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5 juillet 2015


Le Pape François sur le registre du « Ça ne va plus »

par Eugenio Raúl Zaffaroni*

 

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Lettre encyclique « LUMEN FIDEI »


L’encyclique «  LUMEN FIDEI  » du Pape François sur l’attention portée à la « maison commune » a provoqué quelques déclarations hystériques des porte-paroles de la droite des États-Unis d’Amérique.

On a dit : qu’il n’est pas politique, ce qui n’est pas certain, parce que celui qui exerce un pouvoir dans le monde (spirituel, économique, culturel, etc.) l’est, donc c’est ridicule de dire qu’il n’est pas politique ; qu’il n’est pas homme de science, parce qu’il a sous-estimé les pamphlets négationnistes des « scientifiques » payés par eux ; qu’il n’est pas économiste, heureusement, parce que dans tel cas il nous conseillerait de continuer d’augmenter le profit jusqu’à l’infini ; qu’il ne respecte pas « ce qui est à César », ce qui ne semble pas pouvoir mener à l’extrémité de le comprendre dans le sens de « à Hitler ce qui est de Hitler ».

On est arrivé à dire qu’il est un Pape marxiste. Pourquoi ? Parce qu’il se permet d’évaluer la dimension économique d’un phénomène de pouvoir mondial. Dès lors, celui qui après avoir expliqué un phénomène de pouvoir prend en considération sa dimension économique est-il un marxiste ? Pour ne pas être marxiste, il ne faut pas la prendre en considération, alors ? Si la réponse était affirmative le monde serait divisé entre marxistes et idiots.

On a dit que c’est un Latinoaméricain populiste, ce qui pourrait être vrai (et qu’il l’était), compte tenu que du fait que tous les mouvements politiques mondiaux du siècle dernier, le populisme latinoaméricain a été le moins meurtrier, puisque pratiquement il y a eu seulement des victimes, assassinées massivement par les représentants d’intérêts financiers et colonialistes, et sous leur protection ils ont fait leurs affaires et brisé nos économies.

Le plus curieux est que l’on accuse de vouloir obtenir le respect de ses ennemis. Avant tout, il est nécessaire d’observer que ceux qui le diffament ne semblent pas être précisément ses amis, mais, à la marge de cela, cela les gêne que François parle à tous, aux chrétiens, aux créationnistes non chrétiens, aux agnostiques.

Et oui, François fait comme cela. Les chrétiens devraient méditer toute l’encyclique, les créationnistes peuvent laisser de côté les citations bibliques qu’ils veulent, les agnostiques toutes ces considérations, parce qu’à la fin du chemin, avec le reste de texte, ils arriveront à la même conclusion par voie de la raison. Et pour chrétiens et créationnistes, ce sera de même, puisqu’ils devront penser qu’aussi la raison humaine est œuvre de la création. Ou quelqu’un prétendra-t-il que cela ne l’est pas ?

Oui, François leur écrit à tous, et observez qu’il ne le fait pas en utilisant ce « Nous » majestueux, mais l’humble « je » du singulier. C’est le Pape qui se détache de toute « papa-idolatrie » et qui depuis une position, qu’elle plaise ou non, de pouvoir, est politique dans le bon sens, et pour cela même est angoissante pour tout bon être humain, il écrit pour tous les êtres humains.

Il ne s’est basé sur l’autorité d’aucun dogme, mais il le fait depuis la science à sa vraie place, où il n’y a d’incompatibilité avec aucune foi. Observez que, discrètement, soit disant en passant et dans une citation, apparaît pas moins que le nom de Pierre Teilhard de Chardin.

Et qu’est-ce que François veut nous dire ?
Je crois que l’on pourrait synthétiser en quatre mots : « Ça ne va plus »

Il dit clairement que ne va plus un monde où moins d’un quart grossit et se bouche les artères, et gaspille ce dont les trois autres quarts ont besoin pour survivre. Cela ne va plus avec la technique et la politique au service de multinationales qui cherchent une rente infinie comme unique objectif, y compris en produisant leurs propres crises, en exigeant de l’argent pour sauver leurs banques, avec des sommes qui arriveraient à sauver la vie de millions de personnes, qu’ils exploitent ou considèrent comme « jetables » dans les pays faibles et pour leurs propres classes exclues, qui cherchent un profit aux dépens de la faim et de la mort, de la destruction de la biodiversité, de la contamination, de l’extinction d’espèces, de mauvais traitement humains et des animaux, de la désertification, du réchauffement atmosphérique, de l’éradication de cultures traditionnelles, de l’appropriation de graines, d’interventions biotechnologiques irresponsables croissantes et d’un long et cetera.

