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24 mars 2004

Les migrants, arme des politiciens du Mexique et des États-Unis

 

Malgré quelques déclarations optimistes, en réalité personne ne s’attend à ce qu’un pacte migratoire entre le Mexique et les États-Unis ne soit conclu avant les élections de novembre 2004. Ce qui est sûr, par contre, c’est que les politiciens des deux pays continueront d’aborder ce thème, chacun en fonction de ses propres intérêts, et dans le cadre du jeu électoral national. Le thème est en fait utile pour les politiciens. Les Mexicains peuvent se présenter comme leaders de leurs compatriotes et gagner du terrain au Mexique et dans les communautés migrantes. Les voisins du Nord veulent inclure dans leur jeu électoral la nouvelle minorité la plus importante du pays, les Latinos. Et les migrants ?

Por Jim Cason y David Brooks
La Jornada/Masiosare, n° 291 - Domingo, 20 de julio de 2004

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Washington et New-York. Quand Santiago Creel (porte-parole du gouvernement mexicain, n.d.tr.) se rendit à Washington la semaine dernière et déclara que son objectif était d’insister sur "l’opportunité de conclure une nouvelle entente migratoire", cela indiquait, semble-t-il, que l’on cherchait à lancer une nouvelle campagne pour ressusciter la négociation bilatérale en vue d’un accord migratoire intégral, bloquée depuis le 11 septembre 2001.

Le ministre des Affaires étrangères, Luis Ernesto Derbez, le seconda depuis Houston, le 12 juillet. Il pensait que des progrès pourraient avoir lieu vers un accord migratoire avant les prochaines élections présidentielles étasuniennes, en 2004, et affirma que "les pas en avant vers la conclusion d’un accord étaient en train d’être évalués". Derbez a toutefois nuancé : "Nous ne parlons pas de tout l’accord, pas maintenant", tout en signalant qu’"il y a des gens qui souffrent actuellement car il n’y a pas d’accord migratoire pour garantir leurs droits. C’est le combat du gouvernement de (Vicente) Fox".

Le même jour, près de Tucson, un autre corps, celui d’un immigrant non identifié de 49 ans, était retrouvé. La veille, dans la même région, le corps d’une femme et le squelette d’une autre personne avaient été découverts. Ce qui pourrait être l’"été le plus fatal jamais enregistré" en Arizona montrait ses dents féroces, selon le quotidien Arizona Republic. Ce dernier rapporta que le chiffre d’immigrants sans papiers retrouvés morts dans cet État depuis octobre 2002 s’élevait déjà à 93. Quelques jours auparavant, une maison habitée par des sans papiers mexicains avaient été incendiées à Farmingville, Long Island. Tandis qu’en Géorgie, il y a eu des arrestations et des déportations de sans papiers... Ce qui résume le quotidien des vies -et parfois les morts- des sans papiers mexicains, dont le nombre oscille de 3 à 6 millions, sans compter les 300.000 qui ont traversé la frontière sans papiers l’an dernier.

Ni les morts, ni les déclarations des secrétaires du gouvernement mexicain n’ont un caractère particulièrement exceptionnel. Peu de gens ici ont confiance dans les déclarations des politiciens qui arrivent avec les promesses de "sauver" et de "defendre" les droits humains des Mexicains établis dans ce pays. Jerry Domínguez, directeur de la Casa México à New-York, et qui promotionna le vote utile en faveur de Fox dans la région, ne croit déjà plus le locataire de Los Pinos (résidence du président mexicain, n.d.tr.) ni personne de la classe politique mexicaine. "Ils débarquent et font de bonnes promesses, se prennent en photo et ne font rien. Ils ne nous ont rien apporté".

Creel et Derbez, en tout cas, s’ajoutent à la longue liste de politiciens mexicains qui se sont rendus aux États-Unis pour se présenter comme les champions des migrants, une liste dans laquelle on retrouve Vicente Fox, Cuauhtémoc Cárdenas, Jorge G. Castañeda, Ernesto Zedillo, et un nombre incalculable de gouverneurs, dont José Murat, Arturo Montiel, Lázaro Cárdenas Batel, Ricardo Monreal et Melquiades Morales, sans compter les dizaines de députés, sénateurs et dirigeants de partis. Tous arrivent avec des promesses, de belles paroles sur la défense de conationaux résidant ici, avec de grandes stratégies et quelques-uns avec des propositions concrètes.

