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4 octobre 2020

Les relations entre Moscou et Berlin s’enveniment

L’affaire Navalny détruit l’un des rares ponts restants

par Rafael Poch de Feliu*

 

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Les relations entre Moscou et Berlin sont entrées en septembre dans une crise qui va davantage compliquer la situation en Europe. La détérioration vient de loin. Cela a clairement commencé il y a dix ans, et non par hasard, après l’effondrement financier du casino néolibéral.

On sait que l’intensification des tensions internationales et la guerre s’avèrent souvent être la « solution » à de telles crises. La spirale des États-Unis contre la Chine en est un exemple. Celle de l’Allemagne envers la Russie relève de la même chose. Des tendances clairement alarmantes. Le déclencheur immédiat fut la manifestation des Biélorusses et en particulier l’empoisonnement présumé d’Aleksei Navalny, un opposant au Kremlin, et cela a eu lieu à l’occasion du 65ème anniversaire du rétablissement des relations diplomatiques entre la République fédérale d’Allemagne et l’Union soviétique.

En 1955, dix ans seulement s’étaient écoulés depuis la fin de l’holocauste russo-soviétique de 27 millions d’êtres humains causé par l’invasion criminelle allemande de l’URSS. Aujourd’hui, ce fait terrible des souffrances extrêmes que les envahisseurs allemands ont infligées aux Russes, aux Biélorusses, aux Ukrainiens et à d’autres, a été effacé de la mémoire des politiciens allemands. Ils conservent les formes avec les Juifs, qu’ils ont tenté d’exterminer, par le renouvellement encore et encore de leur chèque en blanc pour les crimes de l’Etat d’Israël, curieux concept de contrition, mais ils n’ont pas de complexe envers la Russie. Ainsi, en Allemagne, presque tout est commémoré, depuis la culpabilité de l’holocauste hébreu, au bombardement de la Westerplatte ou à tout autre événement de la Seconde Guerre mondiale, mais pas un mot sur l’Opération Barbarossa qui a déclenché le grand massacre à l’Est.

Les choses n’étaient pas comme ça dans les années 1970, lorsque la génération social-démocrate de Willy Brandt et Egon Bahr a conçu l’ Ostpolitik avec une conscience encore très vive de tout cela. Bien sûr, Brandt avait été l’un des rares Allemands (quelque 100 000 en tout) à avoir activement résisté au nazisme et n’avait rien à voir avec les nazis recyclés qui ont bâti l’Allemagne d’après-guerre . C’est alors que l’Allemagne a signé les premiers contrats énergétiques avec l’URSS. Je me souviens encore des articles du grand André Gunder Frank attirant l’attention sur l’importance de ces accords.

À la fin des années 1980, cette détente amicale germano-russe a atteint son apogée lorsque le Moscou de Mikhail Gorbatchev a rendu possible la réunification allemande en 1990. Cela a laissé une marque solide de respect et de gratitude sur toute une génération de politiciens allemands comme Helmuth Kohl et Hans Dietrich Gensher qui avaient connu la guerre, sans parler de la population allemande, où Gorbatchev trouva un soutien et une sympathie sans pareil. Il semblait qu’ une garantie historique de réconciliation, de coopération et d’un avenir pacifique avait été créée.

Tout ce capital si important pour la stabilité européenne s’est détérioré principalement à cause du drang nach Osten [se propager à l’est] entrepris par l’OTAN en violation flagrante des engagements qui en terminaient avec la guerre froide, de l’évolution même de la Russie autocratique mais occidentaliste de Boris Eltsine, que l’Allemagne en particulier et l’Occident en général faisaient passer comme une démocratie homologable et couverte d’éloges tandis que Moscou agissait comme son vassal, quoique un peu chaotique, dans la sphère internationale. Mais dès que son élite se fut rempli les poches - une opération pour laquelle elle avait besoin de l’approbation et de la coopération de l’Occident - la Russie était redevenue la Russie et a rétabli l’autonomie internationale qui découle de sa puissance et de sa place dans le monde.

Alors que dans l’ Allemagne réunifiée et saisie par la ruée nationale de son leadership européen, une nouvelle génération accédait au gouvernement sans le moindre complexe de culpabilité pour les factures du nazisme, la génération de Merkel, la Russie de Poutine perfectionna l’autocratie héritée d’Eltsine et durcit ses relations avec l’Occident alors que ce dernier mettait son doigt dans l’œil de l’ours russe encore et encore.

