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1er avril 2004

Les difficultés de l’alliance Lula-Kirchner

par Raúl Zibechi *

 

Au-delà de la portée médiatique de la réunion où se sont retrouvés, à Caracas [Sommet du G15], Néstor Kirchner et José Ignacio Lula da Silva, la possibilité de l’adoption par les gouvernements argentins et brésiliens d’une stratégie commune face au Fonds monétaire international (FMI) semble lointaine. Les deux présidents sont parvenus à leur poste dans des situations dissemblables et distantes.

Le président cubain, Fidel Castro, a été le premier à l’annoncer publiquement. A la mi-février, dans le cadre de la VI Rencontre internationale d’économistes sur la globalisation et les problèmes du développement, il a dit que l’Argentine avait fait trembler le FMI et que si le Brésil et l’Argentine s’unissaient, cela mettrait l’organisme financier international dans une position difficile.

A la suite du sommet du G15 à Caracas, on spécule sur un virage dans la relation entre les deux pays et sur un possible changement du gouvernement Lula par rapport au FMI. Ce ne sont pas seulement les médias proches du gouvernement de Kirchner qui analysent l’imminence de ce changement [1], les médias critiques aussi affirment que nous sommes face à un virage imprévu de Lula. Dans un éditorial de La Nación, Joaquín Morales Solá soutient que l’accord entre le Brésil et l’Argentine « servira à Lula pour lancer une gestion budgétaire moins inflexible et par la même occasion pour prévenir le monde qu’il pourrait aligner sa politique sur celle de l’Argentine ». [2] De son côté, la presse brésilienne et la chancellerie nord-américaine ont adopté un profil bas face à ce supposé « virage ».

Rien ne laisse penser que des changements fondamentaux se produisent dans le gouvernement Lula en dépit des mauvais résultats économiques de sa première année de gouvernement. Tout indique qu’il va se limiter à donner son appui à l’Argentine face aux organismes financiers internationaux, ce qui ne semble pas entraîner un coût international ou intérieur important pour le gouvernement du PT. Pour Kirchner, au contraire, pressé comme il l’est d’obtenir des appuis face à la négociation très difficile avec les créanciers, même un soutien tiède du Brésil peut lui être utile. Néanmoins, de là à penser à un virage dans la politique brésilienne, il reste encore du chemin à parcourir. En effet, rien ne laisse penser qu’une stratégie commune se dessine face au FMI comme le laissait entendre le chancelier Rafael Bielsa à Caracas. Les raisons ne résident pas précisément dans la volonté de chaque président mais dans le type d’alliances sociales et politiques qu’ils ont construit au cours des dernières années, dans l’expérience sociale de chacune des sociétés et des secteurs sociaux qui appuient chacun des gouvernements. C’est-à-dire des constrictions socio-politiques que chaque gouvernement doit prendre en considération.

Des trajectoires dissemblables

Il n’est pas nouveau de dire que les années 1980 furent un désastre pour la société argentine. Mais tout dépend du point de vue que l’on adopte. Cela furent des années de désindustrialisation, de flexibilisation du travail, de forte croissance du chômage, de désarticulation du tissu social, de croissance exponentielle de la pauvreté et de la violence policière entre autres. Cela a aussi été des années propices à la spéculation financière, pour l’enrichissement rapide pour ce qui est du négoce des privatisations. Dans ce processus, la délégitimation de l’Etat a été très loin conduisant la société au bord du gouffre. Seul l’activité des nouveaux mouvements et sujets sociaux, paradoxes de la vie, a pu contribuer à ce que les Argentins ne tombent dans un abîme encore plus profond.

