recherche

Accueil > Empire et Résistance > Défis et perspectives du mouvement social

13 août 2003

Défis et perspectives du mouvement social

 

Par Pierre Beaudet
mardi le 12 août 2003,

Les mouvements sociaux et les mouvements progressistes en ce début de siècle s’interrogent sur les stratégies et les orientations à donner à leurs actions sur le terrain. Le débat est ouvert, car les certitudes et les formules cannées d’antan ne sont plus à l’ordre du jour, ce qui est certes positif. En même temps, le défi est énorme : on parle d’un travail qui concerne des millions de gens, qui pourrait avoir un grand impact sur la réalité sociale, économique, politique. Grâce essentiellement au processus enclenché par le Forum social mondial (FSM), à travers les délibérations de Porto Alegre et aussi des dizaines de rassemblements qui se font dans divers pays et régions, cette discussion est bien amorcée. Mais il reste beaucoup à faire.

Les optimistes et les pessimistes

Globalement, le mouvement social est durement interpellé. Le néolibéralisme, notamment dans sa version militarisée états-unienne, est à l’offensive partout dans le monde. On le constate évidemment par la « guerre sans fin » promise et orchestrée par le Pentagone. On le constate aussi par l’arrogance et la violence institutionnelle des « droites » qui ne se gênent pas pour attaquer les droits sociaux et flusher l’héritage des grandes réformes sociales des cinquante dernières années. Au « sud » comme au « nord », des forces politiques de droite et d’extrême droite se coalisent, s’emparent du pouvoir (avec l’appui des grands médias), confrontent le mouvement social et accélèrent la démarche néolibérale (privatisations, déréglementations, polarisations, etc.).

Devant cette situation, les pessimistes estiment que le bulldozer néolibéral et militariste est là pour durer, que le mouvement social, déconnecté dans une large mesure de la « gauche politique » (radicale ou modérée), n’a pas la force de s’y opposer, que les expériences en cours pour changer les politiques dominantes) sont pratiquement condamnées d’avance (comme au Brésil), bref, que l’humanité se dirige vers de grandes catastrophes, un peu comme avant la première ou la seconde guerre mondiale. Et qu’il faudra attendre que de ces catastrophes ressortent de nouveaux projets « anti-systémiques » très radicaux.

Cette vision est contestée par les « optimistes » qui voient le néolibéralisme actuel comme une réponse désespérée et sans avenir de la part des dominants. « Cela ne marche pas et ne marchera pas », disent-ils, ni en Irak où l’armée américaine s’enlise, ni même aux États-Unis où les « Talibans » au pouvoir à Washington ne pourront dominer longtemps. Selon les optimistes, le monde est mûr pour un grand changement qui viendra par en bas, par le mouvement social, par une dynamique « portoalegriste », inclusive, non-violente, humaniste.

Une « guerre de position »

Sur le fond comme sur la forme, le débat est plus compliqué que cela et entre les ultra pessimistes et les ultra optimistes, il y a un grand nombre de positions intermédiaires. À certains égards, la situation actuelle ressemble (sans être semblable) à ce qui prévalait au début du XXe siècle. L’humanité était alors arrivée à un point tournant d’où émergeaient deux grands projets de société : (1) un retour en arrière vers l’autoritarisme et le féodalisme dans une version modernisée, et qui a prévalu pour un temps avec les projets de Hitler et de Mussolini ; (2) une grande réforme démocratique pour inclure dans l’économie et la société les couches populaires marginalisées. C’est finalement ce projet qui a triomphé sous différentes formes : la social démocratie et le kénésianisme dans les pays occidentaux, le soviétisme à l’est, la libération nationale et la construction des États en Afrique et en Eurasie, notamment.