Dans ce processus de dégradation des relations entre Moscou et Berlin auquel nous assistons depuis dix ans, il y a deux piliers qui empêchent une hostilité définitive et ouverte. Le premier est la relation énergétique définie par un analyste russe comme « le fondement principal de leur relation non seulement économique, mais aussi politique ». Aujourd’hui, ce pilier porte le nom de « Nord Stream 2 » le dernier gazoduc russe tracé sous la mer Baltique avec seulement quelques kilomètres à terminer. Plus d’une centaine d’entreprises de douze pays européens participent à ce projet, dont la moitié est allemande. Le deuxième pilier est le rôle de refuge que l’Europe a pour les capitaux de l’élite russe, issus des grandes opérations de privatisation et des pillages qu’elle a menée dans les années 1990 avec l’aide de partenaires occidentaux. Les banques londoniennes ne sont plus aussi sûres pour les Russes - et pas seulement à cause du Brexit - mais en Allemagne, a été tissé tout un réseau d’imbrication et de complicités d’intérêts dérivés de l’importance des chiffres du commerce allemand en Russie, un réseau que l’ancien chancelier Gerhard Schröder incarne comme personne d’autre pour ses emplois énergétiques russes.

Cette situation a rendu Berlin prudent et relativement précautionneux dans ses relations avec Moscou, même déjà plongé dans le climat de la nouvelle guerre froide après l’explosion néolibérale des dix dernières années. Cela n’avait rien à voir avec la détente de l’Ostpolitik [Politique de l’Est] des années soixante-dix et ses saines composantes de responsabilité historique. Ni avec la gratitude et le respect associés à la réunification nationale que Gorbatchev a rendu possible. C’était du pur pragmatisme froid. Désormais, le prétendu empoisonnement d’Aleksei Navalny, ou l’opportunité que cet événement a ouverte, a fait sauter le pont qui a généré tant d’animosité à Washington pour des raisons géopolitiques, puisque promouvoir l’hostilité européenne envers la Russie est une priorité déjà historique des États-Unis. Pour faciliter cela, et contre toute logique de marché, Washington a fait pression sur Merkel ces dernières années, menaçant de sanctions les entreprises impliquées et proposant de remplacer le gaz russe par du gaz liquéfié US issu de la désastreuse fracturation hydraulique.

« Grâce au ferme soutien de la chancelière Angela Merkel au gazoduc russe « Nord Stream 2 », l’Allemagne est devenue le plus grand catalyseur de Poutine en Europe. La position de Merkel selon laquelle l’Union Européenne devrait maintenir des relations économiques et politiques séparées (de celles des États-Unis) avec la Russie n’a jamais été justifiable. Maintenant, elle est scandaleuse », résumait avec une clarté cristalline un article du New York Times du 5 septembre.

L’affaire Navalny a eu l’ effet d’une charge de dynamite dans la démolition de l’ambigüe pont germano-russe, c’est-à-dire l’un des derniers liens européens de détente avec Moscou. Le fait que Merkel ait transféré à l’Union européenne la décision d’annuler « Nord Stream 2 » suggère l’enterrement du projet presque achevé. Si tel est le cas, la Russie sera encore plus isolée en Europe.

L’un après l’autre, dans l’Europe des dernières années et sur la base de scandales très opportuns, les politiciens qui ont promu la coopération avec la Russie sont tombés. En France, deux candidats à la présidence de la République, Dominique Strauss-Kahn et François Fillon, en Italie le vice-premier ministre Matteo Salvini, en Autriche le vice-chancelier Heinz-Christian Strache... Au Royaume-Uni, l’affaire Skripal, autre empoisonnement présumé, a dynamité les relations d’une manière très similaire à ce qui se passe maintenant avec Navalny. Maintenant c’est en Allemagne que la ministre de la Défense Annegret Kramp-Karrenbauer, alias Frau KK, attaque le « système Poutine » défini comme « un régime agressif qui cherche sans scrupule à renforcer ses intérêts par des moyens violents, violant à plusieurs reprises les normes de conduite internationales ».

Toute cette série d’événements qui détruisent les ponts suit un schéma et crée une situation internationale comportant de très grands risques, dans laquelle la confrontation de l’UE sous la houlette de Allemagne avec la Russie s’ajoute à celle des États-Unis avec la Chine. La faible coopération franco-allemande avec la Russie dans la crise du Donbass dans l’est de l’Ukraine, dite « format de Normandie », en souffrira. Privée de ce lien, la crise de la Biolérussie s’aggravera au niveau international.

