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24 septembre 2003

Les coulisses agitées de Cancun

 

Par Arnaud Zacharie*

La conférence de Cancun représente une nouvelle étape de la crise de la gouvernance mondiale. La fin de la guerre froide avait suscité d’immenses espoirs. La démocratie et les droits de l’homme pouvaient
enfin être universellement promus par l’ONU. Le Sommet de la Terre de Rio (1992) débouchait sur un ambitieux « Agenda 21 ». Le « Consensus
de Washington » prôné par le FMI et la Banque mondiale faisait du
marché libre la clé du développement des pays du Sud et de l’Est.
Enfin, huit années de difficiles négociations (1986-1994) avaient
transformé le GATT en une Organisation mondiale du commerce (OMC)
dotée d’un tribunal contraignant et fondée sur le principe
démocratique de « un membre = une voix ».

Aujourd’hui, les espoirs se sont mués en perplexité, voire en
désillusion. Les crises financières asiatique, russe et
latino-américaine, la marginalisation croissante de l’Afrique
subsaharienne, les importants blocages rencontrés par le processus de
Kyoto, la crise boursière dans les pays industrialisés et, last but
not least, la crise de l’ONU liée à la guerre préventive en Irak ont
contribué à créer un « nouveau désordre international ». L’OMC n’a
évidemment pas été épargnée. Après l’échec à Seattle (1999) de sa
troisième conférence ministérielle, chahutée par les manifestants et
(surtout) incapable de dépasser les divergences Nord-Sud et
euro-américaines, l’OMC a su profiter de la pression de l’après-11
septembre pour lancer à Doha (2001) un « Agenda du développement »
devant aboutir fin 2004. Mais les deux années de négociations qui ont
suivi ont vu ressurgir des clivages encore plus complexes que par le
passé. Si un accord est finalement conclu à Cancun, il sera des plus
vagues et pèsera sur la suite des négociations.

D’abord, les pays du Sud sont de moins en moins enclins à accepter les
promesses non tenues des pays industrialisés et les règles
défavorables qui en découlent : l’évaluation sur l’impact des
libéralisations, promise depuis 1995, n’a toujours pas été réalisée ;
la moyenne des droits de douanes fixés par les pays industrialisés
pour les articles manufacturiers en provenance du Sud est quatre fois
plus élevée que pour les mêmes articles émanant du Nord ; alors que
les pays industrialisés protègent et subventionnent leur agriculture,
les pays du Sud se voient refuser de telles mesures ; le système des
brevets freine l’accès des pays pauvres aux médicaments et empêche la
recherche liée aux maladies qui n’existent que dans ces pays ; etc.
Fatigués de cette réalité, les pays du Sud ont fixé un ultimatum clair
aux pays industrialisés, en conditionnant la suite des négociations à
un accord sur le dossier agricole et sur celui des médicaments. Passé
quasiment inaperçu dans les médias, un accord informel a été pris au
début de l’été 2003 par l’Inde, l’Afrique du Sud et le Brésil, à l’
invitation de ce dernier, pour ne parler que d’une seule voix au sein
des organisations internationales. Cet embryon de « nouvelle
tricontinentale » a pour ambition de s’ouvrir à terme à la Russie et à
la Chine, nouveau venu de poids à l’OMC. Le trio, allié au Kenya, a
déjà agit en étant fin août 2003 à la base du compromis sur les
médicaments. Il a également initié la constitution d’un « G20 du Sud »
défendant une position commune sur le dossier agricole.

Ensuite, les divergences persistent entre les Etats-Unis et l’Union
européenne qui, une fois n’est pas coutume, parle d’une seule voix sur
la scène internationale. Pire, la stratégie unilatéraliste de l’
administration Bush est difficilement compatible avec la logique
multilatéraliste de l’OMC. Contrairement à l’administration Clinton, l
’équipe de Bush ne semble guère concernée par la santé de l’économie
mondiale. Seule la croissance américaine semble l’intéresser. Bien qu’
elle s’en défende, il est de plus en plus clair qu’elle table sur un
« dollar faible » pour réduire son gigantesque déficit commercial sur
le dos des autres pays industrialisés, à commencer par les pays de la
zone euro. Elle se cache d’ailleurs moins pour demander en vain à la
Chine d’abandonner sa politique du « yuan faible », qui rend
artificiellement bas le coût des produits exportés par ce pays. En
outre, l’administration Bush, dont la devise semble être « le
protectionnisme pour nous, le libre-échange pour vous », voit d’un
très mauvais oil les procès que les Etats-Unis ont récemment perdu
devant le tribunal de l’OMC. Certaines voix influentes à Washington,
déjà irritées de devoir admettre le nécessaire retour de l’ONU en
Irak, se disent que des négociations et des accords bilatéraux
permettraient au gouvernement d’utiliser au cas par cas tout son poids
diplomatique, sans que des règles multilatérales contraignantes ne
viennent le perturber.