Les années 90 ont été très différentes au Brésil. Même avec des difficultés, le taux de croissance a été de 50% plus important que celui de l’Argentine entre 1977 et 1999. Alors que la participation de l’industrie argentine dans le produit national brut (PNB) est passée pendant ces années de 18 à 23 %, l’industrie brésilienne qui avait en 1977 une participation inférieure a réussi à dépasser l’Argentine. Comme le signale un rapport, les indicateurs du Brésil montrent « une économie plus dynamique, moins financée et dépendante de l’étranger et avec un taux d’épargne plus élevé », qui montre une différence d’ampleur dans la fuite des capitaux [3]. Le rapport cité dit qu’il existe au Brésil une bourgeoisie transnationale mais une partie de celle-ci a un projet pour le pays et « une insertion dans le marché international distincte de celle imposée par le néolibéralisme ». C’est une différence substantielle entre les deux pays, différence sur laquelle nous reviendrons plus loin.

Au-delà des chiffres bruts, la voie empruntée par les deux sociétés a été très différente. Tous les indicateurs sociaux se sont détériorés en Argentine dans les années 90. Ce n’est pas le cas au Brésil, bien que celui-ci partait d’une situation bien pire : Même en plein désastre, les indices argentins de pauvreté sont bien moindres que ceux du Brésil. En 2002, selon la CEPAL, la pauvreté urbaine argentine était de 23,7% dont 6,7% se trouvait dans l’extrême pauvreté, au Brésil ces deux chiffres étaient de 32,9% et de 9,3%. En somme, alors que l’Argentine était une société de consommation dont les habitants (au moins dans leur immense majorité) étaient des citoyens intégrés et aux droits reconnus ; au Brésil, la grande majorité de la population ne s’était jamais vue reconnaître le plein droit à la citoyenneté dans un pays qu’on qualifie encore de « champion mondial des inégalités ».

Mais les différences sont encore plus grandes si on observe ce qu’il en a été ces dernières années pour les travailleurs industriels et les classes moyennes laborieuses ; c’est-à-dire les secteurs sociaux qui ont appuyé Lula et ceux qui ont provoqué l’éclatement social de la société argentine. En Argentine, le salaire réel dans l’industrie représentait en 2001 77% de ce qu’il était en 1980 alors qu’au Brésil ces mêmes salaires s’étaient élevés à 130% de leur valeur de 1980.

Les bases sociales du néolibéralisme

Armando Boito, professeur de Sciences politiques à Unicamp soutient qu’au Brésil « une partie des classes populaires a été attirée ou neutralisée, par des voies complexes et différenciées, par le néolibéralisme », ce qui expliquerait « la continuité du gouvernement de Lula » par rapport à celui de Fernando Enrique Cardoso [4] C’est-à-dire que le néolibéralisme au Brésil compte non seulement sur l’appui de la fraction supérieure de la classe moyenne mais a également bénéficié d’ « un impact populaire ». Boito soutient que « tout au long des années 90, au Brésil, un processus politique et social a permis l’implantation d’une nouvelle hégémonie bourgeoise, basée sur le discours et la pratique du modèle capitaliste néolibéral dépendant ». Ce processus a dépassé les partis et a eu un impact dans la société. Par exemple, le noyau dur du syndicalisme, les ouvriers des grandes entreprises automobiles de San Bernardo del Campo (l’ABC de Sao Paulo d’où a émergé la Centrale unique des travailleurs CUT), a le profil suivant : 90% ont une maison individuelle dans un quartier avec de l’asphalte, l’eau courante, l’électricité et un système d’assainissement ; des salaires élevés, un travail stable et des droits sociaux, de hauts niveaux de syndicalisation et la moitié dispose d’un ordinateur personnel et de l’accès à Internet. Les travailleurs de l’ABC ont depuis toujours contrôlé la CUT et par le biais de leurs dirigeants occupent des postes ministériels au sein de plusieurs ministères. « De fait -dit Boito- les syndicalistes représentent une partie très importante du personnel dirigeant de l’exécutif fédéral », une « classe détentrice » de l’appareil d’Etat selon le concept de Nikos Poulantzas.

