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6 avril 2015


Processus de construction de l’image « eux » et « nous », et instrumentalisation.

De l’Islam comme nouvel ennemi

par Saïd Bouamama *

 

La ressemblance du processus de fabrication de l’ennemi subi par le monde arabo-musulman avec celui subi par l’Amérique Latina -comme dans les cas du Venezuela, Cuba, Bolivie, etc- nous amène à proposer cette lecture à titre d’étude. El Correo

Le titre complet de l’article est : « L’instrumentalisation du religieux dans une nouvelle construction du « eux » et du « nous ». L’Islam comme nouvel ennemi. »
Intervention faite lors d’un colloque ayant pour thème « Pour une lecture profane des conflits et des guerres – En finir avec les interprétations ethnico-religieuses ». Samedi 25 octobre 2014.

La référence à l’Islam est aujourd’hui récurrente dans nombre d’analyses et structure pour une bonne part le paysage idéologique qui est le nôtre. Cette question sensible au vu des réactions qu’elle provoque n’est pas innocente, et, comme les autres intervenants, je considère qu’il y a très peu de religieux dans tous ces événements auxquels on a affaire en la circonstance.

Pour appréhender le phénomène, le mieux est de faire appel au vieux réflexe de contextualisation, contextualisation historique, économique mais également géostratégique. Je commencerai donc par souligner quelques éléments qui me semblent incontournables et qui vont m’amener à critiquer les explications que l’on nous assène au niveau médiatique et politique et qui se trouvent parfois reprises par le monde à prétention savante.

Disparition du monde bi-polaire et exacerbation des contradictions

En premier lieu, il s’agit de se pencher sérieusement sur cette grande transformation qu’a représentée la disparition du monde bi-polaire après la chute des pays de l’Est et dont on n’a pas fini de saisir les effets systémiques directs ou indirects. Ce monde bi-polaire a structuré et organisé les équilibres régionaux et continentaux. La disparition de cet équilibre vient re-questionner nos approches de ce qui se joue dans le monde actuellement et ce quelle que soit l’analyse que les uns et les autres ont pu faire de cette période de l’humanité. C’est un élément clé.

Un des premiers effets va être l’exacerbation d’une concurrence entre grandes puissances que l’existence d’un ennemi commun avait réussi à contenir jusque là. En un mot cette tension bi-polaire faisait que les contradictions internes aux Etats-Unis et à l’Europe, à l’intérieur même de l’Europe, étaient réfrénées, canalisées. Aujourd’hui, on ne peut comprendre certains conflits sans prendre en compte le jeu de chacune des grandes puissances, de la France, des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne… On ne peut rien comprendre par exemple au conflit algérien de la décennie 90 -une guerre prétendument civile- si on ne prend pas en considération les soutiens successifs, apportés à des moments différents, à des groupes qui utilisaient l’Islam à des fins politiques et si l’on n’établit pas de relation avec l’enjeu que représentent le gaz et le pétrole algériens.

Enjeux économiques et déstabilisations

La maîtrise d’espaces bien spécifiques, essentiels à leur développement, représente pour les puissances économiques une véritable nécessité dans le système actuel. Force est de constater que les lieux de tensions, les lieux de conflits, de déstabilisation ne sont pas situés n’importe où géographiquement. Deux espaces peuvent être définis :

 En premier ceux liés au pétrole et au gaz. Autour de ces lieux, on assiste à un certain nombre de déstabilisations, d’interventions, de conflits précédés ou accompagnés de discours idéologiques qui les justifient. Les États-Unis ne cachent d’ailleurs pas leur stratégie, puisqu’ils affirment qu’il faut redessiner la carte du Moyen-Orient.

Le livre de Zbigniew Brzezinski, « Le grand échiquier : La suprématie américaine et ses impératifs géostratégiques », fourmille d’informations attestant de la poursuite systématique de cette stratégie au travers des crises successives de la région.

 Le second espace de déstabilisation est l’Afrique. Ce continent joue sur le plan des minerais stratégiques -le lithium, le coltan, l’uranium- le rôle que joue le Moyen-Orient pour ce qui concerne le pétrole et le gaz.

