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26 octobre 2012

Négociations entre la guérilla et le pouvoir

Pourquoi la Colombie peut croire à la paix</B>

par Gregory Wilpert

 

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Historique : les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et le gouvernement de M. Juan Manuel Santos ont annoncé l’ouverture, à partir du 15 octobre [initialement prévues le 8] à Oslo, de négociations de paix, à la suite d’un dialogue amorcé en secret. Pour la première fois depuis des années, nombre d’éléments semblent réunis pour qu’elles puissent aboutir. Notamment au sommet de l’Etat.

Après cinquante ans d’une guerre civile féroce et un nombre incalculable de négociations infructueuses, le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) sont convenus de redonner une chance à la paix. Le 27 août, le président Juan Manuel Santos annonçait son intention de renouer le dialogue avec la guérilla et de confier la médiation des pourparlers aux gouvernements du Venezuela, du Chili, de la Norvège et de Cuba. Rompant avec la politique d’escalade militaire suivie depuis dix ans, d’abord sous la présidence de M. Alvaro Uribe, puis sous celle de M. Santos — qui fut son ministre de la défense —, ce revirement soudain ne laisse pas de surprendre.

Deux facteurs au moins y ont concouru. En premier lieu, les deux belligérants ont pris conscience que ni l’un ni l’autre n’était en mesure de gagner cette guerre. Même si les rebelles ont essuyé de lourds revers durant la décennie Uribe (2002-2010), ils ont reconstitué l’essentiel de leurs forces depuis 2008. La perte de plusieurs de leurs dirigeants, éliminés dans des embuscades, n’a pas empêché les FARC d’engager une contre-offensive qui, depuis quatre ans, conjugue mines antipersonnel, tireurs d’élite et attaques à la bombe. Selon un récent rapport du Congrès colombien, la guérilla disposait en 2011 d’une « présence significative » dans un tiers des municipalités du pays [1]. Face à cette situation, les militaires ont multiplié les raids de commandos et les tentatives d’infiltration. Ces nouveaux choix tactiques ont certes rendu les combats moins visibles qu’ils ne l’étaient il y a dix ans, mais ils n’ont pas atténué les sacrifices infligés à la population. S’il y a bien un point sur lequel les deux camps s’accordent, sans le crier sur les toits, c’est que nul ne prendra le dessus sur l’autre.

Mais le signal de détente donné par Bogotá s’explique avant tout par le profil du président Santos, qui n’appartient pas tout à fait à la même élite que son prédécesseur, éminent représentant de l’oligarchie provinciale. Après la mort de son père, un éleveur de bétail exécuté par les FARC au cours d’une tentative d’enlèvement en 1983, M. Uribe a vendu les terrains familiaux pour financer sa carrière politique, sans jamais couper les liens qui le rattachaient à l’aristocratie rurale. Défenseur acharné des intérêts des grands propriétaires terriens, il entretient par ailleurs d’étroites relations avec certains barons de la drogue. En 1991, l’Agence du renseignement pour la défense américaine (Defense Intelligence Agency, DIA) classait le futur homme fort du pays parmi les collaborateurs du cartel de Medellín — ville où il est né et dont il fut brièvement maire —, le décrivant comme un « proche ami de Pablo Escobar [2]  ». Sa nomination comme directeur de l’aviation civile au début des années 1980 coïncida avec une hausse exponentielle du nombre d’avions autorisés à décoller et la création de nouvelles pistes d’atterrissage. Une ancienne maîtresse d’Escobar, Mme Virginia Vallejo, confiait à ce propos en 2007 : « Pablo avait coutume de dire que, sans notre petit garçon béni des dieux [M. Uribe], nous aurions dû aller à Miami à la nage pour fourguer notre came aux gringos [3]. »

Rupture au sein de l’élite

Bien qu’il ait toujours rejeté ces accusations, le président Uribe entretenait en outre de bonnes relations avec des groupes paramilitaires. Est-ce vraiment un hasard si son ancien chef de campagne et ex-directeur des services secrets, M. Jorge Noguera, a été condamné à vingt-cinq ans de prison en 2011 pour avoir aidé les Autodéfenses unies de Colombie (AUC), la principale organisation paramilitaire d’extrême droite du pays, à infiltrer l’administration qu’il dirigeait ?

M. Uribe n’a jamais fait mystère de sa philosophie politique. S’il admettait que les inégalités sociales, vertigineuses dans son pays, n’étaient pas étrangères à la guerre civile, il considérait qu’il fallait d’abord en finir avec celle-ci avant d’envisager éventuellement de s’attaquer à celles-là. « Sans la paix, il n’y a pas d’investissements. Et sans investissements, il n’y a pas de ressources fiscales qui permettent au gouvernement d’investir pour le bien-être du peuple », expliquait le président en 2004 [4] Une manière éloquente d’affirmer son manque d’intérêt pour une politique redistributive — qui, en Colombie, passe nécessairement par une réforme agraire — en même temps que sa loyauté au néo-libéralisme.

