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1er septembre 2018

Le Tea Party argentin, haine et jouissance...

 

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Il y a quelque chose de nouveau qui se laisse entrevoir dans ce mélange de haine et de jouissance que traduisent les harangues contre Cristina Kirchner. Il ne s’agit pas seulement du noyau le plus fidèle de la majorité mais d’un univers de subjectivités qui se sent très à l’aise dans la droite la plus dure, les nouvelles technologies et les relents de l’esthétique postmoderne. Un mélange de fascisme social, de personnages publics qui transpirent des idées réactionnaires et de spéculations sur la fin de l’idéologie et de la pensée critique.

La scène est connue. Des drapeaux célestes et blancs. On entonne l’Hymne National. Quelques affiches écritent à la main avec des phrases peu aimables. Le tout transmis en boucle sur les chaines d’information et réalimenté par les réseaux sociaux. Nous pouvons réunir toutes les images, positions, mises en scène et discours de la marche de 21A vers le Congrès National, demandant la levée de l’immunité sénatoriale de Cristina Fernández et les perquisitions de ses domiciles, sous un concept provisoire : le Tea party argentin en mouvement.

Peu de doutes demeurent quant à la persistance et de la vitalité dans notre pays d’une mobilisation du spectre de la droite politique et idéologique. De manière à peine dissimulée, ce spectre défile derrière des bébés gigantesques dans la mobilisation contre l’avortement ; il communique à travers des réseaux sociaux pour avaliser le fait de la répression violente de la police et réclamer encore plus de répression ; il s’entasse dans les couloirs de l’opinion publique pour vomir sa rancune contre tous les bénéficiaires des politiques publiques de bien-être social ; il se sent étouffé par la présence de migrants dans « son pays » et se précipite avec furie contre ceux qui ne croient pas à ce qu’il croit, ceux qu’il considère comme suspects de trahison, d’incapacité ou de perturbation morale. Tout cela façonne le Tea Party argentin, qui a trouvé une expression politique – dont il se sentait orphelin – d’abord dans le PRO et puis dans l’alliance de droite Cambiemos.

Cet univers de subjectivités et de discours se sent très à l’aise dans les positions politiques d’une droite dure, les nouvelles technologies de l’information et les relents de l’esthétique postmoderne. Il forme ainsi un mélange déséquilibré de fascisme social, de personnages publics qui transpirent des idées réactionnaires et des spéculations rhizomatiques sur la fin de l’idéologie et de la pensée critique.

La manifestation du 21 août, bien que convoquée par quelques fonctionnaires et législateurs de la majorité à travers les réseaux sociaux, veut ratifier encore une fois sa « spontanéité ». « Il n’y a ni autobus ni billets gratuits », se vantait un dirigeant PRO. Les suppositions qui sont mises en avant dans cette tirade sont aussi pour nous autres très bien connues : le mépris de toute organisation politique, le soupçon de clientélisme et le mépris de ceux qui décident d’assister, ou de qui fait partie d’un collectif ou d’un groupe militant.

« Rendez ce que vous avez volé », « mettez-la en tôle », « Que le Sénat ne se transforme pas en gardien de la corruption », « Cristina, rend l’argent », de « N.S.C » (nous ne sommes pas cons) et le « Flan, flan, flan » (ces dernières allocutions confirment le soupçon que Casero [Alfredo Casero est un « comique » argentin, animateur Radio-TV diseur des « vérités » très réacs] continue à ne pas être compris par ceux qui dans les années quatre-vingt-dix ne l’ont pas vu, et aujourd’hui, sans douter, le répètent). Au fond, se laisse entendre un cantique : « Cristina, voleuse, le peuple n’oublie pas ! ». Mariana Zuvic – députée du Parlasur – fête en rythme sur les images « les deux semaines ininterrompues de justice après tant d’années ». Quelques minutes avant, le présentateur TV essayait d’établir le lien entre cette marche et celles d’il y a cinq ans quand s’agitait le fantôme d’une « re- re » élection de Cristina qui n’est jamais arrivée. Comme alors, mardi, avant la marche, on faisait connaître l’information selon laquelle la même Cristina Fernández se mettait à disposition du juge Bonadío pour que soit menée la perquisition, bien qu’elle demandait le respect de quelques conditions.