Sans pour autant considérer que l’on est en présence d’un complot mondial, -une vue simpliste, réductionniste et forcément inexacte des situations-, la série de déstabilisations que connaît l’Afrique n’est pas le fruit du hasard. Si l’on considère la stratégie des grandes puissances, leur intérêt se focalise sur des espaces précis riches en matières premières dans lesquels elles n’hésitent pas à déclencher des conflits et des guerres pour s’en assurer le contrôle. Pour ce faire, elles ne vont reculer devant aucun moyen, et souvent de façon cynique, s’appuyer sur des contradictions existantes, des contradictions historiques lointaines mais qui pour la circonstance seront revivifiées, réactualisées, instrumentalisées -la destruction de l’Etat syrien, de l’Etat irakien ou afghan montre à quel point des contradictions, désactivées ou jusqu’à lors neutralisées, peuvent être réveillées et provoquer la décomposition ou le démembrement des structures antérieures.

Ce besoin des grandes puissances de rebattre à leur profit un certain nombre de cartes n’est pas étranger à la survenue de crises et à la déstabilisation que connaissent des pays ou des constructions étatiques qui, sans devoir être idéalisés, avaient réussi à trouver un équilibre et une stabilité leur permettant d’exister et de défendre leurs intérêts nationaux.

L’offensive ultra libérale

Faisant suite à la disparition du monde bi-polaire et à l’exacerbation des conflits, l’offensive ultra libérale est le troisième élément dont il faut tenir compte. Cette offensive que l’on a pu qualifier de monétariste a commencé dans les années 70 et s’est accélérée après la chute des pays de l’Est. Elle a des conséquences très concrètes dans bien des conflits d’aujourd’hui.

 La mise en place de plans d’ajustement structurel a eu pour effet d’appauvrir massivement et même de ruiner des Etats sommés de rembourser indéfiniment une dette illégitime.

 Les ravages sociaux provoqués par ces plans d’ajustement structurel sont immenses. La contamination par le virus Ebola a révélé l’inexistence de services sanitaires capables d’intervenir, services qui existaient dans les années 70-75 mais qui ont été démantelés au Mali, en Guinée, comme dans d’autres Etats, pour répondre aux exigences des institutions financières internationales. Avec la réapparition d’un certain nombre de pandémies directement liée à ce processus de paupérisation des Etats, le danger existe de voir des raisons humanitaires servir de prétexte à des interventions d’une nature toute différente... !

 Le système de la dette et de son remboursement qui exige que l’on fasse des économies dans les services publics, en somme que l’Etat soit soumis à une cure d’amaigrissement, selon l’expression que répètent à l’envi les experts, montre ici son inefficacité et ses conséquences néfastes. Dans des pays déjà pauvres et frappés par les rapports d’inégalité Nord/Sud, ces politiques d’ajustement structurel poussées à l’extrême ont déchiré profondément le tissu social et conduit les sociétés civiles au bord de l’éclatement. Dans de très nombreux endroits, et même en tenant compte de l’hétérogénéité d’un pays à l’autre, ces plans ont fait basculer les populations d’un état de pauvreté relative à la misère la plus insupportable.

L’apparition de gourous, de sectes n’est pas étrangère à ce basculement et à cette déstructuration sociale qui ne fait que s’amplifier. Dans des Etats affaiblis, ces sectes, ces groupements sectaires, souvent vecteurs des intérêts de telle ou telle puissance, ne peuvent que se développer et prendre de l’importance jusqu’à contrôler d’immenses territoires.

Emergence de nouvelles puissances

Le quatrième élément est l’arrivée dans la sphère de l’économie mondiale de nouveaux acteurs -les pays émergents- et particulièrement de la Chine qui offre sur le marché international des conditions de contrats, de commerce, d’investissements plus avantageuses, des conditions qui la rendent plus attractive. Aussi la Chine a-t-elle su attirer à elle les dirigeants de nombreux pays africains (indépendamment de leur hétérogénéité) et même d’Amérique latine et développer avec elles des relations commerciales plus satisfaisantes

La Chine et les autres émergents concurrencent directement les positions acquises antérieurement par les grandes puissances et les remet en cause -celles par exemple de la France dans son pré carré où des contrats léonins très avantageux pour elle, sont signés au mépris des intérêts nationaux des pays africains et de leurs populations.