C’est cette obsession du recours à la force qui a porté M. Uribe au pouvoir, à la faveur d’une rupture au sein de l’élite colombienne. Opposé à l’investiture de M. Horacio Serpa, homme du sérail favorable à des négociations de paix avec les FARC, l’ancien fermier de Medellín claque la porte du Parti libéral et présente sa propre candidature à l’élection présidentielle de 2002, qu’il remporte sous l’étiquette d’« indépendant ». Puis, en vue de sa réélection en 2006, il crée sa propre formation, le Parti social d’unité nationale (« le parti de la U »), mettant fin au système bipartite qui régissait le pays depuis un siècle. Le renouvellement à la tête de l’Etat se manifeste par la formation d’un gouvernement de « nouveaux venus », largement issus du secteur privé.

Comme préalable à toute négociation avec les rebelles, M. Uribe exige qu’ils déposent d’abord les armes — une condition évidemment inacceptable pour les deux mouvements de guérilla présents dans le pays, les FARC et l’Armée de libération nationale (ELN), compte tenu des exactions perpétrées par les militaires colombiens et leurs supplétifs paramilitaires d’extrême droite [5]. Au cours des vingt années qui ont précédé la présidence de M. Uribe, la guerre civile a donné lieu à trois tentatives de négociations de paix — entre 1982 et 1985, 1990 et 1992, 1999 et 2002. Toutes ont échoué. Dans le dernier cas, la responsabilité de l’échec revient surtout aux Etats-Unis — dont le plan Colombie supposé financer la lutte contre les trafiquants de drogue servait surtout, en réalité, de machine de guerre contre les guérillas — et aux élites colombiennes, qui montraient peu d’empressement à voir les discussions aboutir.

De ces élites, M. Santos forme pourtant l’échantillon le plus représentatif. Son grand-oncle, Eduardo, a été président de la République entre 1938 et 1942, tandis que son cousin, Francisco, a occupé le fauteuil de vice-président quand M. Uribe était au pouvoir. Les Santos engrangent les dividendes d’un pouvoir bâti tout au long du siècle dernier : El Tiempo, le seul quotidien diffusé à l’échelle nationale, a appartenu à la famille de 1913 à 2007. Le père de l’actuel président l’a lui-même dirigé durant plus de cinquante ans.

Formé à l’orthodoxie économique par l’université Harvard et la London School of Economics (LSE), M. Santos n’a que 21 ans lorsqu’il décroche son premier emploi gouvernemental comme délégué de la Colombie à l’Organisation internationale du café à Londres. Promu ministre du commerce extérieur en 1991, le jeune héritier entame alors une ronde des maroquins qui le conduira jusqu’au poste de ministre de la défense dans le gouvernement de M. Uribe.

Fruit naturel du système politique, présentée comme la garantie de la « continuité », la victoire de M. Santos à l’élection présidentielle de juin 2010 marque pourtant un changement notable. Le nouveau président fait corps avec une élite urbaine, cosmopolite et aux prétentions transnationales dont les préoccupations ne convergent pas toujours avec celles des grands propriétaires terriens. Il prête une oreille moins attentive aux réclamations des caciques et de leurs alliés paramilitaires. Les intérêts qu’il représente l’inclinent plutôt à œuvrer pour une intégration de son pays dans le processus d’union latinoaméricaine.

Contrairement aux grands propriétaires terriens, le secteur de l’exportation peut s’accommoder d’une amorce de politique redistributive. C’est peut-être ce qui a permis à M. Santos de promulguer en juin 2011 la loi « historique » qui prévoit de restituer leurs terres aux deux millions de Colombiens déplacés au cours des vingt-cinq dernières années du fait de la guerre civile [6]

M. Uribe s’était mis en tête de lier le sort du pays à celui des Etats-Unis, pesant de tout son poids pour obtenir l’adoption d’un traité de libre-échange avec Washington. Son successeur poursuit d’autres priorités : l’intégration latino-américaine (à laquelle il œuvre ardemment) ou le rayonnement international de la Colombie, deuxième économie d’Amérique du Sud (devant l’Argentine), notamment à travers sa participation au groupe des Civets (acronyme anglais pour Colombie, Indonésie, Vietnam, Egypte, Turquie et Afrique du Sud), qui, à l’image des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et, plus récemment, Afrique du Sud), cherchent à briser l’image d’un monde unipolaire tout en s’assurant l’intérêt des investisseurs.

Le nouveau président se distingue également par son habileté à aplanir les conflits politiques intérieurs, traditionnellement exacerbés en Colombie. Au lieu de jeter de l’huile sur le feu, comme aimait à le faire M. Uribe, son successeur a préféré amadouer l’opposition, en y piochant plusieurs membres de son gouvernement. Tous les grands partis politiques — à l’exception du Pôle démocratique alternatif (PDA), de gauche — ont désormais droit de cité au sommet du pouvoir.