Que les images nous soient familières, une sorte de dejá vu (en fr dans le texte), cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas quelque chose de nouveau dans le répertoire, quelque chose que nous devons écouter. Quel est ce « plus » (en fr dans le texte) qui se perçoit dans ce mélange de haine et de jouissance que traduisent les harangues contre Cristina ? Y a-t-il une nouveauté dans cette demande de justice ? Mais aussi : quelles illusions ataviques s’expriment dans ceci ? Il serait tranquillisant de croire que ceux qui se sont manifestés là ne sont que ce « noyau dur » toujours disposé à rejoindre l’appel pour livrer bataille à l’insécurité, au manque de liberté et à la corruption. Bien qu’il soit indéniable que ce noyau est, fut et sera toujours là, certains faits nous font douter sur l’idée même d’un « noyau dur ».

Ici et maintenant le signifiant qui fait circuler et qui traverse le Tea Party argentin est celui de « corruption ». À première vue, quelqu’un pourrait trouver difficile que l’on puisse construire avec ce signifiant le syntagme des amours et des haines de cette équipe singulière. Finalement, celui qui choisit un ex-entrepreneur de travaux publics comme porte-drapeau d’une entreprise de purification morale sait que toute sa construction pourrait facilement tomber, qu’il va à la bataille avec des arguments inconsistants et des idées fragiles. Cependant, il ne s’est pas passé quelque chose de très différent aux États-Unis, où un autre entrepreneur et investisseur immobilier s’est transformé en héros des critiques des affaires de Washington, de l’ouverture culturelle et des faiblesses de la politique démocratique. La question qui émerge dans ce contexte semble obligée : pourquoi ces personnages gris sont-ils choisis pour accomplir ces missions de purification historique et de régénération de la société dans la crise actuelle du capitalisme mondial ?

Une réponse rapide consisterait à signaler ce que ces figures arborent publiquement : pouvoir et richesse. Ce que cela procure peut-être à ceux qui suivent ces personnages n’est pas de lutter corps à corps contre quelque chose et pour quelque chose, mais de s’identifier au puissant et à leurs luttes, dans un contexte de restriction et de forts conflits sociaux. En termes psychologiques le mécanisme semble raisonnable, il s’agit de se mettre sous l’aile de quelqu’un qui a juste beaucoup de pouvoir quand à l’horizon la tempête fait rage. Au moins jusqu’à ce que cette protection ne fasse de façon manifeste partie du danger, l’identification peut durer et conduire des luttes qui sembleraient autrement absurdes. Ce n’est pas un hasard si cette partie du spectre idéologique se sent si à l’aise avec les figures masculines, qui ont accumulé beaucoup de richesse avec « astuce »,qui se sont jetées en politique sans avoir partagé l’esprit de la transition démocratique et qui héritent d’une image publique dans laquelle ils apparaissent comme les nouveaux venus habitués à commander.

Le diagnostic que ce groupe fait de la crise procède de la même configuration psychologique : le problème est la faiblesse, l’excès d’ouverture face aux faibles, qui a produit le grand déséquilibre dont les hommes forts nous sortiront quand nous leur donnerons encore plus de pouvoir. Sous cette logique élémentaire, le faible est le coupable de la crise, parce qu’il lance dans toutes les directions des revendications que le système ne peut pas satisfaire. Ceux qui les écoutent et donnent un statut public à leurs fragilités individuelles, qui montrent aussi les fragilités collectives, se transforment tout de suite en complices de cette conspiration des faibles contre les symboles hiérarchiques de la loi et de l’ordre.

Peut-être qu’est-ce pour cela qu’ils dénoncent avec tant d’insistance l’ouverture culturelle et la sensibilité morale de la démocratie, qui a comme fondement le respect et le soin des droits de l’homme. Les membres du Tea Party savent très bien qu’à côté de l’universalisme abstrait de la démocratie peuvent surgir des formes concrètes destinées à réparer l’inégalité de/par la force. Ce qu’ils savent c’est ce qu’ils ne peuvent tolérer, s’ils veulent se sauver de la main des puissants.

Une autre façon de répondre à l’énigme que nous nous posons consiste à aborder le problème depuis l’autre extrémité, c’est à dire, nous demander ce qu’ils appellent réellement « corruption » au sein du Tea Party : que recouvre ce terme qui fait allusion à la désintégration et à la putréfaction dans l’imagination de ces sujets ? Le premier point qu’il faut observer, c’est que la « corruption » qui importe est quelque chose que l’on sent, qui se sent dans la peau plus que dans l’esprit. Ce n’est pas un ensemble de faits qu’il a fallu démontrer avec des preuves et des arguments, mais quelque chose qui apparaît à travers des images, qui peut se toucher et se partager dans des rituels collectifs. L’objet de la corruption possède un voile qui le recouvre, mais cela sert à confirmer seulement son absolue ubiquité, sa présence religieuse et sa proximité sensible.

