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11 mai 2004

Quand les chômeurs créent leur propre télévision des piqueteros en Argentina

 

Les chômeurs d’Argentine, ou piqueteros, ont lancé un projet de TV qui leur permet, à eux et à d’autres Argentins marginalisés, d’être vus et entendus.

Par Marie Trigona
NACLA Report on the Americas, 4 mai 2004

Les médias alternatifs d’Argentine ont généralement limité leur rôle dans les mouvements sociaux à informer le public de la désinformation des médias commerciaux et à fournir la preuve de la répression de l’État. Accroître leur rôle au-delà d’une réaction à la monopolisation des médias commerciaux et s’intégrer dans des processus sociaux a été un défi constant pour la plupart des médias alternatifs d’Argentine. La majeure partie des mouvements sociaux - le mouvement des chômeurs ou piqueteros, les assemblées populaires et le mouvement des usines récupérées - sont en crise ; une crise marquée par des baisses de participation, une fragmentation accrue et l’incapacité à identifier des objectifs politiques. Beaucoup reprochent au discours apparemment progressiste du Président Néstor Kirchner d’avoir un effet paralysant, et d’apporter peu d’améliorations concrètes, pour autant qu’il en apporte. Néanmoins, depuis l’intérieur des organisations sociales, les médias-activistes commencent à utiliser les médias alternatifs d’une façon qui stimule et revitalise leurs mouvements.

Grupo Alavío est un collectif de médias qui défie directement le rôle traditionnel des médias alternatifs en produisant des matériaux audiovisuels qui favorisent l’action, l’organisation et confèrent une nouvelle identité et une nouvelle conscience de travailleurs au mouvement des piqueteros. Grupo Alavío, avec d’autres organisations de mouvements sociaux - essentiellement des groupes de piqueteros - ont mis au point une déclaration : « Il est nécessaire de raconter immédiatement l’histoire de la lutte avec des médias appartenant aux organisations afin de combattre la censure et la désinformation des médias commerciaux ». La déclaration a été faite lors de la première réunion du Front populaire des travailleurs le 30 août 2003. La réunion avait pour objectif de construire l’unité parmi les organisations de chômeurs qui exigent plus que de simples allocations de chômage et autres solutions d’attente à court terme. Grupo Alavío et le Mouvement unitaire populaire-20 Décembre (MUP-20), une organisation de piqueteros basée dans plusieurs quartiers de la province de Buenos Aires, ont commencé à travailler ensemble pour lancer des projets de médias. De cette collaboration, une nouvelle et puissante alternative de médias intégrés a été réalisée, TV-piquetera.

Les activistes des médias Enrique Carigao et Ricardo Leguizamon ont lancé TV-piquetera à la suite des 19 et 20 décembre 2001, mais le projet n’a pas décollé avant que Grupo Alavío ne rende possible la première expérience majeure de diffusion de TV-piquetera le 25 septembre 2003. C’était au cours d’un blocage de route piquetero à la brasserie transnationale argentine Quilmes, où les manifestants ont transmis en direct une émission télévisée pirate sur une chaîne locale. L’un des objectifs de la transmission était de contrer la criminalisation de l’action par les mass media en informant du conflit les habitants des environs de l’usine et en expliquant que les piqueteros exigeaient des emplois et un travail digne. Pendant la transmission, les piqueteros ont exprimé avec leurs propres mots les raisons de la protestation, ils ont donné des comptes rendus de première main de l’action et décrit ce que signifiait être un piquetero.

Pour la troisième transmission du groupe le 8 novembre 2003, le studio improvisé de TV-piquetera a été hébergé par le centre communautaire de MUP-20, une cabane du quartier misérable de San Martín, Solano, à la périphérie de Buenos Aires. Le jour de l’émission, l’émetteur est arrivé comme prévu. Les piqueteros de MUP-20 et beaucoup d’autres participants ont donné un coup de main à diverses tâches - rentrer l’équipement, installer un studio dans la cabane, une salle de projection dans la cuisine, et dresser l’antenne sur le toit. Ce n’était que leur troisième transmission, pourtant tout le monde a vite appris et a participé à chaque aspect de l’expérience de télévision communautaire. Les participants se sont emparés des caméras avec enthousiasme, ils ont vite su comment faire une mise au point, un panoramique, un zoom, tandis que presque tout le monde prenait son tour pour présenter le programme et parler devant la caméra.

L’émission a commencé à 15h00 et a duré jusqu’à 22h30. La publication de presse de MUP-20 a expliqué les motifs qui sous-tendaient la transmission : « [Elle] démontre que nous n’avons pas besoin de dépendre des patrons et des propriétaires pour nous rendre visibles et communiquer avec nos voisins. Dire notre histoire avec nos médias propres, c’est penser avec une logique différente de celle que le système nous impose. »

Le programme du jour incluait aussi des émissions d’information pré-enregistrées sur le blocage précédent des piqueteros, la pollution de l’approvisionnement local en eau par les usines, les luttes en faveur des prisonniers politiques, la Bolivie après l’insurrection, la résistance en Irak, la récupération de l’usine Brukman, les récentes attaques du gouvernement contre les organisations de chômeurs et les projets communautaires du MUP-20 - des boulangeries populaires, des cuisines pour la soupe des enfants, des jardins et des ateliers de couture. En présentant chaque émission d’information, les participants ont rapporté qu’ils essayaient en tant que chômeurs de construire une meilleure communauté en se battant pour des emplois, et ils ont précisé qu’ils étaient eux aussi des mères et des pères, pas des criminels ou des parasites corrompus comme la presse dominante les qualifie. Ce vaste contenu reflète non seulement la complexité et la conscience du mouvement piquetero, mais aussi l’intégration des questions locales, nationales et internationales.

