recherche

Accueil > Réflexions et travaux > « Les choix impossibles dans une dépression mondiale » Immanuel Wallerstein

15 juin 2010

« Les choix impossibles dans une dépression mondiale »
Immanuel Wallerstein

par Immanuel Wallerstein *

 

Tandis qui les dirigeants et les experts de la planète continuent de nier la réalité de la dépression mondiale – se refusant même d’en prononcer le mot – les choix impossibles auxquels les gouvernements font face les uns après les autres deviennent chaque jour plus évidents. Il suffit de considérer ce qui s’est passé ne serait-ce que le mois dernier.

Les Etats-Unis ont enregistré leurs pires chiffres du chômage depuis un bon bout de temps. Certes, quelques nouveaux emplois ont été créés, mais 95% d’entre eux étaient dus aux besoins temporaires du recensement de la population. Le secteur privé n’a créé que 10% des emplois qui étaient attendus des employeurs. Malgré cela, il est devenu aujourd’hui politiquement impossible d’obtenir un vote du Congrès autorisant de nouvelles injections d’argent pour la relance. Et la Réserve fédérale a cessé d’acheter des titres du Trésor et des obligations hypothécaires (mortgage bonds). Ces pratiques avaient été les deux principales stratégies de création d’emplois. Pourquoi les avoir arrêtées ? Parce que les appels à une réduction des déficits sont devenus trop pressants.

La conséquence la plus immédiate peut s’observer au niveau des budgets des différents Etats fédérés. Le coût du Medicaid est en hausse du fait de la crise économique. Ce coût est supporté par les Etats fédérés séparément. L’année passée, une augmentation des subventions fédérales aux dépenses des Etats pour le Medicaid leur est venue en aide. Le Congrès ne le répétera pas. Dans ce contexte, selon le gouverneur de la Pennsylvanie Edward Rendell, le découvert budgétaire de son Etat va augmenter des deux-tiers et le forcer à licencier 20 000 enseignants, policiers et autres employés publics. Bien entendu, ceci s’ajoute à la perte de services médicaux pour de nombreuses personnes.

En Grande-Bretagne, pour le nouveau Premier ministre David Cameron, réduire l’emprunt est « la question la plus urgente à laquelle [le pays]est aujourd’hui confronté ». Le Financial Times résume ces propositions par un titre : « Cameron lance une ère d’austérité ». L’appréciation de cette politique par le quotidien : « Si le gouvernement est prêt à réduire les dépenses de façon aussi abrupte, il ne pourra éviter une casse visible des services publics. Les coupes seront plus sauvages que tout ce qui a été envisagé par le gouvernement Thatcher lui-même ».

La chancelière allemande Angela Merkel a annoncé sa version de l’austérité : des coupes massives et immédiates dans les dépenses publiques, coupes qui augmenteront chaque année dans les quatre ans qui viennent. La chancelière a également annoncé de nouvelles taxes sur les compagnies aériennes, lesquelles compagnies ont immédiatement déclaré que cela affecterait sérieusement leur capacité à rétablir leurs bilans et à les sauver de la banqueroute. Le taux de chômage allemand va augmenter mais les prestations-chômage vont être réduites. D’autres gouvernements en Europe ainsi qu’au Etats-Unis ont poussé l’Allemagne à dépenser plus et à exporter moins, afin de restaurer la demande mondiale. Merkel a rejeté ces demandes, déclarant que la réduction de la dette était sa priorité.

Le nouveau Premier ministre japonais, Naoto Kan, a averti son pays que la situation de la dette était à ce point mauvaise que le Japon pourrait être confronté à une situation comparable à celle de la Grèce. Pour y remédier, il a proposé des hausses d’impôts, plus de régulation du secteur financier et de nouveaux types de dépenses publics.