Par la suite, anciens et nouveaux conflits se sont poursuivis entre les forces du progrès et les forces de la réaction. Jusqu’à un certain point, la division du monde entre deux superpuissances (USA et URSS) a servi la cause des petits, mais essentiellement, ce sont les luttes sociales, au Nord comme au Sud, qui ont été les moteurs des avancées démocratiques. Ce sont les paysans chinois qui ont imposé la réforme agraire. Ce sont les travailleurs et travailleuses des usines automobiles de Détroit qui ont imposé la fin du féodalisme dans les grandes usines. Ce sont les mouvements sociaux en France, en Italie, au Canada, qui arraché des conquêtes sociales comme la santé publique, l’éducation pour tous, etc. ce sont les femmes qui ont imposé une révolution des rapports sociaux mêmes à l’échelle du foyer et porter la lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes à un très haut niveau. Ce sont les multitudes d’Afrique et du monde arabe qui ont imposé la fin du colonialisme. Ce sont les campesinos de Cuba qui ont mis fin à la dictature de la mafia et des Etats-Unis. Durant les 50 dernières années s’est ainsi déployée une sorte de « guerre de position » (au sens métaphorique du terme), entre le progrès et la réaction, à travers l’ensemble de la société et de ses institutions. À de grandes avancées ont succédé des régressions, sans que le grand débat social ne soit définitivement clos, mais d’où a émergé, d’une manière moléculaire, l’idée qu’un « autre monde » était possible. Ce sont les fondations sur lesquelles notre mouvement social actuel prend forme.

Les « maillons faibles » de la réaction

Devant la montée en apparence irrésistible du mouvement progressiste, les forces de réaction ont relancé depuis les années 1980 leur projet, ce qu’on appelle maintenant néolibéralisme. Gilles Dostaler et Gilles Bourque, deux chercheurs progressistes de l’UQÀM, expliquent bien cette évolution qu’il n’est donc pas nécessaire de rappeler. Présentement, ce néolibéralisme économique auquel on identifiait des institutions comme la Banque mondiale et le FMI et qui prenait forme avec l’OMC ou l’ALENA connaît lui-aussi des mutations : il devient militarisé, il prend la forme de guerres et de pillages, il est terriblement agressif et violent. Les « optimistes » ont raison de dire que ce virage est un signe de faiblesse, que le néolibéralisme est déligitimisé et que, faute de pouvoir dominer par l’hégémonie, il se réfugie dans la coercition.

Par ailleurs, le projet actuel ouvre aussi d’autres failles. Bien que totalement dominant sur le plan militaire, il n’est pas évident que les USA peuvent s’imposer partout dans le monde. On a trop vu des régimes ou des occupations militaires s’écrouler devant la résistance populaire. D’autre part, le militarisme américain divise le bloc dominant : l’Union européenne et quelques grands États (comme la Chine ou la Russie) sont menacés et veulent s’opposer à l’hégémonisme américain bien qu’ils soient soucieux de maintenir l’ « ordre capitaliste » dans le monde et contre leur propre nation. Cette compétition « inter capitaliste » et « inter impérialiste » est lourde de menaces (c’est ce qui est arrivé avec les deux guerres mondiales), mais elle accentue la faille qui se creuse dans le projet néolibéral. Les « pessimistes » ont cependant raison de penser que cette dérive peut servir à accentuer les tendances autoritaires, militaristes, anti-populaires déjà dominantes dans plusieurs États.

Enfin, en dépit de tout le verbiage sur l’économie, tout le monde doit constater que le capitalisme actuel est à bout de souffle. Non seulement il exclut et il appauvrit, mais il précipite dans une mort atroce (par la famine et la misère) près de 50% de l’humanité. Les « nouvelles technologies » et la financiarisation de l’économie accélèrent le processus, au lieu de l’atténuer. Cependant, contrairement à une idée qui prévalait dans la gauche pendant longtemps, cet « épuisement » du capitalisme ne veut pas dire qu’il va imploser. Ce n’est pas automatique.

Les « maillons faibles » des forces du progrès

Devant tout cela, on peut se poser la question, pourquoi les forces de progrès ne réussissent-elles pas à s’imposer ? ? ? À part le Brésil, on ne voit pas émerger de grandes avancées à l’échelle de toute la société. Le mouvement social doit donc s’interroger. Qu’est ce qui manque dans la « chimie » actuelle pour que l’on puisse, à grande échelle, faire reculer le néolibéralisme et le militarisme et avancer dans la voie de la justice et de la paix ?

Il faut aborder cette question avec une certaine dose de modestie et de patience. Le mouvement social actuel hérite d’une longue culture politique qui dans une large mesure, a « fait son temps ». Ce n’est pas pour dénigrer la social-démocratie ou les projets de libération nationale, car ils ont été porteurs à leur époque. Mais celle-ci est révolue, il faut un nouveau projet. Et pour cela, il faut du temps, de la détermination, un peu de chance aussi. Acceptons donc que le mouvement social actuel, le « peuple de Porto Alegre » comme l’a baptisé Christophe Aguitton , doivent travailler encore quelques années pour définir les nouvelles alternatives qui se dessinent déjà dans le processus actuel.