Suscitée par la pénétration économique de la Chine, la peur des grandes puissances déjà établies de perdre des marchés, est un élément sur lequel on ne peut faire l’impasse. Seule ou conjuguée à d’autres éléments, cette peur est l’une des causes de la déstabilisation de certains pays -c’est le cas du Mali, de la Côte d’Ivoire- après que ces pays ont passé des accords avec les Chinois et les Brésiliens. Certes il faut se méfier de toute analyse mécaniste, de tout automatisme dans l’engrenage des causes et des effets, cependant il est important de ne pas perdre de vue cette donnée.

Un système en crise

Il serait vain de croire que l’on a affaire à une série de crises, l’une ici, l’autre à côté, l’une présente, l’autre passée, la troisième à venir, qui n’auraient rien de commun, chacune indépendante des autres. Ce qui caractérise la période présente, c’est le caractère systémique de ce qui se passe, c’est tout un système qui est en crise.

L’exemple de la Libye est révélateur et on n’a pas fini de mesurer les conséquences de la destruction de ce pays. Depuis, des armes circulent, des groupes interviennent dans le Nord du Mali ou dans le Sud algérien. L’intervention a favorisé le développement d’une sorte de cancer avec la multiplication de métastases qui prolifèrent, ou plutôt que certains groupes diffusent en profitant souvent de l’affaiblissement des Etats.

Preuve s’il en est que la destruction des équilibres historiques, lorsqu’elle ne provient pas d’une dynamique interne à la société mais d’une intervention de forces extérieures ne produit que rarement les résultats escomptés et, disant cela, il n’est pas question de couvrir de vertus l’ancien régime en place.

Tout à l’heure, à propos du Pakistan, il a été dit que ce pays exportait vers l’Irak, mais aussi vers la Syrie, ses « talibans » les plus excités. Des opérations tout aussi tortueuses ne sont pas rares qui amènent souvent à ce que l’on ferme les yeux sur les agissements de ceux que l’on a combattus la veille parce qu’ils peuvent servir nos intérêts maintenant. Avec cynisme, nos ennemis d’hier deviennent nos amis d’aujourd’hui et inversement.

L’Islam, nouvelle frontière

De nos jours, s’il est impossible de comprendre les crises qui secouent des régions entières sans les analyser dans un cadre global, en dehors des interactions qu’elles entretiennent entre elles, il faut cependant remarquer qu’il est un élément commun à bien de ces crises : dans chacune d’elles, il est fait référence à l’Islam, une référence présente dans tous les discours auxquels nous sommes soumis.

Que l’on regarde ce qui se dit sur la Syrie, l’Irak, l’Afghanistan, dans toutes ces situations, on assiste à la construction d’un nouvel ennemi, d’une nouvelle frontière, une frontière religieuse. A cet effet, on va interpréter de manière religieuse des conflits qui sont avant tout économiques, politiques, sociaux, territoriaux -en tout cas qui sont d’un autre type, d’une autre nature, d’un autre ordre.

Sur tous ces conflits, on va plaquer une même grille de lecture, on va en quelque sorte les « religiosiser » ce qui revient à les absolutiser. Instituée en lieu et place des frontières antérieures, cette nouvelle frontière religieuse a une double fonction : celle d’homogénéiser et celle de distinguer à l’intérieur de chacun des peuples ici et là-bas.

Ici, homogénéiser l’essentiel de la population française face à un danger supposé et ce danger, c’est le musulman qui remplace la figure du dangereux communiste.

Comme il faut tout de même impliquer dans cette opération une partie des populations issues de l’immigration, on va inventer une distinction entre le musulman « modéré », -le « bon »- et le musulman « radical », forcément le « mauvais », distinction qui présente l’avantage de ne pas apparaître comme caricatural quand on parle des musulmans. Cette homogénéisation peut se résumer par la formule « Nous sommes tous dans le même bateau ici », ce qui permet de masquer tous les autres clivages et évite que ne soit pris en compte ce qui peut nous distinguer au niveau social, politique, économique.

L’autre avantage de cette opération, c’est que l’on a fabriqué une catégorie nouvelle, celle des musulmans radicaux, une catégorie qui présente l’intérêt d’être à géométrie variable du lundi au vendredi. Le lundi, ce sont ceux qui appellent explicitement au « djihad militaire », et le vendredi ce sera la femme voilée… Avec évidemment toute la confusion nécessaire pour que s’opère l’amalgame entre les deux.

