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15 mars 2005

Le capitalisme peut-il renouer avec le progrès social ? Et comment ?

par Eric Le Boucher

 

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A ceux qui déplorent la dureté des conditions de travail, les licenciements, les délocalisations, les inégalités croissantes, les ratés de la mondialisation, à ceux qui se plaignent de l’impuissance des politiques face à ces phénomènes, on recommande la lecture de l’ouvrage de Michel Aglietta et Antoine Rebérioux, respectivement professeur et maître de conférences à l’université de Nanterre (Dérives du capitalisme financier, Albin Michel, 394 p., 28 euros).

Voilà un livre attendu par toute la gauche. Il ouvre une perspective sur ce qui pourrait devenir une politique sociale, au sens large, fondée non pas "contre" l’univers libéral, comme s’épuisent à le proposer les antimondialistes, mais "au-dedans", en prônant sa transformation.

Jusque dans les années 1980, le capitalisme rimait avec le progrès social dans les pays occidentaux. Il a su développer un enchaînement vertueux d’essor des grandes entreprises, du salariat, des organisations syndicales, des négociations de compromis entre les managers et les salariés, bref, d’un partenariat capital-travail qu’Aglietta avait décrit sous le nom de "régime fordiste".

Proprieté et contrôle

Que s’est-il passé ensuite ? Pour le saisir, il faut observer le cœur du système capitaliste : la relation entre l’actionnaire et l’entreprise. Comme l’ont écrit les Américains Adolf Berle et Gardiner Means, dans un texte paru au plus fort de la Grande Crise, en 1932 (The Modern Corporation & Private Property, Transaction Publishers), l’importance prise par les sociétés anonymes, dont les actions sont librement achetées et vendues en Bourse, a provoqué une séparation entre la propriété et le contrôle des entreprises. L’actionnaire a perdu son influence en échange d’une rémunération (dividende et hausse du cours), le manager gagné le pouvoir. Cette évolution a, parmi d’autres facteurs, généré le fordisme.

Or la crise des années 1970 fait sauter ces compromis. Les juristes et économistes libéraux veulent abolir cette séparation de la propriété des entreprises et de leur contrôle qui dépossède l’actionnaire. Il faut rétablir celui-ci dans son droit, c’est-à-dire remettre le manager à sa place d’agent obéissant et remplaçable, afin d’en revenir à un bon fonctionnement des firmes et du capital. Le mouvement est poussé par l’émergence des fonds de pension (propriétaires de 25 % du capital des grandes firmes américaines), mais son essence est surtout idéologique, selon les auteurs. Voilà, en tout cas, l’actionnaire fait roi.

"La valeur boursière devient l’alpha et l’oméga de l’activité économique." Les salariés sont devenus les variables d’ajustement des entreprises. "Ils portent tous les risques"des aléas conjoncturels, les actionnaires aucun.

Or affirment les auteurs : contrairement à ce que vante le discours libéral sur l’efficience d’un tel système, "la régulation du capitalisme par la prépondérance des marchés boursiers est une perversité". Elle porte "des contradictions internes"explosives qui conduisent à une instabilité permanente et à des crises régulières.

Bulles et crises

Les marchés financiers en sont la cause. Ils se sont développés pour faciliter les mouvements des actionnaires et pour "couvrir" leurs risques, mais ils sont interdépendants et réagissent "en boucle" en cas de pépin. La finance moderne amplifie les moyens de financement, mais se révèle très instable. C’est dans ce contexte de grandes vagues de bulles et de crises que notre actionnaire doit se déterminer. Comme il n’a, pour contrôler le manager, que la possibilité d’acheter ou vendre ses actions, son choix est parasité par les grandes oscillations qui emportent les marchés à la hausse ou à la baisse.

Comment croire, dans un tel climat d’"intersubjectivité", qu’il s’agit là de l’idéal de la gestion des entreprises ? La preuve en est, ajoutent les auteurs, que les dirigeants, loin d’être mieux "contrôlés", ont, au contraire, gagné en autonomie... et en salaires. La "gouvernance" par la Bourse ne fonctionne pas. Les crises du genre Enron ne sont pas des exceptions, mais la règle. "En l’absence d’un changement profond dans la gouvernance, les désordres financiers vont continuer, les malversations prospérer, les inégalités enfler et la démocratie dépérir."

Socialisation du Capital

La solution est au point de départ : il faut revenir à la distinction de Berle & Means et considérer que "les actionnaires ne sont pas les propriétaires des entreprises". Ils ne sont propriétaires que de leur apport converti en parts sociales pour lesquelles ils doivent être rémunérés. Mais l’entreprise est une entité qui porte "un intérêt collectif", celui de tous ses participants, qu’il faut prendre en compte et défendre. S’ensuit cette proposition : "Le capitalisme ne pourra renouer avec le progrès social que si la logique du marché est subordonnée au contrôle de la démocratie."

Les auteurs donnent deux axes pour agir : le premier est de repousser le modèle américain de gouvernance, comme l’ont compris pas mal d’entreprises continentales européennes, mais comme il devient de plus en plus difficile de le faire à cause des normes comptables américanisées ; le second est de créer un grand fonds à partir des fonds de pension des entreprises et d’une épargne de capitalisation pour les retraites qui serait contrôlé par l’Etat et investi à long terme, "dans un esprit d’utilité sociale". Ce fonds, par son ampleur, aurait une vertu stabilisatrice pour les marchés. Après la "socialisation des salaires" de la période fordienne (les mécanismes de l’Etat-providence) viendrait la "socialisation du capital".

Les sociaux-démocrates peuvent-ils vaincre leur "défaitisme" et oser promouvoir un modèle européen de gouvernance démocratique des entreprises ? Les dirigeants européens peuvent-ils se défaire du modèle américain et admettre que leur entreprise a maintenant une importance qui concerne la démocratie ?
Voilà au moins un contenu fort pour les revendications jusqu’ici creuses d’" Europe sociale".

Le Monde Paris, 9 octobre 2004

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