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26 août 2012

Propriétaires et gérants du capital - Raul Zibechi

par Raúl Zibechi *

 

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

Parmi les différentes situations qui embrouillent la scène politique et créent des difficultés quant au tracé de stratégies émancipatrices ressortent les changements dans les formes de domination et dans la structure des classes dominantes. Le néolibéralisme, assis sur sa domination du capital financier, représente un saut qualitatif dans l’opacité des formes d’oppression et de domination et dans les formes d’extraction de la plus-value.

En Amérique Latine les travaux qui cherchent à comprendre la nouvelle complexité du capitalisme ne sont pas très nombreux. Cependant, l’ascension des conflits sociaux et des luttes de classes dans la région a accéléré des processus qui, dans d’autres parties du monde, ont été enregistrés il y a plusieurs décennies. Je réfèrerais à juste l’un d’entre eux : l’apparition, au côté de la bourgeoisie, c’est à dire des propriétaires des moyens de production, d’un nombre croissant d’administrateurs ou de gérants de capitaux.

Presque 70 % du capital financier global est constitué par des fonds de pension. Il s’agit de millions de travailleurs qui versent leurs économie dans les dits fonds mais qui, bien qu’étant leurs propriétaires ne sont pas ceux qui les administrent car ce sont de petits groupes de gérants, dans les faits, qui prennent les décisions sur où investir et qui reçoivent pour cela des sommes millionnaires. Ce secteur joue un rôle éminent dans le monde d’aujourd’hui, sans être pourtant eux-mêmes propriétaires du capital.

La séparation entre propriétaires et gérants n’est pas nouvelle. « Dans les phases initiales du capitalisme le secteur des gérants se trouvaient fragmenté selon différents champs et, à l’intérieur de chacun, par des institutions et des unités économiques distinctes, sans que les groupes ainsi formés ne fussent liés réciproquement », écrit João Bernardo dans « Economia dos conflitos sociais » (Expressão Popular, 2009, p. 283) [le Livre complet plus bas en adjoints. En portugais].

Cette dispersion des gérants incrustés dans chaque unité productive a évolué tout au long du XXe siècle jusqu’à devenir une fraction décisive dans le modèle néolibéral. Les luttes de classes ont joué un rôle éminent dans ce changement à travers des révolutions comme la russe et la chinoise, mais aussi en poussant l’ascension d’autres pays émergents devenus des puissances mondiales regroupées autour du sigle BRICS.

La caractéristique distinctive des émergents est la prédominance du capitalisme d’État dans lequel les administrateurs prennent les grandes décisions, y compris dans le plus « capitaliste » d’entre eux, le Brésil. Les nouveaux et les vieux gérants représentent aujourd’hui le capital mondial collectif qui fonctionne d’une manière globale et intégrée. À la différence des patrons individuels, ils représentent la globalité du capital.

Parallèlement, les luttes sociales ont affaibli la bourgeoisie des propriétaires du capital, qui se sont trouvés forcés de déléguer à leurs administrateurs. La plus-value mondiale générée par les travailleurs se répartie maintenant entre ces deux fractions. La vertu de la crise de 2008 fut qu’elle fait sortir de l’ombre les rétributions gigantesques que les gérants perçoivent.

Cette bifurcation a des résultats inespérés pour le conflit social. Je voudrais détailler certains d’entre eux, sans l’espoir de les épuiser.

La première est celle que l’historien chilien Gabriel Salazar souligne, quand il signale que le capitalisme néolibéral et postfordiste « n’a pas encore la théorie qui l’explique, et encore moins celle qui prévoit son évolution future » (Latinoamericamente, Quimantú, 2011, p. 73). Nous ne courrons pas seulement derrière « des culbutes du capitalisme » pour les comprendre et pour agir, mais dans cette étape l’incertitude nous gagne parce que nous continuons de penser en se basant sur des paradigmes qui se sont évaporés.

La deuxième consiste en ce qu’une partie du conflit social dans le continent est, en réalité, une série de combats entre les propriétaires et les gérants, bien que les lignes de démarcation ne soient pas toujours nettes. Une partie substantielle des bourgeois « traditionnels » cherchent à reprendre le contrôle de l’appareil étatique, gouverné maintenant par les gérants qu’habituellement nous nommons « progressisme ».

La troisième, est que les gérants ont l’habitude d’avoir recours aux secteurs populaires pour obtenir la force suffisante pour limiter les propriétaires, et ils trouvent cette force surtout parmi les syndicats, qui ont été d’ importants pourvoyeurs d’administrateurs du capital.

La quatrième est que le post fordisme a produit des changements dans les structures de ceux d’en bas. « Tout l’organique a été disloqué », dit Salazar, faisant allusion aux syndicats et aux partis de gauche, mais aussi à la sociabilité populaire, à tel point qu’aujourd’hui les sociétés sont des zones de pénombres et de contours diffus, où les frontières, et les identités, sont glissantes ou n’existent pas.

Tandis que le président du Chili, Sebastián Piñera, qui est un clair représentant de la bourgeoisie des propriétaires des moyens de production, le Péruvien Ollanta Humala gère les intérêts des multinationales bien qu’il ne détienne pas de participation dans celles-ci. Cependant, ce sont des cas extrêmes. La norme ce sont les situations intermédiaires.

Des cas étranges se produisent quand les secteurs populaires ont la force suffisante pour battre les bourgeois et pour soumettre les gérants à leur projet politique. Au niveau de l’État-nation cela est arrivé sur de brèves périodes, jusqu’à ce que les gérants récupèrent le gouvernail du commandement.

Peut-être le cas le plus paradigmatique est celui du Brésil, où un puissant groupe de syndicalistes, surtout du secteur de la banque, sont devenus les gérants des fonds de pension qui contrôlent déjà une grande partie des multinationales brésiliennes et la banque de principale de développement du monde, le BNDES. Les trois gouvernements du Parti des Travailleurs sont modelés par l’alliance entre des gérants, des propriétaires et une bureaucratie étatique.

Probablement actuellement les luttes populaires les plus importantes, de la résistance au projet minier Conga au Pérou jusqu’à celui de la centrale hydroélectrique de Belo Monte au Brésil, sont contre les gérants du capital. C’est une nouvelle période, dans laquelle nous allons à tâtons, ouvrant une brèche sur des chemins inédits.

La Jornada. Mexique, le 24 août 2012.

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo. Paris, le 26 août 2012.

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