Mais le Mexique n’a jamais utilisé son pouvoir réel pour obliger un changement de la politique migratoire des États-Unis. Pas un seul politicien mexicain ne s’est risqué à menacer de suspendre par exemple l’envoi de pétrole à ce pays (le Mexique est son second fournisseur de pétrole brut) s’il n’y a pas d’amnistie des sans papiers, ou d’interrompre le paiement de la dette s’il n’y a pas d’accord migratoire. Aucun n’a appelé les principales organisations latinas à conditionner leur vote en échange d’un accord. Les immigrants comprennent qu’ils sont une priorité des politiciens mexicains mais qu’ils ne sont pas la priorité principale. La vente de pétrole, le paiement de la dette, le commerce et l’investissement étranger ont toujours été plus importants.

Tant que ce panorama ne changera pas, que la rhétorique de défense des immigrants ne se traduira pas concrètement dans les faits -par exemple en insistant sur un accord incluant une amnistie-, la déception et le manque de crédibilité continueront de croître. De fait, au sein des communautés, les déclarations des politiciens mexicains, lors de leurs tournées aux États-Unis, provoquent surtout des suspicions sur le fait que l’objectif réel n’est pas d’obtenir quelque chose pour les migrants, mais de continuer ce qui est déjà une nouvelle tradition parmi les politiciens mexicains, à savoir : exploiter la question migratoire afin de rehausser leur image dans les deux pays et bénéficier, en termes objectifs, de ce que l’économie mexicaine a de mieux à exporter : sa main-d’œuvre.

L’histoire récente du jeu sur les migrations

Bien que les politiciens mexicains ne soient pas disposés à suspendre la vente de pétrole en échange d’un accord migratoire, ils ont par contre sacrifié un tel accord pour garantir le "libre-échange" avec les États-Unis. Carlos Salinas de Gortari utilisa le thème migratoire pour promouvoir l’approbation de l’Accord de libre-échange (ALENA). Le secrétaire du Commerce de l’époque, Herminio Blanco, voyageait aux États-Unis avec un message pour divers secteurs étasuniens qui n’étaient pas convaincus par l’accord commercial : "Ou vous acceptez nos produits ou vous devrez accepter notre population". On dit que lors de la négociation de l’ALENA, le gouvernement mexicain accepta de retirer la question migratoire de la négociation en échange de l’accord des États-Unis de retirer, eux, le thème du pétrole. Les deux questions les plus délicates de la relation entre les deux pays furent ainsi écartées. En réalité, il est clair que ni l’une ni l’autre ne restèrent à l’écart et continuent d’être au centre de la négociation bilatérale, de manière implicite ou explicite. En ce qui concerne l’argument de Blanco, le résultat est clair : les Étasuniens ont autant accepté les produits que les Mexicains.

Dans les faits, le résultat peut-être le plus notable de l’ALENA est que le produit mexicain d’exportation qui ait obtenu le plus de succès aux États-Unis est justement la main-d’œuvre mexicaine. Quel autre produit continue de générer des bénéfices, année après année, longtemps après avoir été envoyé, comme le montrent les dix milliards de dollars que les migrants renvoient au pays, sans compter ce qu’ils laissent aux États-Unis ?

Les migrants ont été les « non mentionnés » -on leur a octroyé encore moins de droits qu’aux capitaux et aux produits dans le cadre du TLCAN-, mais ils ont été sans aucun doute une pièce-clé de l’intégration économique entre le Mexique et les États-Unis. La dépendance croissante des deux économies envers la main-d’œuvre de la diaspora a ouvert un espace utile pour les politiciens des deux nations.