D’autre part, il y a des obstacles « intérieurs » que le mouvement social doit surmonter. Le premier obstacle (hérité dans une large part de la social démocratie historique) est une certaine vision étatiste, comme quoi la construction de l’État est la priorité et l’aboutissement des forces du progrès. Des acteurs clés d’une autre époque, dont Karl Marx, avait mis le mouvement social en garde contre cet étatisme capable de se parer du drapeau de la liberté et de la justice pour mieux délimiter une autre forme d’oppression et d’aliénation. Le mouvement social le sait maintenant, il faut socialiser l’État, et non étatiser la société, ce qui veut dire, en concret, ne pas localiser la dynamique du changement seulement dans la sphère du pouvoir étatique, et valoriser l’autonomie, l’auto-organisation et la démocratisation par en bas. Ce seront des citoyens et des citoyennes libres et consentant-es qui changeront le monde, pas des « bénéficiaires ».

Un deuxième grand obstacle qui confronte le mouvement social est également hérité de la période antérieure et est dans une certaine mesure lié à la vision étatiste évoquée auparavant. C’est le paradigme de l’ « avant garde » éclairée, du parti-miracle. Dans sa version exacerbée (en Russie pré soviétique ou à travers beaucoup de mouvements de libération nationale dans le « sud »), ce parti se substituait à l’action et l’organisation des masses. Il devait porter le projet de la libération sur ses propres épaules, à la limite contre les masses qu’il prétendait libérer.

Dans sa version modérée (social-démocrate), le parti - État devait « guider » le mouvement social, le discipliner pour que la transformation se fasse dans les « limites du possible ». Ce paternalisme concédait au mouvement social une place très modeste, pour « appuyer » la démarche politique. Les couches populaires moins organisées, les femmes, les jeunes et les immigrants par exemple, étaient reléguées à l’arrière plan.

Les grands défis

Aujourd’hui, le mouvement social est en train de déchiffrer un nouveau langage qui dépasse l’étatisme et l’avant-gardisme et cet exercice est difficile. Une nouvelle subjectivité se développe dans le sens de la transformation et de la citoyenneté.

Au Brésil où une expérience intéressante est en cours, le mouvement social est dans une relation dynamique avec le terrain politique. Dans une large mesure, le PT est une expression du mouvement social, mais en même temps, il est inséré dans une dynamique de pouvoir et donc non protégé des approches traditionnelles (étatisation, modernisation autoritaire, compromis avec les dominants, etc.). Le mouvement social est conscient de cette situation duale, à la limite contradictoire. Il insiste donc pour protéger son autonomie, non seulement en paroles, mais surtout en action : les occupations de terres, la réforme « par en bas » des institutions locales (le « budget participatif ») sont autant de tactiques pour protéger cette capacité de transformation du mouvement social.

Dans plusieurs pays actuellement émergent de nouvelles coalitions progressistes, où les mouvements sociaux apprennent à travailler ensemble et aussi avec les partis de gauche qui sont, dans une large mesure, « remis à leur place », en tant qu’acteurs, participants, intervenants, et non en tant qu’avant-garde, guide, chef. Cette dynamique inspirée du Forum social mondial prend forme, surtout en Europe du Sud et en Amérique du Sud (elle s’étend aussi à d’autres régions) : elle remet en question les relations entre les acteurs, elle met délibérément au premier plan (mais sans romantisme ni exclusivisme) les mouvements sociaux de base capables d’initiatives. Certains partis quant à eux peuvent rester pertinents, en autant qu’ils apprennent la formule du sous-commandant Marcos, « commander en obéissant ».

Ces processus expriment des réalités sociales très diversifiées, mais à travers tout cela, s’exprime ce que Antonio Negri qualifie de la « résistance des multitudes », d’un vaste front de lutte où se construit une alternative autogestionnaire, démocratique, inclusive.

Fait à noter également, cette résistance est de plus en plus internationale, internationalisée, « mobile » et « nomade ». Elle circule non seulement à travers l’internet mais via d’immenses mobilisations populaires réellement internationales, comme hier à Porto Alegre et à Québec, et demain à Mumbai (Forum social mondial, janvier 2004) et à Paris (Forum social européen, novembre 2003). Ce qui ne veut pas du tout dire que l’action locale soit secondarisée. C’est justement parce qu’elle est valorisée que le phénomène de l’internationalisation prend tout son sens.

Retour en haut de la page

El Correo

|

Patte blanche

|

Plan du site