Ce concept de musulmans radicaux s’applique aussi en tout lieu où éclatent les conflits : là-bas, on aura d’un côté les bons musulmans qu’il est de notre devoir de soutenir, et de l’autre les radicaux qui sont irrationnels qu’il faudra aller combattre à tout prix.

Par son simplisme, cette grille d’explication binaire présente un grand intérêt : elle amène à ne plus réfléchir aux causes et aux contradictions qui existent alors que pour n’importe quel autre conflit, on chercherait, à trouver l’enjeu, à comprendre s’il est économique, stratégique, s’il n’est pas lié à une question ethnique. En plaquant une grille religieuse, on rend inaudibles toutes ces autres explications possibles.

Processus de construction de l’image du musulman : le « eux » et le « nous »

Savoir comment cette nouvelle frontière, cette nouvelle image du musulman peuvent être construites permet de mettre en évidence quatre processus idéologiques à l’œuvre en la matière -je vous renvoie à un article que j’ai publié il y a quelques semaines « La fabrication médiatique du djihadiste [1] » et je me permets de les rappeler rapidement.

 Le premier est le processus d’essentialisation de l’Autre et de soi. Le comportement des autres, des musulmans ne va plus être expliqué à partir des contradictions économiques, politiques ou autres mais à partir d’une essence, l’Islam, un Islam qui est forcément comme cela, qui fonctionne forcément comme cela. Ce processus, poussé à son terme, ne peut qu’également mener à l’essentialisation de soi. Ainsi, contrairement à l’Islam qui est utilisé à des fins politiques, nous serions protégés par la religion catholique, qui aurait en elle, par essence, une capacité qui lui permettrait d’éviter la barbarie.

Ainsi se trouvent essentialisés un « eux » et un « nous » et cette essentialisation passe bien entendu par la négation de toutes les différences entre nous ici, et d’autre part par la négation de toutes les différences entre musulmans là-bas. Au mieux, on saura qu’il existe les sunnites et les chiites, mais les différences au sein même des sunnites, au sein même des chiites sont totalement ignorées comme le sont les différences économiques, politiques…

Ce processus d’essentialisation fabrique un « nous » et un « eux » musulman homogénéisé… une réduction inévitablement porteuse d’incompréhensions et de conflits.

 Essentialiser ne suffit pas et on va poser le principe d’une différence, d’une frontière absolue entre « eux » et « nous ». C’est l’objet du deuxième processus. Il n’est pas question de « nous » comparer un tant soit peu à « eux », il faut absolutiser la différence. On ne peut être comparés à ces barbus qui égorgent les enfants. La mise en scène médiatique de cette violence va diffuser dans nos imaginaires, dans nos inconscients, dans l’opinion publique l’idée qu’« ils » ne sont pas comme « nous », qu’« ils » ne pensent pas comme « nous » jusqu’à nous faire oublier que tout aussi barbare a été l’histoire européenne d’un passé somme toute récent et que dans « nos » hôpitaux psychiatriques, il est des gens capables de commettre de pareilles atrocités.

Partout, ici, là-bas, ailleurs, des discours politiques, des discours de révolte peuvent conduire à des comportements tout aussi barbares. Cette focalisation sur l’Islam comme porteur d’une différence absolue a besoin d’être interrogée et cette stigmatisation n’est pas sans conséquences ici entre Français en fonction de leur origine, et cela ne concerne pas uniquement les jeunes.

 Le troisième processus vise à présenter les comportements des musulmans comme irrationnels. « Nous », nous sommes du côté de la rationalité, « eux » sont réellement incompréhensibles. L’exclamation « Ah ! Il s’agit encore de djihadistes ! » suffit à expliquer les situations, comme si le phénomène djihadiste ne s’analysait pas par des facteurs économiques, sociaux, politiques, géostratégiques.

La mise en avant de cette grille de lecture selon laquelle « eux » sont irrationnels en découplant cette explication des autres causes, nous empêche d’envisager les situations dans leur complexité. Une démission de la pensée, un renoncement à l’intelligence des choses, d’autant que les émissions de télévision ne nous aident guère à saisir les phénomènes, tout à la fois dans leur globalité et dans leurs spécificités propres.

