exerce une attraction et
c’est aussi la fascination pour le modèle
américain qui crée l’humiliation et le
ressentiment pour tous ceux qui ne peuvent
l’atteindre.
C’est précisément la force et l’espoir du
mouvement alter-mondialiste de confronter et
dépasser ces visions, de passer de l’ordre de la
réaction à celui de la résistance, du repli
identitaire et narcissique à la construction
d’alternatives, au Nord et au Sud.
Penser en termes de colonialisme ou de
coopération, n’est-ce pas déjà projeter sur
l’autre une potentialité de " colonisé ", de
victime, le réduire à une identité unique, et le
priver ainsi de toute possibilité d’agir de
manière autonome ?
C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons
penser les relations Nord-Sud selon le schéma
binaire : l’Occident et les autres. Que la
tradition occidentale, au nom d’un universalisme
abstrait ait enfanté les colonialismes, c’est un
fait. Mais penser des alternatives suppose de
sortir ensemble de ce choix binaire :
colonisateurs-colonisés. Le néo-libéralisme,
c’est aussi l’occidentalisation du monde. Le c¦ur
de l’Occident n’est pas seulement dans les pays
occidentaux.

Nous héritons d’une histoire, souvent
douloureuse, nous avons des cultures différentes.
Mais cette différenciation culturelle traverse
les sociétés elle-mêmes, au Nord comme au Sud.
Rester dans l’abstraction de la différence
empêche de considérer les sujets sociaux à part
entière. La reconnaissance de la différence
devrait être posée comme la reconnaissance du
droit à être différent-e-, quelles que soient les
cultures, et à l’intérieur même de sa propre
culture.
" Notre héritage n’est précédé d’aucun testament
" écrivait René Char dans ses poèmes de
résistance. Cela signifie que si nous avons un
héritage à connaître et si nous avons pour cela
un impératif de mémoire, le mode d’emploi de cet
héritage n’est écrit nulle part. L’effort de
mémoire, les repentances, ne doivent pas se
substituer à la pensée : que faisons nous de
notre héritage ? Le texte reste à écrire.
L’autre, l’étranger, le Sud, n’est pas seulement
l’opprimé ou le colonisé ou le dominé. Il ne nous
parle pas seulement de lui à partir de son
histoire, de sa culture, il est également celui
qui nous parle de nous. Ce n’est pas un hasard si
les luttes contre la privatisation du vivant sont
portées par des mouvements paysans (commeVia
Campesina), qui en mettant en cause l’agriculture
productiviste conduisent à considérer le rapport
à la Nature autrement que dans un rapport de
possession et d’exploitation de ressources. Ainsi
des valeurs différentes, prises dans le
mouvement, peuvent non pas se rajouter ou vivre à
côté, mais le féconder et l’enrichir.

Construire un être en commun, habiter ensemble la
planète ne peut se faire par addition des
différences posées comme absolues. Pour dominer,
l’Occident a eu besoin de reproduire en
permanence des fractures, largement imaginaires
comme l’a montré en particulier l’intellectuel
palestinien Edward Saïd. Elles prennent
aujourd’hui la forme de différences culturelles
et religieuses. La représentation même de
l’Occident a changé : c’est l’héritage
judéo-chrétien qui est mis en exergue aujourd’hui
au lieu de l’héritage gréco-romain revendiqué à
la Renaissance et par la philosophie des
Lumières. Les discours identitaires nourris par
ces oppositions, qu’ils soient occidentaux ou
anti-occidentaux, renforcent le discours
néo-libéral : face à de telles fractures posées
comme absolues seules les règles objectives et
neutres du libre-échange et de l’échange marchand
peuvent assurer la paix, nous disent les libéraux.

En imposant la fatalité d’une loi économique
naturelle, universelle et transcendante,
illustrée par la main invisible du Marché, la
mondialisation libérale tend à nous assigner à
résider dans un monde où le choix n’aurait plus
lieu d’être. La règle fondamentale est la règle
du Marché, déclinée en fonction de différences
culturelles absolutisées, instrumentalisées et
marchandisées. C’est là sans doute que réside la
plus grande faillite et l’effondrement de la
culture occidentale, dans ce qu’elle a de
meilleur : la mise en question des bases sur
lesquelles sont construites les sociétés,
c’est-à-dire la condition même de la vraie
politique. Il ne nous reste plus que le pire :
une culture de l’argent, du gadget et des armes.
C’est pour toutes ces raisons que les rapports
Nord-Sud, du côté des mouvements sociaux, ne
peuvent se construire qu’à partir de
l’affirmation de la nécessaire invention et
création d’un monde commun, c’est-à-dire à partir
du politique.

La mondialisation actuelle prétend réaliser le
rêve d’universalité. Or précisément, nous savons
que ce modèle, même si nous le souhaitions, n’est
pas universalisable. Pour diverses raisons dont
la plus importante et objective est celle des
limites écologiques à la production infinie de
marchandises. La mondialisation libérale
restreint concrètement l’universalisme de nos
idéaux politiques : la valeur d’égalité n’a aucun
sens dans ce cadre-là. Au nom de quoi, si nous
restions prisonniers de ce modèle,
restreindrions-nous la consommation d’énergie des
chinois, africains ou indiens ? Et pourtant, dans
un monde inchangé, l’effet de serre produirait
ces restrictions, comme l’indique le cynisme du
gouvernement américain concernant l’accord de
Kyoto.