Ce syndicalisme a travaillé dans les années 90 aux côtés de la chambre des entrepreneurs de l’industrie automobile (regroupée dans la fédération patronale FIESP) avec laquelle elle a établi d’excellentes relations pour établir un front économique pour la croissance avec l’ensemble de la fraction industrielle de la grande bourgeoisie brésilienne, « soutenant que la FIESP pourrait être un allié sûr dans la lutte contre la politique de régression sociale patronnée par les intérêts du secteur financier ». « La ’conversion’ a commencé à la base et a irradié jusqu’au sommet » du Parti des Travailleurs (PT), conclut Boito. Rappelons que le vice-président de Lula, José Alencar a été président de la FIESP.

D’autre part, le sociologue Francisco de Oliveira soutient que le secteur syndical qui contrôle les fonds de pensions s’est transformé en une nouvelle classe sociale qui dirige le gouvernement de Lula [5]. Ce processus a commencé avec la dictature militaire en 1964 qui a créé les fonds de pension de chaque entreprise d’état qui sont des fonds privés. L’Assemblée constituante de 1988 a décidé que les syndicats pourraient participer à la gestion de ces fonds à travers la Banque nationale pour le Développement économique et social (BNDS). Mais ces fonds, sont, d’après Oliveira, « la principale source de ressources pour l’accumulation de capital à long terme au Brésil ». Avec cela, est née « une caste d’administrateurs qui sont les fonctionnaires, les ouvriers et les syndicalistes des grandes entreprises et des grandes centrales syndicales ». Ces administrateurs se trouvent à une « place centrale où le capital privé cherche des ressources à accumuler ». Oliveira considère cette caste, stratégiquement située et apparentée aux gestionnaires financiers les plus importants, comme une nouvelle classe sociale qui est le secteur prédominant au sein du PT.

Si on croise les deux analyses (beaucoup plus fécondes que celles qui soutiennent que le PT a « trahi » les secteurs populaires), nous pouvons comprendre comment des intérêts communs ont commencé à se tisser entre les dirigeants actuels du PT et le secteur financier et industriel. Cela explique en passant comment peuvent coexister dans un même cabinet des cadres de la Banque mondiale avec d’anciens dirigeants syndicaux. En somme, nous ne sommes pas face à une alliance improvisée ; celle-ci s’est tissée au long de deux décennies en partant de la base et en allant jusqu’au sommet. C’est pour cela que nous pouvons conclure que le PT ne va pas rompre ni avec le FMI, ni avec la bourgeoisie industrielle, ni avec le secteur financier.

Les dernières années

Les années 90 de l’Argentine ont été en termes d’alliances sociales celles de la destruction de l’état de bien-être et de ce fait de la rupture entre l’Etat, les travailleurs et les industriels. La prédominance du secteur financier a été si intense qu’elle a même esquinté la solide alliance établie dans les années 40 entre les classes dominantes et les couches moyennes. Quant au vieux pouvoir du syndicalisme, il s’est vu doublement érodé : la désindustrialisation d’une part et la mobilisation populaire d’autre part n’ont pas laissé d’espaces en dehors de celui réduit à la cooptation de petites couches mafieuses, les restes d’un puissant mouvement syndical forgé par le péronisme.

Ce n’est pas seulement dans cet aspect que les trajectoires des années 80 et 90 sont opposées dans les deux pays. Cela a été également le cas des voies suivies par les couches moyennes : une fraction non négligeable des classes moyennes argentines s’est enfoncée dans la pauvreté et s’est « précarisée » alors qu’au Brésil un large secteur a bénéficié des politiques néolibérales comme nous l’avons vu.

