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5 novembre 2014

Le Pentagone et les grandes compagnies pétrolières.

par James Petras *

 

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Introduction

Il ne fait aucun doute qu’après l’ère des conquêtes militaires nord-américaines, des guerres, invasions et sanctions économiques-et ce dans les quelques années qui les ont suivies-, les sociétés nord-américaines ont vu décroître les possibilités d’investissements lucratifs. Leurs plus gros reculs ont touché l’exploitation des ressources naturelles-essentiellement, le gaz et le pétrole- au Moyen Orient, dans le Golfe Persique ainsi qu’en Asie du Sud.

Entraînant comme corollaire les conjectures des observateurs autour des profondes fissures et intérêts contradictoires au sein même de la classe dirigeante us-américaine. Leur argumentation étant que, d’une part, les élites politiques liées aux groupes de pression pro-israéliens et au puissant complexe militaro-industriel encouragent une politique extérieure ouvertement militariste, d’autre part, que quelques sociétés parmi les plus grandes et les plus riches essaient de trouver des solutions via la diplomatie.

Même ainsi, on a l’impression que la « division dans les hautes sphères » ne s’est pas concrétisée. Il n’y a, par exemple, aucune preuve que les multinationales du pétrole aient essayé de s’opposer aux guerres en Irak, Libye, Afghanistan et Syrie. Les 10 plus grandes sociétés pétrolières –avec un actif net dépassant les 1 100 000 millions de dollars- n’ont pas non plus mobilisé leurs groupes de pression ni joué de leur influence dans les médias pour favoriser une introduction pacifique du capital et une domination des gisements d’hydrocarbures par leurs clients néolibéraux.

Dans la période précédant la guerre d’Irak, les trois plus grandes sociétés pétrolières us-américaines-Exxon-Mobil, Chevron et Conoco Phillips-, impatientes d’exploiter la troisième réserve mondiale de brut ne firent pas pression sur le Congrès et ne tentèrent pas non plus d’influencer l’administration Bush, ou, plus tard, l’administration Obama, pour trouver un dénouement pacifique au conflit. Il n’a servi de rien que les « Big Ten » [« Big Ten », les dix principales compagnies pétrolières US] défient, avec une politique alternative, le lobby israélien favorable à la guerre et ses faux prétextes affirmant que l’Irak possédait des armes de destruction massive.

On peut remarquer la même « passivité politique » dans le contexte préalable à la guerre en Libye. En réalité, les grandes compagnies pétrolières étaient sur le point de signer de lucratifs accords quand les militaires de Washington reprirent leurs frappes, détruisirent le gouvernement libyen et firent voler en éclats la structure économique du pays.

Il est possible que les géants du pétrole aient déploré la perte du brut et des retombées économiques mais il n’y eut –ni avant ni après la débâcle libyenne- aucun effort de concertation pour examiner d’un œil critique, ou simplement mesurer les conséquences de la perte de cette très importante région productrice de brut. A l’occasion des sanctions économiques prises à l’encontre de l’Iran, seconde réserve mondiale d’hydrocarbures, les multinationales ont brillé par leur absence dans les couloirs du Congrès et du département du Trésor. Les éminents sionistes et responsables politiques Stuart Levey et David Cohen esquissèrent et mirent en œuvre des sanctions interdisant à toute compagnie pétrolière américaine ou de l’Union Européenne d’investir ou de commercer avec Téhéran.

De fait, malgré l’apparente divergence d’intérêts entre une politique extérieure hautement militarisée et la tendance globale des multinationales visant l’accroissement de la capitalisation, aucun conflit de type politique n’a jailli. La problématique que soulève ce document est donc celle-ci :

  • Pourquoi la plus importante corporation multinationale courbe-t-elle l’échine devant une politique extérieure impérialiste dont découle une perte importante d’opportunités économiques ?

A quoi est dû l’échec de la communauté des multinationales face au militarisme

Diverses hypothèses sont envisageables autour du thème des arrangements des multinationales avec l’expansion impérialiste clairement belliciste.