A cette aune, prôner « la suppression de l’OMC », comme le font aussi
bien la droite radicale que la gauche radicale, serait une erreur.
Cela ferait le jeu des unilatéralistes en transformant les règles
commerciales en véritables « lois de la jungle » et en exacerbant les
rapports de force bilatéraux. Un tel remède pourrait aggraver les maux
souvent dénoncés avec pertinence, voire déboucher sur de nouvelles
guerres commerciales. Par contre, il semble urgent de réformer l’OMC
en profondeur et de la remettre à sa place, afin de garantir au niveau
mondial aussi bien le développement équitable du commerce des biens et
des services marchands que la satisfaction des droits fondamentaux.

Cela passe d’abord par une évaluation des accords existants et par la
définition de règles équitables entre le Nord et le Sud, ce qui
implique avant tout de respecter les engagements pris à Doha, comme
celui de mettre en pratique « le traitement spécial et différencié »,
celui de « contribuer à une solution durable du problème de l’
endettement extérieur des pays en développement » et « des effets de l
’instabilité financière et monétaire », celui de « protéger la santé
et, en particulier, de promouvoir l’accès de tous aux médicaments »,
celui d’éliminer le protectionnisme sur « les produits [non agricoles]
dont l’exportation présente un intérêt pour les pays en
développement » ou celui de viser « des améliorations substantielles
de l’accès aux marchés » et « des réductions de toutes les formes de
subventions à l’exportation, en vue de leur retrait progressif ».

Mais ces promesses ne sont pas suffisantes. Il est par exemple
nécessaire de réaliser qu’il n’y a plus un seul Tiers Monde, mais
plusieurs, avec d’un côté une vingtaine de pays du Sud « semi
industrialisés » et de l’autre une petite centaine de pays pauvres
totalement démunis. Il est également crucial de ne pas condamner sans
nuance, comme le fait la Banque mondiale, le soutien de l’agriculture
paysanne si elle a pour but de garantir la sécurité alimentaire, ce
qui pourrait passer au Sud par la création de marchés communs
agricoles régionaux, comme l’ont fait les Européens il y a quatre
décennies. Il est aussi indispensable de rompre avec la logique de « 
marchandisation » des services et des biens publics fondamentaux comme
l’eau, l’éducation, les semences ou le génome humain, ce qui passe par
une réforme en conséquence des accords sur les services (AGCS) et les
droits de propriété intellectuelle (ADPIC), notamment par la
définition de biens publics mondiaux non régis par les lois du marché.

Enfin, un des enjeux les plus cruciaux du siècle naissant est sans
doute la mise en place à l’échelle internationale d’une hiérarchie des
normes de droit garantissant les droits fondamentaux. Actuellement, l’
OMC, qui a pour mission de garantir la liberté de commercer, est la
seule organisation internationale contraignante, de surcroît
extérieure à l’ONU. Il en résulte que le « droit de commercer
librement » a de facto la primauté sur les autres droits, ce qui
aboutit progressivement à une « organisation commerciale du monde » au
détriment du droit non-marchand issu de la Déclaration universelle des
droits de l’homme. Il est donc indispensable d’intégrer l’OMC à un
nouveau système plus démocratique et contraignant des Nations unies,
où la liberté de commercer serait subordonnée aux droits fondamentaux
défendus par une coordination d’organisations existantes (OIT, OMS,
UNESCO, PNUE, CNUCED, etc.) et/ou par un Conseil de sécurité
économique et social. Bien qu’elle soit encore soumise à d’importants
blocages politiques au Nord comme au Sud, une telle option permettrait
de répondre sérieusement à la crise actuelle de la gouvernance
mondiale.

Contact pour cet article : Arnaud.Zacharie@CNCD.BE

*Directeur de recherche au CNCD, coauteur de « 
FMI. La main visible » (Labor, 2003).

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