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4 septembre 2019

Publication en Argentine de « Technologie, guerre et fascisme », essais des années 40

Revenir à Marcuse en tant que penseur des sociétés autoritaires

 

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Avant « Éros et civilisation » (1955) et « L’Homme unidimensionnel » (1964), avant d’être le héros de la nouvelle gauche des années 60, Herbert Marcuse réfléchissait et agissait contre le fascisme et le nazisme, qu’il considérait plus comme faisant partie des procédés du capitalisme que comme des événements isolés ou exceptionnels. « [ Technologie, guerre et fascisme - Textes inédits » (2001) rassemble ces textes des années 40 qui parlent d’un présent européen et, dans une certaine mesure mondial, extrêmement troublant.

Par Fernando Bogado*

Il est faut être clair sur quelque chose : le fascisme n’a pas pris fin avec la chute de Mussolini ou la mort de Hitler. Cette coupure historique fonctionne mieux comme une anecdote que comme un fait réel et vérifiable dans le monde contemporain. L’émergence de personnalités comme Trump ou Bolsonaro, voire l’avancée de l’extrême droite en Europe (Angleterre, France, et encore à nouveau en Allemagne et en Italie) ne peuvent être des coïncidences ou de simples circonstances. Dans la lecture de l’histoire, il y a quelque chose qui va au-delà du court terme, quelque chose qui devrait nous permettre de lire ce type d’avancées et de leur donner un contexte.

Le problème a toujours été de rester avec l’idée d’ apparitions spontanées ou de prétendus « tournants » qui ont une composante métaphorique du jour au lendemain : ces phénomènes ne doivent-ils pas être lus selon une logique qui permet de telles formes de gouvernement ? Le livre que vient de publier Godot Editions en Argentine [encore inédit en France], «  Technologie, guerre et fascisme - Textes inédits » (2001) , du philosophe allemand Herbert Marcuse (1898-1979) pourrait servir de clé d’interprétation qui, loin de parler d’un monde périmé, défie le monstre le plus terrible qui soit : notre présent.

Marcuse est toujours resté un personnage un peu exterieur au noyau dur de l’Ecole de Francfort. Alors que Max Horkheimer et Theodore Adorno sont devenus les noms de référence les plus immédiats dans les avatars de l’ Institut de Recherche Sociale de Francfort , des noms tels que Erich Fromm, Franz Neumann ou Friedrich Pollock sont clairement éclipsés, placés en deuxième ligne. Il est plus facile d’inscrire quelqu’un comme Walter Benjamin sur la liste des intellectuels de l’École, qui n’a jamais fait officiellement partie de l’Institut, que Marcuse lui-même. Et comme le détaille la longue introduction de Douglas Kellner [1] à cette collection d’œuvres des années 1940, Marcuse, qui était proche du directeur du groupe, Horkheimer, a été lentement remplacé par l’intervention de Theodor Adorno. Résultat, bien sûr, de ces classiques conspirations auxquels aucun espace académique n’est étranger.

Son lien avec Horkheimer et Adorno rompu, et implanté aux Etats-Unis du fait de la fuite des intellectuels de l’Allemagne nazie, Marcuse se consacre, pendant un nombre important d’années, à travailler comme principal analyste au sein du United States Office of War Information (OWI). À son arrivée en 1942, il avait pour tâche principale d’analyser la société fasciste allemande en termes sociologiques et philosophiques afin de pouvoir mettre en place une campagne de contre-propagande aussi bien aux États-Unis qu’en Europe. Le rôle d ’ « informateur » a toujours pesé à celui qui deviendrait plus tard un auteur incontournable pour les mouvements de la nouvelle gauche des années 1960-1970, bien qu’il faille dire que ses défenseurs étaient plus contrariés que Marcuse lui-même. Il avait compris que, dans ce contexte, la guerre était dirigée contre le fascisme et il était fier d’avoir sa place au combat. À partir de là, ses analyses sont devenues des documents essentiels pour l’action de l’intelligence des Alliés contre le fascisme, ce qui révèle l’idée de Marcuse d’une philosophie attachée à une certaine forme de praxis. Quelque chose qui pour Adorno serait un acte de la barbarie la plus pure et la plus dangereuse.