En premier, les CEO[CEO est l’acronyme de chief executive officer, la plus haute autorité exécutive d’une entreprise] des multinationales ont peut-être pensé que les guerres, surtout celle d’Irak, seraient brèves et déboucheraient sur une phase de stabilité sous un régime de marché désireux et capable de privatiser et dénationaliser les secteurs du pétrole et du gaz. En d’autres termes, les élites pétrolières ont acheté les arguments de Runsfeld, Cheney, Wolfowitz et Feith, selon lesquels « seule la guerre se paierait ».

En second, même après la longueur et la force destructrice de la guerre, après l’aggravation des conflits sectaires, de nombreux CEO ont continué à croire que la décennie perdue serait compensée par une « longue période » de gains. Ils pensaient que les bénéfices afflueraient sitôt le pays stabilisé. Mais, les principales entrées du brut après 2010 furent immédiatement menacées par l’offensive de l’Etat Islamique. Les « temps » imaginés par les stratèges furent pour le moins sous-estimés, voire complètement erronés.

Troisièmement, la majeure partie des CEO croyait que l’invasion de la Libye par les forces américaines et celles de l’Otan donnerait lieu à une situation de propriété exclusive engendrant d’énormes bénéfices comparables à ceux qu’ils percevaient de l’entreprise mixte (mi publique, mi privée) sous le régime de Kadhafi. Les grands du pétrole pensaient que cela se ferait par le contrôle total ou exclusif du secteur. C’est-à-dire que la guerre permettrait aux multinationales du brut d’engranger les bénéfices assurés de ce monopole pendant longtemps. Au lieu de cela, la fin d’une association stable déboucha sur un monde hobbesien où le chaos bloqua tout bénéfice économique extraordinaire et à long terme.
Quatrièmement, les sociétés multinationales, y compris celles du pétrole, avaient investi dans des centaines d’entreprises de plusieurs douzaines de pays. Lesquelles ne sont pas reliées à une seule implantation. Elles dépendent donc d’un Etat impérialiste militarisé pour défendre leurs intérêts. Par conséquent, il est probable qu’elles soient peu enclines à mettre en doute ou défier les militaires en Irak, par exemple, de peur que cela puisse mettre en péril d’autres interventions impérialistes us-américaines dans d’autres parties du monde.

Cinquièmement, un grand nombre de multinationales sont impliquées dans divers secteurs économiques : elles investissent dans des champs pétrolifères et des raffineries ; des banques, sociétés financières et compagnies d’assurances, comme dans divers secteurs extractifs. Selon leur degré de diversification du capital, les sociétés sont plus ou moins dépendantes dans chaque région, secteur d’activité ou source de bénéfices. Par conséquent, il est possible que les guerres destructives qui se produisent dans un ou plusieurs pays, n’aient pas d’effets aussi pervers que par le passé, quand les grandes compagnies pétrolières s’occupaient seulement de pétrole.

Sixièmement, les agences gouvernementales des Etats-Unis mettent principalement l’accent sur les activités militaires et non sur les activités économiques. La majeure partie de la bureaucratie nord-américaine est constituée d’officiers militaires, de renseignements et de contre-espionnage. A l’inverse, la Chine, le Japon, l’Allemagne et d’autres pays émergents (Brésil, Russie, Inde) intègrent une forte composante économique à leur bureaucratie d’outre-mer. La différence est considérable. Les corporations nord-américaines n’ont pas la possibilité d’approcher des fonctionnaires du secteur économique au contraire des entreprises chinoises. L’expansion de la Chine et de ses sociétés par-delà leurs frontières s’est articulée autour d’un système de puissants appuis économiques et de succursales. Alors que les sociétés, aux Etats-Unis, doivent composer avec les responsables des Forces Spéciales, les agents secrets et les « fonctionnaires », c’est-à-dire dans un milieu très militarisé. Autrement dit, le CEO, recherchant un « appui étatique » se retrouve fatalement confronté à des interlocuteurs, pour la plupart militaires, qui voient les sociétés comme des instruments de leur politique et non comme des sujets politiques.