Tous les membres du Tea Party ressentent la corruption, la palpent avec leurs doigts comme on palpe l’image de la vierge Marie ou le pouvoir transparent de l’argent. Dans leurs relations sociales ce contact abominable avec la corruption qui les entoure peut se transformer en un sujet d’une importance telle qu’il exclut non seulement les autres possibles mais dote de sens chacune de leurs vies.

Donc, quand nous écoutons patients la cadence de ce qu’ ils disent sur ce qu’ils ont vu et senti sur la corruption, nous nous rendons compte qu’en réalité la corruption qui les affecte transcende infiniment les visages dans lesquels aujourd’hui ils identifient ce malheur qui, en même temps, les séduit et les épouvante. La liste de ceux qu’ils estiment corrompus et qui corrompent la vie sociale est très longue :

  • Les « mauvais pauvres », ceux qui demandent sans fin, sans égards des conditions générales et ne savent pas être reconnaissants ;
  • Les « femmes égarées » qui désirent une liberté pécheresse et que personne ne semble pouvoir freiner ;
  • Ceux qui sans pudeur jouissent de sexualités dissidentes et ont la folle prétention de le faire extra-muros ;
  • Les jeunes qui, en faisant la sourde oreille au conseil des plus âgés, se passionnent trop pour la vie et la politique ;
  • Les travailleurs qui protestent parce qu’ils ne se résignent pas devant les mensonges qu’on leur a fait croire ;
  • Ceux qui migrent pour chercher un autre avenir, et ils menacent de déstabiliser le droit supposé prioritaire « des nôtres » ;
  • Ceux qui ne croient pas à la vertu curatrice de la violence et essaient d’autres moyens pour une meilleure vie en commun.

Voilà le vrai texte de la corruption dans la politique contemporaine, un texte dont les pages ne disent hélas rien sur l’intégrité morale des fonctionnaires ou les vertus civiques des propriétaires du système économique.

Le livre de la corruption tant voulu est en réalité un texte théologique, dans lequel des groupes sociaux distincts cherchent une explication chimérique de la crise économique, une fuite face à leurs propres faiblesses subjectives et une expression de leur haine de classe.

Micaela Cuesta* et Ezequiel Ipar** pour la Revista Anfibia

* Micaela Cuestaest docteur en Sciences sociales de l’Université du Buenos Aires, a un magistère en « Communication et la Culture » et diplômée en Sociologie de la même université. Elle développe ses activités d’enseignement et de recherche en Sociologie et à l’IIGG (UBA), et aussi à l’Institut de Hautes Études de l’UNSAM. Elle collabore actuellement au programme Lectura Mundi (UNSAM). Auteur des livres « Experiencia de felicidad. Memoria, historia y política » (2016), coauteur avec Eduardo Rojas de « Crítica y crisis en América Latina. Aprender a leer, aprender a hablar » (2015) et codirectrice à côté d’Eduardo Rojas de « Conversaciones con Nancy Fraser. Justicia, crítica y política en el siglo XXI » (Unsam Edita, 2017). Elle a plusieurs auteurs favoris mais Benjamin et Althusser sont en tête de la liste. Le premier pour sa sagacité distraite, le deuxième pour son obsession systématique. Tous deux sont ses inspirateurs. Dans un autre domaine elle choisit Bolaño, Saer, Puig, en plus des classiques inoubliables comme Dostoievski et E. A. Poe.
** Ezequiel Ipar est docteur en Sciences sociales. Sociologue (UBA), Docteur en Sciences sociales de l’Université du Buenos Aires (UBA) et Docteur en philosophie de l’Université de Sao Paulo (USP). Il est Chercheur au Conseil national d’Investigations Scientifiques et de Techniques (CONICET) et professeur de Théorie Sociologique à l’ université de Buenos Aires (UBA). Il dirige actuellement projet du CONICET de sociologie critique de la démocratie en Amérique Latine et participe comme chercheur responsable aux projets sur la Politique et la Culture. Ses domaines de recherche sont : la théorie critique de la société de l’École de Frankfurt, la philosophie de la Dialectique Négative, la sociologie de la démocratie et la critique des idéologies.

Revista Anfibia. Buenos Aires, août 2018.

Traduit de l’espagnol pour El Correo de la Diaspora par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo de la Diaspora Paris, le 1er septembre 2018

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