Ce climat plus détendu ne paraît guère convenir à M. Uribe, qui s’est retourné contre son ancien protégé. En témoigne sa réaction lorsque M. Santos a nommé un membre de l’opposition ministre du travail : une décision « hypocrite » qui donne un « signal d’hostilité contre l’uribisme », a tonné l’ex-président, devenu à présent le plus farouche adversaire de son successeur [7]

Médiation du Chili et du Venezuela

La rupture entre les deux hommes signe aussi l’éclatement de l’ancienne majorité gouvernementale. L’alliance nouée précédemment entre la grande bourgeoisie rurale et les milieux d’affaires de Bogotá a volé en éclats. Pour autant, et en dépit du recentrage engagé par M. Santos, la politique colombienne reste inchangée sur plusieurs points, notamment en ce qui concerne le cours néolibéral de l’économie.

A première vue, le divorce entre la présidence et les grands propriétaires terriens n’est pas de bon augure pour les négociations de paix. Celles-ci n’ont de chances d’aboutir que si toutes les parties acceptent de s’asseoir à la même table, surtout sur l’épineuse question de la réforme agraire, un chiffon rouge pour les puissants amis de M. Uribe. Les lignes commencent pourtant à bouger. M. Santos a ainsi intégré à son équipe de négociateurs deux généraux à la retraite qui ont longtemps soutenu la ligne dure dans la guerre contre les FARC. L’obstacle de l’oligarchie rurale paraît d’autant moins insurmontable que la plupart des autres secteurs économiques ont hâte de voir la guerre se terminer. Selon une étude de la fondation Idées pour la paix, réalisée à partir de trente-deux entretiens avec des chefs d’entreprise des grandes villes du pays, « la majorité des décideurs économiques estime que la négociation constitue l’issue la plus sûre et la plus souhaitable au conflit armé en Colombie [8] ».

Si les négociations à venir se présentent sous de meilleurs auspices que les tentatives précédentes, c’est aussi parce que ces dernières se sont déroulées dans l’ombre des opérations militaires nord-américaines. C’était la guerre froide dans les années 1980, la guerre antidrogue dans les années 1990, la « guerre contre le terrorisme » dans les années 2000. A l’heure où ces lignes de front s’estompent, du moins en Colombie, et que l’emprise de Washington décline avec elles, les chances de conclure un accord de paix n’ont jamais paru aussi tangibles.

La médiation confiée aux chefs d’Etat du Chili et du Venezuela pourrait jouer un rôle déterminant. Parce qu’ils incarnent les deux extrémités de l’éventail politique latino-américain, MM. Sebastián Piñera et Hugo Chávez seront certainement écoutés. C’est vrai surtout pour le président bolivarien, qui dispose de liens privilégiés avec les FARC sans pour autant approuver leur stratégie de la lutte armée, source d’infinis tracas pour le Venezuela — comme l’afflux de millions de réfugiés colombiens ou la déstabilisation de la zone frontalière.

Le renoncement aux armes n’étant plus une condition préalable aux négociations, une éventuelle rupture du cessez-le-feu ne mettrait pas en péril le processus tout entier. Lors des discussions précédentes, le moindre coup de feu tiré par l’un ou l’autre des belligérants servait d’excuse pour quitter la table et alimenter la spirale guerrière.

L’alternance à la tête de l’Etat colombien, qui n’exprime guère plus qu’un déplacement du rapport de forces au sein du minuscule périmètre des élites dirigeantes, pourrait donc contribuer à mettre fin à l’une des guerres civiles les plus longues et les plus sanglantes de l’histoire. Petit changement, énorme conséquence.

Gregory Wilpert

Sociologue, auteur de Changing Venezuela by taking Power : The History and Policies of the Chávez Government, Verso Press, Londres, 2007.

LMD. Paris, Octobre 2012.

Notes

[1« Alertan que más de 330 municipios tienen fuerte presencia de las Farc », El Espectador, Bogotá, 28 avril 2011.

[3Luis Hernández Navarro, «  Alvaro Uribe, señor de las sombras y Los Pinos  », La Jornada, Mexico, 18 mars 2008.

[4«  Uribe defends security policies  », BBC News, Londres, 18 novembre 2004.

[5Lire, notamment, Iván Cepeda Castro et Claudia Girón Ortiz, « Comment des milliers de militants ont été liquidés en Colombie  », Le Monde diplomatique, mai 2005.

[6«  Santos signs “historic” victims’ law  », Colombia Reports, 11 juin 2011.

[7«  Tensions between Uribe and Santos rise  », Colombia Reports, 1er novembre 2011.

[8«  Líderes empresariales hablan de la paz con las FARC  », Fundación Ideas para la paz, 26 août 2012.

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