Septièmement, ces dix dernières années, le secteur financier est devenu le principal récipiendaire de l’appui gouvernemental. Il en résulte que la haute finance exerce un rôle prépondérant au niveau des politiques publiques. Ceci étant, en réalité, une grande partie de l’argent du « commerce du pétrole » a servi, avec les finances et bénéfices accumulés, à renflouer les caisses du Trésor. En conséquence, les intérêts pétroliers se retrouvent confondus avec ceux du secteur financier ; leurs « bénéfices » dépendent en grande partie de l’état, de la même façon que dans les exploitations situées à l’étranger.

Huitièmement, alors que les grandes compagnies pétrolières disposent d’un énorme capital, de localisations géographiques diverses et d’une grande variété d’activités, leur dépendance à la protection étatique (militaire) modère leur désaccord vis-à-vis des guerres que mènent les Etats-Unis dans des pays sources de possibles profits liés au pétrole. Il en résulte que d’autres puissants lobbies, partisans de la guerre et ne souffrant pas des mêmes limitations, jouissent d’une totale liberté. Par exemple, les secteurs de pouvoir qui œuvrent pour Israël disposent de beaucoup moins de « capital » que n’importe laquelle des 10 plus grandes compagnies pétrolières ; ils comptent pourtant un grand nombre de lobbyistes de poids au Congrès. D’autre part, leur propagande (battage médiatique) est bien plus efficace que celle des compagnies pétrolières. Nombreux sont les détracteurs de la politique extérieure des USA, y compris en matière d’usage de la force militaire et de sanctions, qui sont plus enclins à critiquer les compagnies pétrolières que les lobbies sionistes.

Finalement, l’augmentation de la production américaine d’hydrocarbures résultant de la technologie du fracking procure aux compagnies pétrolières de nouveaux sites -éloignés du Moyen-Orient- où réaliser des bénéfices même en tenant compte de coûts plus importants et de la moindre longévité des exploitations. L’industrie du pétrole a compensé les pertes au Moyen-Orient - dues aux guerres- par des investissements sur le territoire national.

Cependant les relations restent tendues et conflictuelles entre le capital lié au pétrole et le pouvoir militaire. Le dernier exemple en date se rapporte aux plans d’investissement d’Exxon-Mobil pour un montant de 38 000 millions de dollars dans une initiative commune -avec la concession pétrolière russe Rosneft- dans l’Artique russe. Les sanctions contre la Russie, imposées par Obama, ont gelé l’accord, provoquant la consternation dans les rangs des CEO de Exxon-Mobil, qui avait déjà investi 3200 millions de dollars dans une zone aussi étendue que l’état du Texas.

Conclusion

Il est possible que les conflits - latents ou déjà existants- entre le pouvoir militaire et l’expansion économique trouvent finalement une meilleure solution à Washington. Néanmoins et dans l’immédiat, à cause des structures globales, de l’orientation de l’industrie du pétrole et de son assujettissement aux militaires pour assurer sa « sécurité », cette industrie en particulier tout comme les multinationales en général, ont renoncé aux bénéfices à court et moyen terme en imaginant des « gains à venir », espérant que les guerres s’achèvent et qu’affluent ainsi des bénéfices plus rentables.

James Petras pour « The James Petras website »

Original : « The Pentagon and Big Oil : Militarism and Capital Accumulation ». United States, 10.26.2014

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Florence Olier-Robine.

« The James Petras website ». USA, 26 de octubre de 2014.

* James Petras (né à Boston, États-Unis, le 17 janvier 1937) Professeur émérite de sociologie à l’université Binghamton de New York. Dernier ouvrage publié en français : La Face cachée de la mondialisation : L’Impérialisme au XXIe siècle, (Parangon, 2002). Dernier ouvrage publié en anglais : The Arab Revolt and the Imperialist Counter Attack , (Clarity Press, 2011).

El Correo. Paris, le 5 novembre 2014

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