En fin de compte, la question demeure sur ce qui est arrivé à Navalny. Des questions de ce genre s’accumulent sur Moscou : l’affaire Litvinenko, la chute de l’avion de passagers Malaysia Airlines MH 17 au- dessus du Donbass (sûrement la moins mystérieuse de toutes), l’affaire Skripal et maintenant l’affaire Navalny...

Il peut y avoir beaucoup d’enchevêtrements dans ces événements, dans certains plus que dans d’autres, mais soyons clairs sur une chose : la Russie de Poutine est parfaitement capable d’éliminer ses adversaires. Le président lui-même est arrivé au pouvoir dans les parages d’un massacre par des explosions aveugles dans quatre blocs de logements à Moscou, Volgodonsk et Buinaksk, sombrement attribué au terrorisme tchétchène (septembre 1999) qui a fait 300 morts.

La même « raison d’État » qui élimine un président aux États-Unis (« des milliers regardaient, personne n’a rien vu », dixit Dylan , qui a conduit François Mitterrand à faire voler en éclat le Rainbow Warrior de Greenpeace à Auckland et un gouvernement espagnol à créer les GAL, ou à démembrer le journaliste dissident Jamal Khashoggi dans le consulat saoudien à Istanbul, à poser une bombe sous la voiture de Daphne Caruana Galizia à Malte, ou à éliminer le journaliste slovaque Jan Kuciak, opère en Russie dont la tradition de brutalité est longue et bien connue.

En Russie même, les contradictions internes contre Poutine peuvent mûrir lorsque les intérêts économiques de l’élite russe ayant des comptes dans l’UE sont mis à mal par ce climat... Comme nous l’avons expliqué ailleurs, le système de Poutine n’est pas solide et il faut se demander ce qu’en serait la conséquence et l’ alternative en cas de rupture. Sans aller plus loin, Navalny lui-même maintient des positions politiques assez inquiétantes.

Nous pouvons et devons rechercher le X dans cet événement et dans d’autres. Avancer toujours avec scepticisme. Comme le dit Craig Murray , dont le travail sur l’affaire Skripal est solide, il est incongru d’empoisonner un adversaire avec une arme chimique et qu’il survive, de permettre l’interruption du vol pour que la victime reçoive de l’aide, et d’accepter d’évacuer la personne vers l’Allemagne, dans un hôpital lié à l’armée ; qui a jugé « sans aucun doute » que la cause de l’empoisonnement était un agent chimique à usage militaire. Dans le même temps, l’hypothèse de Murray selon laquelle « si Poutine avait voulu tuer Navalny, il l’aurait tué » sans toutes ces pirouettes, rejette la possibilité, très russe, d’un bâclage.

Naturellement, les conjectures sont à double sens : si Navalny a été empoisonné, les hypothèses sur la paternité sont nombreuses, certainement en Russie, et - pourquoi pas au regard des conséquences ? - en dehors de la Russie. En tout cas, comme le dit Dmitri Trenin, analyste dans un think tank occidental à Moscou, le fait que la Russie réponde à tout cela par l’habituel, « nous ne savons pas ce qui s’est passé, nous avons une douzaine de versions de ce qui aurait pu arriver, etc. » ,est quelque chose qui ne fonctionne pas bien...

En fin de compte, tout cela est anecdotique, car dans la compétition des scélérats internationaux, la Russie ne mène pas le jeu. Bien que l’hypocrisie habituelle de condamner l’affaire Navalny en ignorant des méfaits similaires ou bien pires en substance et en quantité (le lecteur peut faire la liste ici à sa guise), réponde à la logique des choses. Contrairement à ce qu’on entend inculquer, ce ne sont pas les droits de l’homme qui déterminent les relations internationales, mais c’est bien la politique des droits de l’homme qui est gérée pour promouvoir certaines causes. Et dans ce cas, il ne s’agit rien de moins que les relations germano-russes, un pilier de la sécurité européenne, gravement blessé au milieu de la crise du capitalisme mondial.

Rafael Poch de Feliu * pour son Blog personal

Rafael Poch de Feliu. Catalogne, 2 octobre 2020

Traduit de l’espagnol pour El Correo de la Diàspora par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo de la Diaspora. Paris, le 4 octobre 2020

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