Voilà pourquoi le slogan " agir local, penser
global " prend tout son sens. Penser les rapports
Nord-Sud, c’est agir ici, au Nord, en intégrant
en même temps les questions des rapports Nord-Sud.
C’est ainsi que des hommes et femmes
particuliers, des groupes ou sociétés
particulières peuvent à un moment actualiser
l’universel et faire vivre les inévitables
tensions entre le particulier et l’universel.

Plusieurs exemples indiquent comment à partir
d’expériences particulières se construisent des
règles communes, un universel concret.
La dette des pays du Tiers-Monde est passée de 50
milliards$ au début des années 1970, à plus de
2500 milliards aujourd’hui. Dans cette même
période, le service de la dette a été multiplié
par 6. C’est un véritable mécanisme de
subordination des pays du Sud.
Les politiques de rééchelonnement menées
par le FMI et la Banque Mondiale imposent une
série de mesures qui ont pour effet de détruire
toute vie communautaire ou collective : réduction
des dépenses budgétaires (éducation, santé),
privatisations des ressources et de la terre,
suppression des subventions pour les produits de
base, privatisation du système bancaire,
ouverture des frontières, priorité à
l’exportation. Les prêts accordés par la Banque
Mondiale pour réaliser ces projets se soldent par
l’abandon de l’agriculture vivrière et la ruine
des paysans, sans parler des grands projets
énergétiques comme en Inde sur le fleuve Narmada
qui vont provoquer l’expulsion de millions de
paysans et paysannes.
Le combat pour l’annulation de la dette
est un préalable pour que puissent vivre et se
pérenniser des alternatives dans les pays du Sud.
Plusieurs réseaux internationaux, faits
d’organisations du Sud et du Nord, travaillent
dans ce sens-là, en soulignant à juste titre
qu’il ne s’agirait pas d’un geste charitable et
magnanime des banques du Nord mais d’un principe
de justice dans la mesure où par le jeu des taux
d’intérêt, la dette véritable a été remboursée
plusieurs fois.

De même quand des organisations du Tiers-Monde
luttent pour empêcher les grandes multinationales
de s’approprier les circuits de distribution de
l’eau, quand elles inventent des circuits
solidaires de distribution, elles rejoignent le
combat des associations qui ici au Nord tentent
de permettre la réappropriation de la
distribution déjà concédée à ces firmes. Elles se
retrouvent dans l’idée commune d’un Contrat
Mondial de l’Eau : l’eau ne saurait être une
marchandise, c’est un bien commun de l’Humanité,
l’accès à l’eau potable doit être un droit
universel, quelles que soient les valeurs
culturelles ou religieuses attachées à l’eau.
Cela suppose pour nous de renoncer à penser l’eau
comme simple ressource économique. Cela signifie
l’exigence de penser ensemble des modèles de
société, ancrés dans des histoires et cultures
particulières, qui permettent la réalisation de
ce droit universel. C’est le chemin des
mouvements altermondialistes.
Quand des colombien-e-s ou des indien-e-s luttent
pour la réappropriation de l’eau, ils et elles
sont à la fois citoyens et citoyennes de Colombie
ou d’Inde, membres d’une communauté plus
restreinte, et sujets de la résistance au
néo-libéralisme.
Les demandes insatisfaites ne peuvent se formuler
en terme de différence mais au nom d’un principe
universel qu’une minorité partage avec le reste
de la communauté : ici par exemple le droit
d’accès à l’eau.

Enfin, l’accord sur les droits de propriété
intellectuelle dans le cadre de l’OMC organise un
véritable hold-up sur le vivant, une
bio-piraterie, puisqu’il étend le domaine des
brevets à celui de la " découverte " des variétés
végétales. C’est sans nul doute la forme la plus
achevée du colonialisme et du pillage du
Tiers-Monde par les multinationales : une fois
brevetée, une plante n’appartient plus au
patrimoine commun, elle devient une marchandise
qu’on ne peut plus se procurer que par le Marché.
C’est le même processus que la privatisation des
semences et le développement des semences
transgéniques.
Les résistances au Nord et au Sud dans le cadre
de Via Campesina notamment mettent à jour une
conscience humaine universelle, qui tout en
puisant à des registres culturels différents,
affirme le droit universel à l’autonomie
alimentaire.

Revenons en conclusion à la question posée pour
cette table-ronde. Nous avons tenté de mettre en
évidence le sens et la portée du mouvement social
mondial et les exigences dont il est porteur.
Pour nous ici, il s’agit de ne pas faire miroiter
le faux espoir d’un " rattrapage " économique des
pays les plus pauvres. Cela suppose de mettre en
¦uvre et de penser des alternatives au modèle de
croissance et de développement actuels. Cela
peut se manifester par des actions collectives
mais aussi par des gestes quotidiens, par exemple
le refus de consommer des produits dont nous
savons qu’ils sont porteurs d’appauvrissement
dans le Tiers-Monde. Il s’agit également de
montrer à quel point la lutte contre la pauvreté,
version Banque Mondiale ou FMI, est en fait une
lutte contre les pauvres, qui a moins pour
fonction d’éradiquer la pauvreté que d’augmenter
le pouvoir de ceux qui mènent le combat.
C’est à partir de nos résistances et
d’expériences concrètes menées en commun, que
nous dessinerons ensemble un espace politique qui
peut être défini avec la philosophe Hannah Arendt
comme un espace de la diversité, de la rencontre
de l’Autre, où se construit un être-en-commun,
au-delà des différences.

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