 Tout cela va se trouver amplifié par le processus de production de la peur. Dans les médias, pour traiter des événements d’Afghanistan, du Pakistan, du Moyen-Orient, et pour pallier l’absence d’explications sereines ou de questionnement sur le fonctionnement du monde, seule est proposée une dramatisation dans laquelle le ton employé pour les commentaires ne peut que générer la peur.

Dès lors, il faut s’interroger plus avant sur la fonction sociale de ce nouvel ennemi, le musulman tel que construit par les médias, homogénéisé, essentialisé, irrationnel, ce musulman qui fait peur alors que le musulman réel n’est pas celui-là, il est divers, il est multiple, et porte différents projets politiques.

Au plan extérieur, ce musulman essentialisé, fantasmé, ce mauvais musulman représente une incontestable aubaine pour justifier les interventions que nos intérêts économiques appellent, des interventions décidées bien entendu pour soutenir les « bons » qui, au gré de nos avantages, peuvent être les femmes, les minorités.

Cela permet également de nous autoriser des comportements qui nous apparaîtraient, dans d’autres circonstances, comme illégitimes et provoqueraient immédiatement l’indignation.

Il est assez frappant que lorsque l’on a appris les tortures à Guantanamo, immédiatement à la télévision, tous ces « ogues », « politologues », « islamologues », qui nous expliquent le monde en trente secondes, ces nouveaux experts ont trouvé légitime ce qui se passait à Guantanamo… pour les plus anciens ici, cela doit certainement leur rappeler la guerre d’Algérie ! Il faut relire comment le général Ausaresses justifiait la torture. Quand on installe la peur, quand la peur est là, présente, c’est la déraison qui s’installe.

En Afrique, au Moyen-Orient, c’est à l’ombre de cette peur qu’on redessine tranquillement les cartes géostratégiques, qu’on va s’autoriser à couper des nations en deux, le Soudan par exemple et que penser du démembrement de l’Irak ! Face à un danger tellement irrationnel, tellement incompréhensible, on va accepter que l’on intervienne n’importe où, n’importe comment.

Des conséquences néfastes

La construction du « eux » et du « nous » ne va pas rester sans effets sur la société française. Sur le plan intérieur, trois conséquences méritent d’être soulignées :

 En tout premier lieu, c’est le développement de l’islamophobie. On ne peut, pendant trente ans, véhiculer des images qui essentialisent l’Islam, qui homogénéisent le musulman, le présentant comme sauvage, barbare, dangereux et irrationnel et être étonné que le Français moyen développe face à ces images des réactions de peur et de rejet. L’islamophobie n’est pas un virus qu’aurait contracté le peuple français, c’est le résultat de trois décennies de construction médiatique. On ne pourra éradiquer cette forme de racisme que si on arrête de diffuser ce genre de représentations du musulman. Et pour tous ceux qui sont engagés comme moi dans la lutte contre l’islamophobie, il est temps que ce phénomène soit considéré comme la forme contemporaine du racisme.

 La deuxième conséquence, c’est la construction qui s’inscrit dans la durée d’une identité essentialiste de la nation française. C’est l’idée que face à ce « eux », « nous », par nature, on est vraiment des démocrates. Les concepts sont brouillés, ce dont profite l’extrême droite pour se dédouaner en quelque sorte. La laïcité qui était à gauche est instrumentalisée… Extraordinaire pour qui connaît l’histoire de l’extrême droite, qu’elle puisse se revendiquer comme laïque ! De la même façon cette construction du musulman va lui permettre d’apparaître comme le défenseur du droit des femmes, de leur émancipation.

L’essentialisation de l’identité française, et plus largement occidentale, est le résultat de tous les processus que j’ai tenté décrire. Il n’y a rien de pire pour une nation que lorsqu’une identité est essentialisée, parce que cela entraîne nécessairement le rejet de toutes les différences.

Si l’on ne casse pas ce processus, si l’on ne réintroduit pas de l’identité historique, politique, si on ne favorise pas l’interculturel, le multiculturel, toutes ces interactions possibles et fécondes, si cette identité multiple n’est pas revitalisée et que l’on s’obstine à considérer une « essence » française différente des autres essences, on court à la catastrophe. Et tous ceux qui pensent qu’avec le temps le racisme va disparaître se trompent lourdement.