Finalement les luttes sociales qui ont eu lieu ont leur impact dans la configuration des gouvernements : le « default » de remboursement argentin au FMI, c’est la population qui l’a d’une certaine manière « décrété » dans la rue les 19 et 20 décembre 2001 mais il a été en réalité le point culminant de dizaines de petites et moyennes explosions depuis le début des années 90. Kirchner s’est retrouvé avec le « default » de paiement et n’a pas de marge actuellement pour continuer à payer le FMI sur le dos des Argentins. La tâche principale du gouvernement Kirchner est de récupérer la légitimité perdue de l’Etat argentin. C’est à partir de cela que l’on évaluera sa gestion. Même les ultra-conservateurs du journal La Nación l’ont compris ainsi. Mais récupérer la légitimité suppose une série de mesures à contre-courant du modèle, bien qu’il ne s’agisse pas d’une rupture avec celui-ci : nettoyer ou contenir les appareils répressifs, approfondir la justice, congeler les tarifs des entreprises privatisées, etc.

Le gouvernement de Lula est le fruit de l’alliance entre le parti le mieux structuré du pays, les représentants de l’industrie et le secteur financier. Il est arrivé au pouvoir dans une des périodes où les luttes sociales sont les plus faibles, dans une situation où il n’existe pas de contestation significative du modèle. Les gestionnaires du modèle ont certainement subi un certain affaiblissement après une décennie de néolibéralisme. Mais le processus brésilien n’a rien à voir avec celui de l’Argentine qui à ce niveau partage certaines similitudes avec celui du Venezuela.

L’arrivée de Lula au gouvernement est, comme nous l’avons vu, le produit d’une construction sociale et économique prolongée dont l’expression politique réside dans le PT et dans son alliance avec les autres partis, avant et après son arrivée au palais présidentiel de Planalto (alliance avec le parti libéral d’Alencar, d’abord et le PMDB qui avait soutenu le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso). Ce que recherchent ces secteurs c’est l’insertion du Brésil sur la scène mondiale de la meilleure manière possible mais ils ne remettent pas en question le rapport de forces existant. C’est pour cela que Lula ne s’oppose pas à l’ALCA mais prétend négocier le rôle du Brésil en son sein et c’est pour cela qu’il tente opiniâtrement d’établir une vaste alliance avec d’autres pays émergeants du Tiers Monde comme l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud qui ont besoin de s’ouvrir un espace dans le monde du capital. Pour ce qui est de la politique intérieure, ils ne cherchent pas à développer un vaste marché interne, comme cela s’est produit au cours de la période de développement par substitution des importations en Argentine. Un marché interne suppose davantage de travail mais aussi de meilleurs salaires, ce qui porte atteinte à la compétitivité de l’industrie brésilienne qui se focalise sur les marchés du Nord. C’est pour cela que le plan ’Faim Zéro’ se limite à mettre sur pied des politiques compensatoires focalisées sur les pauvres et non pas à dépasser la pauvreté en permettant à chacun d’avoir un travail digne.

Une stratégie commune entre le Brésil et l’Argentine supposerait que le premier rompe avec le FMI et se déclare en « default » de paiement comme l’espérait le gouvernement de Kirchner. Rien n’est plus éloigné de la réalité. L’ « élève modèle » veut continuer à le rester et la « bête noire » du monde financier n’a pas d’autre choix que de continuer dans sa voie rebelle tant que la société argentine ne change pas de cap. Quelle que soit la sympathie que les deux présidents éprouvent l’un à l’égard de l’autre et la proximité idéologique qu’ils peuvent ressentir, ils sont le produit de situations sociales et de constructions politiques différentes.

Traduction : Virginie de Romanet.

ALAI, 5 de marzo del 2004

Notes :

Notes

[1Voir Página 12, 29-02-04.

[2Joaquin Morales Solá, El imprevisto giro de Lula y Kirchner, La Nación, 29-02-04.

[3Instituto de Estudios y Formación de la CTA, "Diferencias entre Brasil y Argentina", en http://www.cta.org.ar/, Avril 2003.

[4Armando Boito Jr, "A hegemonia neoliberal no governo Lula", en revista Crítica Marxista No. 17, Río de Janeiro, Editora Revan, 2003.

[5Entrevue de Francisco de Oliveira dans la Folha de Sao Paulo, 22-09-03

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