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27 juin 2016

La période de transition est finie pour l’Espagne

 

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Le 26 juin, l’Espagne votait lors de nouvelles élections générales. L’instabilité politique persiste, mais elle a permis de sortir de l’instabilité sociale, bien plus dangereuse.

« Pourquoi l’Espagne ne s’embrase-t-elle pas ? » : les journalistes étrangers me posaient tous la question au début de 2014. Ils avaient du mal à comprendre qu’il n’y eût pas d’explosion sociale, et je ne savais pas quoi leur répondre. Je me demandais moi aussi, mi-perplexe et - je l’avoue - mi-déçu, comment cela se faisait que tout n’avait pas éclaté. Il y avait de quoi. Pour en avoir le cœur net, prenons la machine à remonter le temps et retournons dans l’Espagne d’il y a tout juste deux ans et demi...

Janvier 2014. Nous débarquons dans un pays plongé depuis cinq ans dans une crise profonde, une crise qui était économique au départ et qui, à force de récession, de sauvetage des banques et d’austérité, s’est muée en crise sociale gravissime : 26 % de chômage (le double chez les jeunes), creusement des inégalités, revenus à leur niveau d’un demi-siècle plus tôt, baisse des salaires, familles expulsées par milliers de leurs logements...

Début 2014, il n’y avait plus rien en Espagne qui ne fût pas en crise : l’économie, les banques, la monarchie, les partis, les syndicats, la presse, l’université... Sans parler de l’organisation territoriale, la Catalogne annonçant un référendum d’autodétermination. Crise et corruption : la succession d’enquêtes policières et judiciaires avait dévoilé au grand jour l’ampleur de la corruption liée à la bulle immobilière. Et nous venions d’apprendre que le Parti populaire (PP) au pouvoir avait eu pendant des années une comptabilité parallèle.

Et pourtant, l’Espagne ne s’embrasait pas. Ou pas entièrement. Nous sortions de trois années intenses et agitées : grèves générales, « marées » citoyennes, marches pour la dignité, Mouvement 15-M - les « indignés » - et autres types d’actions, qui se terminaient de plus en plus souvent en affrontements violents. Rafales de vapeur d’une grande Cocotte-Minute prête à sauter d’un jour à l’autre. L’explosion était imminente. Et voilà que surgit le « cygne noir », l’imprévu : un nouveau parti politique, Podemos, qui dit représenter l’esprit du 15-M et du mécontentement citoyen. Il se présente aux élections européennes de 2014. Et on connaît la suite de l’histoire.

Imaginons à présent que nous ayons fait ce voyage dans le temps en sens inverse, vers le futur, que nous soyons montés dans la machine en 2014 et que nous nous soyons retrouvés dans l’Espagne de 2016. Nous n’en croirions pas nos yeux... Juin 2016. Un nouveau parti menace de supplanter le Parti socialiste (PSOE) et de ravir le pouvoir au PP. Il dirige déjà, avec d’autres formations et collectifs, Madrid, Barcelone et la majorité des grandes villes. Notre voyageur du temps regarderait la presse, les débats électoraux, les sondages sans rien comprendre. Que s’est-il passé en Espagne en l’espace de deux ans ? le paradoxe de Podemos.

Ce qui le surprendrait le plus, peut-être, c’est de voir à quel point la température a baissé dans la rue. Dans cette Espagne de 2016, la crise sociale est tout aussi aiguë que deux ans plus tôt. Et pourtant, il n’y a quasiment plus de manifestations. Ni de grèves. La plupart des militants et des leaders des mouvements sociaux qui attisaient l’indignation en 2014 sont aujourd’hui députés, conseillers municipaux, conseillers d’élus régionaux. Et les citoyens qui descendaient dans la rue restent à présent chez eux à attendre patiemment l’ouverture des bureaux de vote pour exprimer leur mécontentement dans les urnes. Pendant de ce temps, la Catalogne n’a pas déclaré son indépendance : au contraire, les partis séparatistes sont devancés par les nouvelles forces politiques.

C’est là que réside le principal paradoxe de Podemos : il peut sembler le fossoyeur de l’Espagne de la transition, mais il pourrait s’avérer être sa bouée de sauvetage. Car si Podemos a contribué à liquider le bipartisme, il a aussi déplacé les projecteurs de la crise sociale, insupportable, vers la crise politique, plus supportable. Il a été le porte-voix de l’indignation, certes, mais il a aussi canalisé vers les institutions toute cette colère qui bouillonnait dans la rue. Peut-être précipite-t-il la fin d’un système en ruines, ou peut-être facilite-t-il sa transformation, sans le vouloir. Il aspire à la rupture, mais il va peut-être permettre la réforme.

Pas étonnant que circulent des théories du complot. Certains, au sein de la gauche la plus critique, disent que tout cela fait partie d’une opération par laquelle le régime de la transition évite l’explosion. D’autres voient dans la montée de Podemos une manœuvre de la droite politico-médiatique pour éliminer le PSOE.

Mais Podemos est davantage une conséquence que la cause du séisme politique. La crise est bien sûr européenne. Elle est aussi idéologique : c’est la fin d’une époque pour la social-démocratie, qui confirme aujourd’hui qu’elle est bien morte à la fin du siècle dernier et qui se fait dépasser sur sa droite et sur sa gauche. Mais ce qui pèse davantage dans le cas espagnol, ce sont les spécificités locales, en l’occurrence la déliquescence de l’Espagne issue de la transition démocratique. La crise espagnole était inéluctable.

Le modèle espagnol de la Constitution de 1978 est aujourd’hui en bout de course. Il n’avait pas de date de péremption mais comportait des défauts d’origine, dus à quarante ans de dictature et aux faiblesses de la transition elle-même. Et la corruption a accéléré son obsolescence.

La Constitution espagnole nécessite un nouveau pacte adapté aux besoins des nouvelles générations. Et c’est cela qui se joue aujourd’hui en Espagne : qui siégera pour écrire cette nouvelle Constitution ? Quels seront les acteurs de ce que certains appellent déjà la « seconde transition » ?

Ce que qui passera en Espagne aura des conséquences au-delà. Nos voisins européens auraient intérêt à en tirer des leçons. Si, pour l’Espagne, la secousse est une chance de réformer un système en faillite, elle devrait être pour l’Europe l’occasion de repenser un projet devenu antipathique à la majorité des citoyens. L’avenir immédiat de l’Espagne est plein d’incertitudes. Qui gouvernera ces prochaines années ? Devrons-nous retourner aux urnes ? Que se passera-t-il avec la Catalogne ? Mais l’Espagne ne sera plus jamais ce qu’elle était. Quel que soit le rapport de force qui sortira des urnes, nous avons un chemin long et compliqué à parcourir pour dessiner notre nouveau pays. Mais il n’y a pas de marche arrière possible : c’en est fini de l’Espagne de la transition.

Isaac Rosa, écrivain et journaliste espagnol

El Correo de la diaspora. Paris, le 28 juin 2016.

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