Au milieu de toute cette super-austérité dans le Nord, une chose particulièrement remarquable s’est produite mais qui semble avoir échappé à tout le monde ou presque. Comme personne ne l’ignore, l’Espagne est l’un des nombreux pays européens désormais en difficulté économique du fait de ratios de dette très importants. Le 30 mai, Fitch Ratings a rejoint d’autre agences de notation en abaissant la note des obligations d’Etat espagnoles de AAA à AA+. La question est de savoir pourquoi. La veille, le parlement espagnol venait de voter les plus grosses coupes budgétaires en trente ans.

Les réductions budgétaires sont apparemment ce que l’Allemagne et d’autres ont réclamé en Grèce, en Espagne, au Portugal et dans d’autres pays menacés par l’excès de dette. L’Espagne a répondu à cette pression. Et précisément parce qu’elle l’a fait, Fitch Ratings a dégradé sa note. Brian Coulton, responsable de la notation de l’Espagne chez Fitch, a déclaré dans le communiqué annonçant la nouvelle : « Le processus d’ajustement à la baisse du niveau d’endettement externe et du secteur privé se traduira en réalité par une réduction du taux de croissance de l’économie espagnole sur le moyen-terme ».

La belle affaire : vous êtes maudits, que vous le fassiez ou non. La finance spéculative a provoqué un effondrement catastrophique dans l’économie-monde. La balle avait alors été lancée aux Etats pour résoudre le problème. Les Etats ont moins d’argent et plus de demandes pesant sur eux. Que peuvent-ils faire ? Ils peuvent emprunter, jusqu’à ce que les prêteurs arrêtent de prêter ou réclament des taux d’intérêt trop élevés. Ils peuvent taxer mais les entreprises disent que cela diminue leur capacité à créer des emplois. Ils peuvent réduire les dépenses. Mais en plus des terribles souffrances que cela inflige à tout le monde, particulièrement aux plus vulnérables, la probabilité d’un retour de la croissance s’en trouvera diminuée, ce que souligne M. Coulton pour l’Espagne.

Il existe bien entendu un gros poste de dépenses qui offre des marges de réduction : la défense. Les dépenses militaires procurent des emplois mais bien moins que si l’argent était utilisé autrement. Cela ne s’applique pas seulement aux plus gros dépensiers, comme les Etats-Unis. Un aspect quasiment passé sous silence concernant les problèmes de dette de la Grèce a été celui de ses considérables dépenses de défense. Les gouvernements sont-ils disposés à réduire significativement ces dépenses militaires. Cela ne semble pas très probable.

Que peuvent faire les Etats, alors ? Ils essaient un jour une chose, le lendemain une autre. L’an dernier, c’était la relance. Cette année, c’est la réduction de la dette. L’année d’après, ce seront les impôts.

Quoi qu’il en soit, la situation générale va devenir de pire en pire.

La Chine peut-elle nous sauver ? Stephen Roach, le très perspicace analyste de chez Morgan Stanley, a l’air de le penser, à condition que le gouvernement « stimule la croissance interne ». Dans ce cas, des hausses de salaires seraient contrebalancées par une productivité plus élevée. Peut-être. Mais le gouvernement chinois s’est montré rebelle à une telle politique jusqu’à présent, pour des raisons non pas économiques mais politiques. L’énergie qu’il a dépensé pour maintenir la stabilité politique a été d’une importance capitale jusqu’à présent. De surcroît, Roach lui-même nourrit une grande crainte : que les attaques contre la Chine, le China-bashing, à Washington ne conduisent à des sanctions commerciales. Pour ma part, je pense qu’il y a en effet une grande probabilité, alors que la situation économique des Etats-Unis continue de se détériorer.

La sortie de tout ceci ne passe pas par des petits ajustements ici ou là, qu’ils soient de nature monétariste ou keynésienne.

Sortir de la cage économique dans laquelle se trouve le monde requiert une refonte fondamentale du système-monde. Cela se produira sûrement, mais dans combien de temps ?

Commentaire n° 283 , 15 juin 2010

Retour en haut de la page

El Correo

|

Patte blanche

|

Plan du site