L’analyse de Marcuse de la société fasciste souligne l’importance du lien avec certains éléments du capitalisme pour comprendre l’émergence de ce type de logique politique. Le nazisme ne serait donc pas le rejet du libre marché et de la concurrence, mais un mode de consommation, de cristallisation de cette caractéristique. Dans « Quelques implications sociales de la technologie moderne », le seul texte de ce livre publié de son vivant, Marcuse fait la distinction entre « technologie » et « technique » pour comprendre Hitler et la société. La « technologie » serait à la fois la « technique » (« l’appareil technique de l’industrie, des transports et de la communication ») ainsi que les individus eux-mêmes et l’ordre social qui régit leurs liens.

Autrement dit, la « technologie » est à la fois une chose et la pensée qui fait que les choses trouvent leur place dans le monde, leur mode de fonctionnement ou l’ordre politique dans lequel elles émergent. Ainsi, au sens strict, la centralité de « l’efficacité » qui semble typique du monde des machines devient un principe d’organisation sociale qui présente des changements dans l’ensemble et au niveau individuel. Pour obtenir cette efficacité, chaque sujet doit abandonner les traits de sa personnalité et se conformer à une opérabilité générale correcte : l’idée de la « machine sociale » a pris forme.

Ce type de construction idéologique s’oppose à la défense des idéaux d’autonomie typiques de l’illuminisme et de la raison occidentale : la rationalité devient irrationnelle, la barbarie fasciste, en suivant ses propres mandats, fait fi de la capacité critique de ce qui concerne l’humain et embrassant le type de rationalité technologique qui est imposé dans le fascisme. Ainsi, l’État devient un moyen pour parvenir à sa propre annulation : dans la société fasciste, il existe une domination directe de la puissante bourgeoisie sur le reste des individus, qui sont alors soumis à l’idée de survie du plus apte propre aux principes de la concurrence sur le libre marché. La bureaucratie est moins qu’un élément central de l’ordre étatique qu’un groupe de spécialistes qui exécutent les ordres de ce capital impérialiste, transnational et sauvagement systématique.

Pour Marcuse, ce scénario ne changera pas après la seconde guerre mondiale. Dans le climat de la guerre froide, il écrit dans un ouvrage inédit, presque une note, simplement appelée « 33 thèses », une vision horrifiante du monde qui a ouvert le fascisme « déchu ». D’une part, le bloc soviétique tend à restreindre tout type de développement individuel des sujets dans le but de s’organiser contre l’ennemi, tandis que les pays qui forment le camp opposé adoptent tôt ou tard des moyens propres d’un néofascisme », ce qui prouve la dialectique répressive de l’ordre capitaliste. Rien ou presque rien reste des meilleures démocraties libérales, leurs caractéristiques réparties entre deux parties qui, pour diverses raisons, sont étrangères à toute idée de révolution.

Articles, lettres, annotations, idées : le matériel rassemblé dans « Technologie, guerre et fascisme » permet de voir un Herbert Marcuse d’avant ses textes les plus mémorables (tels que « Eros et la civilisation », 1955, ou « L’homme unidimensionnel », de 1964) mais avec un ensemble d’observations qui atteignent une netteté éclatante par rapport à un paysage par ailleurs sombre. Le fascisme n’est pas un événement, mais quelque chose qui niche dans le capitalisme : les deux sont nécessaires et, à long terme, découlent de la même société technologique. Des valeurs telles que l’efficacité, l’ordre, l’exécution correcte et la compétence considérée comme quelque chose de « naturel » ne sont pas nouvelles dans notre monde si troublé d’extrême droite. Tout cela fait partie du même jeu, du même type de pensée, de la même tristesse.

Fernando Bogado* pour Página 12

Página 12. Buenos Aires, le 25 août 2019

*Fernando Bogado. Buenos Aires, Argentine. fernandobogado.com / @letristefebo

Traduit de l’espagnol pour El Correo de la Diaspora par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo de la Diaspora. Paris, le 4 septembre 2019

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Notes

[1Douglas Kellner est un universitaire qui travaille au croisement de la théorie critique de « troisième génération » dans la tradition de l’Institut de Recherche Sociale de Francfort, ou école ... Wikipédia (anglais)

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