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10 janvier 2011

Ombres et lumières de la décennie progressiste

par Raúl Zibechi *

 

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Si l’on admet que la réalité politique et sociale n’est pas configurée par un seul axe mais par trois (dépassement de la domination des Etats-Unis, du capitalisme et du développement), la décennie progressiste a eu des résultats inégaux et même contradictoires. Je crois que le domaine dans lequel il y a eu le plus d’avancées, celui des lumières les plus brillantes, se rapporte au premier aspect, alors que les deux autres montrent les nœuds que le progressisme n’est pas parvenu à défaire au cours de ces dernières années.

La création de l’Union des Nations Sudaméricaines (Unasur), du Conseil de Défense Sudaméricain et de la Communauté des États Latino-américains et des Caraïbes montre les avancées qui se sont produites durant cette décennie du point de vue de l’intégration régionale et l’auto-gouvernance de la zone. Du côté positif, on doit distinguer, en outre, la création et la consolidation de l’Alternative Bolivarienne pour les Peuples de Notre Amérique (Alba), puisqu’elle essaie des formes d’intégration et d’échange en dehors du libre commerce hégémonique.

Bien que les relations entre États montrent des changements importants dans la région -avec la consolidation du Brésil comme nouvelle puissance régionale qui ne reproduit pas le même style de relations avec ses voisins que les impérialismes traditionnels- et que la présence de la Chine tende à diversifier les relations au point de générer une région multipolaire, quelques initiatives sont restées en chemin ou ont été freinées mettant en péril leur continuité. Tel est le cas de la Banco del Sur, créée formellement mais en réalité paralysée. Dommage qu’on n’ait pas opté pour la transparence, puisqu’on ne dit pas à voix haute les raisons de cette paralysie, raisons qui ont à voir avec le peu d’intérêt du Brésil à financer une initiative dont il n’a pas besoin, étant donné qu’il peut compter sur la BNDES, la plus grande banque pour le développement au monde. Quelques chiffres seulement : cette année, la BNDES a effectué des prêts pour un total de 86 milliards de dollars, alors que la Banque Mondiale n’a pu prêter que 40,3 milliards et la BID 15,5 (Agencia Estado, 19 décembre 2010).

En chemin sont même restées des propositions comme le gazoduc du Sud -Gasoducto del Sur-, qui aurait redessiné les réseaux de distribution des hydrocarbures en Amérique du Sud. Malgré ces ombres, la décennie fut très positive, montrant la capacité des principaux pays à créer des mécanismes de résolutions de conflits sans permettre l’ingérence de la Maison Blanche.

Du point de vue du dépassement du capitalisme, le deuxième axe, les choses n’ont pas bien marché. L’expansion des monocultures, des mines à ciel ouvert et de l’élevage a transformé la région en grande exportatrice de commodities  [1], ce qui représente un affermissement du capitalisme dans son versant extractiviste, c’est-à-dire avec la désindustrialisation et l’exclusion d’une proportion significative de la population. L’incapacité à dépasser le modèle néolibéral que montre le progressisme, dans ses diverses variantes, n’est pas seulement un problème en soi, mais elle facilite le développement des droites, ce qui introduit des fissures dans la gouvernance et tend à générer de l’instabilité.

Lorsque le progressisme au gouvernement se plaint des attitudes déstabilisatrices des droites, il devrait comprendre que c’est le modèle économique qui nourrit ces droites, lesquelles se renforcent à mesure que le mouvement social s’affaiblit. Deuxièmement, la concentration de revenus que génère ce modèle rend plus aigus tous les problèmes sociaux que les politiques publiques cherchent à atténuer. Troisièmement, la politique d’extraction minière militarise les territoires dans lesquels elle est mise en œuvre. C’est donc un tableau franchement préoccupant qui se dessine : polarisation sociale et politique allant, dans le pire des cas, jusqu’à la criminalisation de la protestation ; anomie et démobilisation dans le meilleur des cas. La coupure entre les mouvements et les gouvernements est aussi le résultat d’une décennie de gouvernements progressistes.

Le troisième axe, celui du dépassement de la croissance à tout prix, est à peine en train d’apparaître. En réalité, il n’y a pas de débat de fond sur ce sujet, mais le seul fait qu’existent des personnes et des collectifs qui se prononcent pour « la bonne vie / sumak kawsay [2] » est une preuve que même dans des situations de politique défensive, le débat d’idées peut prendre de la hauteur. Il faudra encore attendre longtemps pour que ces modes de vie alternatifs prennent racine, au-delà des pratiques concrètes d’une bonne partie des communautés indigènes. Il s’agit là de la nouveauté la plus importante qu’a apportée le cycle des luttes sociales anti-néolibéralisme, parce qu’elle ouvre les portes non seulement au dépassement du capitalisme mais aussi à la décolonisation de la pensée et de la vie même, sans laquelle il est impossible de créer un monde vraiment nouveau.

Il ne serait pas pertinent de faire une synthèse des ombres et des lumières pour dire lesquelles sont les plus importantes ou décisives. J’insiste sur la nécessité de regarder la réalité selon chacun des axes esquissés parce que, bien qu’intimement liés, ils ont des dynamiques propres. Ainsi, la nouvelle donne des relations inter-États a de nombreuses lumières puisqu’il est de plus en plus évident que le monde et la région connaissent une transition de la domination étatsunienne vers une réalité multipolaire, bien plus ouverte et imprévisible, dans laquelle les forces anti-système (celles qui configurent le deuxième axe) pourront exprimer leur puissance créatrice avec beaucoup plus de force que dans les périodes où la domination était stable.

Enfin, au fur et à mesure que la nouvelle donne inter-États s’installera, les caractéristiques des nouvelles dominations deviendront plus visibles. Par exemple, nous verrons si le capitalisme brésilien se comportera de façon aussi impérialiste que le fit celui de la Grande-Bretagne puis celui des États-Unis, ou s’il aura une autre identité, comme l’indiquent certains comportements. En tout cas, nous pouvons avoir l’espoir –et la confiance- qu’un plus grand équilibre entre les puissances mondiales produira des fluctuations et des oscillations qui seront un bon bouillon de culture pour les mouvements d’émancipation. Il n’y a rien de pire qu’une domination unifiée, centralisée et opaque.

La Jornada. Mexique, le 31 décembre 2010.

Traduction de l’espagnol pour El Correo de  : Antonio Lopez

© Raul Zibechi

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Notes

[1Pour une définition voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Commodité (NdT)

[2Le concept traditionnel de « buen vivir » (sumak kawsay en langue aymara) a été intégré dans les constitutions de la Bolivie et de l’Équateur en réponse à la notion de « bien-être » individualiste de la société occidentale. Le sumak kawsay, qui propose des mesures d’équilibre et de complémentarité entre les êtres humains comme la minga ou le randi-randi, exprime donc la volonté d’un nouveau contrat social en rupture avec le système économique mondial. (NdT)

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