Tandis que Salinas vendait l’ALENA comme un antidote contre l’immigration illégale, Cuauhtémoc Cárdenas (du Parti de la révolution démocratique, PRD, social-démocrate, n.d.tr.) lançait une contre-proposition incorporant également le thème de la migration. L’Iniciativa Continental de Comercio y Desarrollo fut présentée devant des forums patronaux, syndicaux et devant d’autres secteurs sociaux, comme une proposition alternative d’intégration économique affirmant que le commerce n’était pas une fin en soi, mais un moyen pour le développement, et que le type d’accord commercial dépendait de la définition de la politique de développement de chaque pays. Dans ce cadre-là, Cárdenas soulignait que l’on pouvait envisager un modèle d’intégration économique ne s’opposant pas aux intérêts des travailleurs, paysans et écologistes de chaque pays, mais cherchant à s’établir à partir d’un consensus social binational sur un développement qui bénéficiera aux majorités des deux pays. Cárdenas argumentait que c’était précisément incorporer de manière explicite, dans le cadre d’un accord, les droits et la protection des immigrants. De fait, il postula que l’objectif à long terme était de créer un pays où les immigrants désireraient revenir pour construire.

Cette proposition fut reçue avec un grand enthousiasme aux États-Unis, à l’époque de la négociation de l’ALENA, mais ne fut jamais présentée au Mexique. Les raisons sont compliquées, mais on peut résumer en disant que le PRD prit la décision que la bataille sur l’ALENA était perdue. Dès lors, promouvoir une alternative n’était pas une option pragmatique dans la conjoncture de l’époque. L’initiative fut abandonnée. Mais Cárdenas comprit la signification de cette force politique potentielle, et établit une série de bureaux et de représentations au sein des communautés mexicaines, en particulier à Chicago et en Californie. De plus, le courant cardeniste et le rejet envers le gouvernement du PRI étaient encore bien ancrés au sein de la communauté mexicaine dans ce pays.

Cárdenas joua un rôle clé dans l’amenuisement des divergences entre divers secteurs organisés ici, et essaya de consolider une présence politique mexicaine au sein de la communauté immigrante.


Le thème migratoire fut utilisé durant la dernière décennie -aux États-Unis tant par les anti-immigrants que par les auto-proclamés défenseurs des immigrants et, au Mexique par quasi tout l’éventail politique- pour marquer des buts politiques qui avaient peu à voir avec la relation bilatérale, mais plutôt liés à la dynamique interne de chaque pays.

El PRD joua avec le thème du vote de l’extérieur, pendant que le gouvernement d’Ernesto Zedillo envoyait son ministre des Affaires étrangères Rosario Green dénoncer les abus contre les immigrants, et tandis que s’armaient et se désarmaient des initiatives du PRD, PRI y PAN pour chercher à établir des bases dans différentes communautés d’immigrants. C’est ainsi que démarra la compétition pour voir qui disait la même chose mais plus fort que l’autre : "nous devons défendre les droits des Mexicains aux Etats-Unis". Mais un nouveau phénomène voit également le jour : la migration devint une question clé dans la politique interne des deux pays.

La migration et la politique intérieure

Quand un politicien mexicain se présente aux Etats-Unis, il rencontre une réalité : le thème migratoire n’a que peu à voir avec la relation bilatérale mais quasi entièrement avec la dynamique de la politique intérieure. Sortir du Mexique en déclarant "Moi, j’arriverai à convaincre les gringos" ou annoncer qu’il y a des possibilités parce qu’"il y a de la bonne volonté", c’est arriver ici pour s’écraser sur une autre réalité. La politique migratoire est le résultat d’une négociation interne entre divers intérêts, du secteur patronal au syndical, en passant par l’extrême droite, les conflits au sein même de la communauté dite latina et les intérêts régionaux. Comme l’affirma Arturo Valenzuela -ex-Secrétaire assistant d’Etat pour l’Hémisphère occidental et ex-chargé des relations interaméricaines du Conseil national de sécurité de la Maison Blanche durant la présidence de Bill Clinton-, presque toute la politique étasunienne envers le Mexique et les Amériques est fonction de la politique intérieure.

Six jours qui firent trembler la relation bilatérale

Les graines semées par Cárdenas dans la communauté immigrée ici furent récoltées par Vicente Fox, qui se présenta devant des milliers d’immigrants durant sa campagne électorale pour les qualifier d’"héros" et s’engager à obtenir un accord migratoire pour garantir leurs droits.