Ça ne va plus, une espèce qui se suicide, qui détruit les conditions d’habitabilité humaine de la planète, qui au prix modique de la consommation a perdu jusqu’à l’instinct de survie des autres animaux, qui pour continuer à consommer fabrique chaque jour de nouveaux « besoins ».

La métaphore selon laquelle nous nous disputons la meilleure cabine du Titanic n’est déjà plus valable, parce que ce que nous faisons c’est de fabriquer fiévreusement de nouvelles cabines, pour nous les disputer, tandis que nous filons à toute machine vers l’iceberg.

Pendant un demi-siècle on a voulu tout cacher idéologiquement sous la polarisation « capitalisme/communisme », « Orient/occident » (bien que Marx fût occidental, évidement). Quand avec l’implosion des bureaucraties du « socialisme réel » la polarisation idéologique a perdu toute base, le monde a semblé rester les « quatre fers en l’air », comme dirait Galeano.

Mais contre ceux qui ont voulu arrêter l’histoire, celle-ci a continué à se déplacer et aujourd’hui la polarisation idéologique obsolète vient d’ être remplacée par une option réelle et urgente : vie ou mort, Eros ou Tánatos, habitabilité de la planète ou extinction de l’espèce.

Un changement paradigmatique de cette magnitude ne se produit pas subitement, mais les eaux divisent leurs courants, jusqu’à ce qu’enfin s’opère la séparation, précipitée par quelque chose, un rocher, une cataracte, un cri, une révolution, ou aussi un texte, ou tout cela ensemble. Ce sont les faits fondamentaux et fondateurs qui font éclore un nouveau paradigme.

Je n’ai aucun doute quant au fait que le texte de François appartient à cette catégorie de faits historiques. La réaction hystérique le démontre.

Cependant, il faut prendre en compte que les hystériques ne sont pas les propriétaires du pouvoir, mais seulement leurs marionnettes de ventriloque dans la politique-spectacle. Les propriétaires du pouvoir sont ceux qui gèrent les multinationales : ne pas confondre le clown – et moins encore le singe – avec le propriétaire du cirque. Et ceux-ci en savent long sur le pouvoir et comment l’exercer. Ils ne sont pas si bêtes pour affronter François ouvertement et polémiquer avec lui. Ils laissent cela aux mercenaires de la politique et même leur ordonnent de se taire.

Il me semble que la tactique des puissants est de mépriser l’encyclique, de ne pas lui faire de place dans leurs médias monopolisés ou oligopolisés, la tuer par le silence. Ne pas la mentionner. La laisser passer comme la velléité d’un curé populiste. Les monopoles médiatiques créent et inventent la réalité, et ce qui gêne les multinationales dont ils font partie, ils le font faire disparaître par prestidigitation.

Mais l’encyclique s’adresse à tous les humains, spécialement aux jeunes, à qui nous leur léguons un monde en voie de destruction. N’est déjà plus en danger une nation, un peuple, mais l’espèce humaine elle même. Ils doivent la lire, elle est conceptuellement dense mais elle est claire.

Attention, les amis, ce n’est pas la parole d’un curé de petite icône et médaille ; si vous le voulez, laissez la petite icône et le médaille de côté, mais lisez ce que vous écrit un homme qui depuis une place qui lui permet de visualiser l’ensemble de l’humanité, le fait avec angoisse, non pour son propre destin, mais pour celui de tous les humains.

Peut-être est-ce le siècle le plus dangereux que l’être humain a parcouru sur la surface de la planète, mais c’est pour cela, qu’il est aussi le plus fascinant. Durant ce siècle se décide si nous sommes une extrémité de complexité et d’intelligence cosmique ou si, au contraire, nous sommes une aberration condamnée à disparaître. Prouver le premier c’est le travail de braves, aidés par la foi ou par la raison, ou par quoi que ce soit. Soutenons le pari de François. Prouvons que nous ne sommes pas un cancer de la planète.

Raúl Zaffaroni * pour Página 12

Titre original : « Esto no va más »

Página 12. Buenos Aires, 4 juillet 2015.

* E. Raúl Zaffaroni. ex-juge de la Cour suprême argentine. Actuellement juge à la Cour Interaméricaine de Droits de l’homme.

Traduit de l’espagnol pour « El Correo de la diaspora latinoamericaine » par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo de la diaspora latinoamericaine. Paris, le 5 juillet 2015.

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