Rendre les techniques et les technologies accessibles et disponibles aux secteurs exploités en démocratisant la production et le langage audiovisuels a été une priorité du travail de Grupo Alavío. Un documentaire auto-produit de Grupo Alavío dit : « Dans le contexte de la monopolisation de l’information par les mass media, nous avons l’intention de créer un espace où le protagoniste de la lutte puisse raconter sa propre histoire ». En planifiant le contenu et l’utilisation des technologies nécessaires à la direction du studio, les participants acquièrent les compétences qui leur permettent de prendre possession de la technologie et de mettre TV-piquetera à l’antenne. En conséquence, les prospectus affichés dans tout San Martín annonçaient la transmission avec le slogan, « Programmation à partir de nos quartiers et selon nos perspectives ».

Pour TV-piquetera, des médias multidirectionnels sont l’idéal, bien que trop souvent les médias alternatifs ne parviennent qu’à une diffusion unidirectionnelle ou asymétrique. Une promenade dans le quartier pendant l’émission a cependant révélé que presque chaque téléviseur était réglé sur TV-piquetera. Dans les dernières heures de la transmission, quelques piqueteros sont sortis avec une caméra et ont visité des familles qui regardaient le programme. On a demandé aux voisins leur avis sur la programmation, les problèmes de la communauté et la manière dont ils ressentaient la lutte des chômeurs.

La programmation s’est conclue par la diffusion de ces interviews - créant ainsi une sorte de boucle de feedback - qui fut un exemple symbolique de ce qui a été accompli pendant la transmission. « Cette émission était un geste pour évaluer le processus identitaire de la classe travailleuse et une rupture avec l’exclusion », a remarqué Fabian Pierucci de Grupo Alavío. « En présentant les réalités quotidiennes des gens, elle a permis aux voisins de s’identifier les uns aux autres et de construire une solidarité pour briser l’hégémonie. » Et au-delà de l’émission, l’expérience a ouvert un espace pour que des média-activistes et des membres de la communauté s’engagent à dialoguer. Pendant l’émission, des voisins qui regardaient le programme se sont arrêtés près du local du MUP-20 pour voir si la transmission était réelle et pour présenter leurs observations sur TV-piquetera. Dans les jours qui ont suivi la transmission, des piqueteros, des voisins, des activistes tout comme des média-activistes ont parlé du sens qu’ils donnaient au fait de se voir représentés à la TV et d’être capables de créer leurs propres images.

Bien que de nombreux membres des mouvements sociaux et des médias alternatifs aient répugné à faire leur autocritique, TV-piquetera a encouragé l’introspection. Beaucoup de participants, par exemple, ont exprimé leur frustration à l’égard du mouvement des chômeurs, citant leur mécontentement de la bureaucratie des piqueteros. Puisque TV-piquetera est entièrement intégrée dans le mouvement, on s’attend à discuter les ordres du jour spécifiques et les débats internes et à pointer les contradictions à l’intérieur du mouvement. Grupo Alavío et les participants de TV-piquetera reconnaissent qu’édulcorer ou transformer le contenu politique en une apologie dépourvue de critique n’est pas utile. Leur but est plutôt de produire un matériel qui génère des débats et des critiques, et favorise ainsi la croissance et la reproduction du mouvement. Sans intégration, intervenir dans et participer à des débats internes est impossible, inopportun ou les deux, comme l’ont découvert d’autres collectifs comme Indymedia Argentine.

L’objectif de TV-piquetera est de transmettre dans des quartiers différents avec l’intention de construire à terme un réseau de stations de télévisions communautaires qui puisse fonctionner de façon autonome dans le cadre plus large d’une collaboration et d’un appui mutuel.

Pendant l’assemblée du MUP-20 qui a suivi la transmission, les membres ont discuté de l’utilité de cette expérience de télévision et ont réfléchi sur sa signification. « Certains nous demandent : ’Comment se fait-il qu’étant au chômage vous possédiez une station de télévision ?’ Nous répondons : ’Qui ne devrait pas avoir accès à ses propres médias ?’ », nous a dit María Oviedo, une piquetera du MUP-20. « Nos voisins auront peut-être l’occasion de connaître notre lutte, pas selon l’image que les réseaux de télévision donnent de nous, des gens ’paresseux et violents’, mais comme des camarades du quartier qui rencontrent les mêmes problèmes de chômage et de pauvreté. Peut-être le voisin qui voit notre émission sera-t-il touché et deviendra-t-il un activiste. »

Traduction : Hapifil, pour RISAL.

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