Le 6 septembre 2001, un fait inhabituel eut lieu entre les deux pays : le Mexique mena une offensive et obligea Washington à répondre -le thème migratoire était devenu le centre de la relation bilatérale : il fut décidé, en principe, et pour la première fois, de négocier bilatéralement un accord migratoire intégral. Le président et son stratège et chancelier Jorge G. Castañeda avaient trouvé le nœud gordien. Et, fait encore plus étonnant, ils décidèrent d’agir, face à la fenêtre d’opportunités qui s’était ouverte dans la dynamique de la politique intérieure des États-Unis. Cinq jours plus tard, la porte se ferma. Et celui qui était sur le point de devenir le héros de ceux-là même qu’il avait qualifié de "héroes" devint finalement une victime de plus des attentats du 11 septembre.

Mais l’initiative de Fox et de Castañeda représenta peut-être l’initiative politique la plus audacieuse et radicale sur le thème de la migration depuis des décennies. Elle généra de grands espoirs, car c’était une proposition ambitieuse et pragmatique à la fois. La proposition de "régulariser" ou de "normaliser" la question des migrations sur base d’une série intégrale d’initiatives -depuis une amnistie conditionnée, jusqu’à un nouveau programme de travailleurs invités, en passant par un fonds de développement pour des zones produisant des migrants- faisait partie d’un jeu diplomatique mexicain qui, pour la première fois, incorporait une lecture de la dynamique intérieure étasunienne et faisait un calcul politique des forces sociales, économiques et politiques internes qui en détermineraient le résultat.

Parmi ces tendances et forces, on trouvait : le président de la Réserve fédérale, Alan Greenspan, qui avait déclaré que des pans entiers de l’économie étasunienne dépendaient désormais de la main-d’œuvre immigrée ; la centrale ouvrière AFL-CIO, qui fit volte-face sur la question (passant d’un rejet de toute réforme migratoire à une position en faveur de l’amnistie et des droits des travailleurs sans papiers) ; une association d’industries de services, hôtels et restaurants, dont les membres représentaient plus de 12 millions d’emplois, se prononça en faveur d’une large réforme migratoire (il vaut la peine de signaler que tous les secteurs patronaux et syndicaux n’ont pas favorisé un accord ; il y a différentes opinions et oppositions basées sur les intérêts particuliers de chacun). Cette combinaison de forces et d’intérêts offraient les éléments pour un consensus sans précédent aux États-Unis, en faveur d’une large réforme migratoire. Mais l’ingrédient clé de cette opportunité historique fut la longue période de croissance économique.

Cette opportunité ne fut pas fermée par le 11 septembre, mais par les politiques étasuniens. Les conditions objectives qui existaient avant les attentats sur la question migratoire sont les mêmes aujourd’hui. Mais ce qui a annulé la possibilité d’un large accord dans ce domaine, c’est l’économie, en stagnation depuis deux ans, ce qui a provoqué la perte de quelque 3 millions d’emplois. Politiquement, il est extrêmement difficile d’œuvrer en faveur d’un accord permettant la légalisation et l’arrivée de plus de travailleurs à des moments où des millions de postes de travail disparaissent.

Dans cette conjoncture, peu sont ceux qui espèrent qu’une véritable initiative ne se développe avant les élections de novembre 2004. Mais les politiciens des deux pays continueront à parler d’elle, chacun pour satisfaire ses propres intérêts particuliers, comme un élément du jeu électoral. Dans les faits, l’unique conclusion objective est que l’état actuel de la question migratoire -voire même intéressante- pour les politiciens du Mexique et des États-Unis. Le Mexique peut continuer de regretter les morts et les abus, et même dénoncer les États-Unis et ainsi gagner du terrain dans le pays comme dans les communautés mexicaines ici. Et aux États-Unis, le jeu politique sur la migration tourne autour de la concurrente des votes de la nouvelle minorité la plus grande du pays, les latinos. De plus, les forces anti-immigrés sont en train de renouveler leur présence une fois de plus, utilisant autant la crise économique que la nouvelle vague de patriotisme pour nourrir leur cause et, partant, leur influence politique.

Pour toutes ces raisons, un changement majeur de la politique migratoire ne semble pas être à l’ordre du tour. L’indicateur d’un changement ne se verra pas dans les déclarations de Creel, Derbez ou d’autres politiciens, au Mexique comme aux États-Unis. Un changement réel n’aura seulement lieu que lorsque les forces sociales et économiques des deux pays accumuleront suffisamment de pouvoir pour insister afin que les déclarations politiques deviennent réalité.

Traduction : Gil B. Lahout et Frédéric Lévêque, pour RISAL.

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