 La limitation des droits est la troisième conséquence. Angela Davis a étudié avec soin ce processus aux États-Unis et ses derniers textes nous montrent comment la lutte contre le terrorisme a pu représenter une aubaine pour justifier toutes les lois liberticides. On peut, sous ce prétexte, contrôler n’importe qui, n’importe quand et s’autoriser des perquisitions qui étaient illégales auparavant.

Dans le souci d’être protégés, on a accepté que toute une série de droits se voient réduits, des droits pour l’obtention desquels on s’est battu par le passé, pour lesquels des militants se sont engagés parfois jusqu’au sacrifice. Et ces droits, on est prêt à les abandonner parce que la peur a été installée.

Un ensemble de régressions qui appellent à réagir

L’ensemble de ces processus, de ces stratégies idéologiques ont produit au moins trois résultats principaux.

 Le premier est que l’on se retrouve avec un mouvement pacifiste complètement désarmé alors qu’il y a peu encore, il était capable, lorsqu’il y avait une intervention militaire, d’organiser des débats, de produire des idées, de mobiliser pour des manifestations. Pour la première fois depuis des années, les interventions au Mali, en Côte d’Ivoire n’ont donné lieu à aucune réaction. Nous interroger sur la façon dont nous avons été désarmés idéologiquement s’avère indispensable.

 En deuxième lieu, l’islamophobie a réussi à diviser les classes populaires non pas à partir d’un vrai problème de divergence idéologique -ceux qui ont un lien familial, culturel, personnel avec l’Islam ne font évidemment pas partie de la grande bourgeoisie française- mais essentiellement sur des présupposés religieux et une construction d’un « eux » fantasmé.

 Une demande d’autoritarisme qu’il ne faut cependant pas exagérer, mais qui mérite qu’on s’en « pré-occupe ». La crainte d’un danger favorise toujours pareille demande. On ne peut analyser la montée du phénomène Marine Le Pen sans prendre en compte cette déstabilisation globale qui a brouillé bien des repères. En prétendant qu’elle possède « la » solution, elle ne peut qu’attirer à elle tous ceux qui pensent que l’autoritarisme vaut mieux qu’une société « laxiste ».

Les enjeux sociaux se définissent de plus en plus au niveau de la planète. La bataille ne se mène pas seulement par des grèves, des affrontements, des luttes, des guérillas, elle se mène de manière aussi importante sur le plan conceptuel, sur le plan des grilles explicatives de lecture qui appellent à bien cerner les problèmes et à réagir sans se tromper d’adversaires.

Il est grand temps de s’interroger sur la façon de redévelopper les vieux réflexes qui consistent non pas à se référer à des explications religieuses ou de type ethnique ou culturaliste mais à rendre intelligibles les situations par leurs véritables causes, qu’elles soient économiques, sociologiques ; géostratégiques. Et en ce domaine toutes les voies méritent d’être explorées plus à fond pour nous préparer à réagir plus efficacement.

Said Bouamama, 25 octobre 2014

Transcription Yves Marchi & Alexandrine Vocaturo (Mrap-Mention), animateurs du site repères anti racistes. Intervention revue par l’auteur et publiée avec son autorisation.
* Saïd Bouamama : Sociologue, militant au FUIQP (Front uni des Immigrations et des Quartiers populaires) il a conduit de nombreux travaux sur les processus idéologiques à l’œuvre dans les conflits, au niveau français comme au niveau international, et plus particulièrement sur les justifications propres aux dominations. Il est l’auteur notamment de « Figures de la révolution africaine de Kenyatta à Sankara (Zones, 2014), « Les Discriminations racistes, une arme de division massive » (l’Harmattan, 2011), « La manipulation de l’identité nationale – Du bouc émissaire à l’ennemi intérieur », (Cygne, 2011).

Colloque : « Pour une lecture profane des conflits et des guerres - En finir avec les interprétations ethnico-religieuses »

Repères antiracistes.org / Madaniya, Samedi 25 octobre 2014

El Correo. Paris, 6 avril 2015.

Notes

[1Cf. bouamamas.wordpress.com

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