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19 avril 2002

"La trahison des intellectuels" Edward W. Said

 

C’est des Etats-Unis que l’intellectuel palestinien Edward W. Saïd a suivi la guerre du Kosovo. Et assisté à l’émergence d’un ordre international nouveau dominé par l’« hyperpuissance » américaine, sous la bannière d’une morale qui fait, sciemment, deux poids deux mesures. Insupportable et condamnable en Yougoslavie, le nettoyage ethnique ne l’est pas moins en Croatie, en Turquie ou en Palestine. Abandonner l’universalisme, c’est trahir...

Par Edward W. Said
Monde Diplomatique, août 1999

NUL ne peut en douter : la brutalité de M. Slobodan Milosevic et la riposte de l’Alliance atlantique ont rendu la situation au Kosovo pire qu’elle n’était avant les bombardements. Les souffrances humaines ont été horribles. Et il faudra au moins une génération pour remédier à la tragédie des réfugiés et à la destruction de la Yougoslavie. Comme toute personne déplacée et dépossédée peut en témoigner, rentrer chez soi n’est jamais aussi simple qu’il y paraît. Et rien ne peut compenser la perte de sa maison, de sa société, de son environnement, même si la vengeance simple et brutale donne parfois une illusion de satisfaction.

De ce gâchis, la Serbie et l’OTAN partagent la responsabilité, dans des proportions que nous ne connaîtrons sans doute jamais, malgré - ou à cause de - la propagande de l’une et de l’autre. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’elles ont détruit à jamais l’espoir d’une coexistence entre les différentes communautés du Kosovo. Quelques journalistes honnêtes, ici ou là, ont admis que nous ne pouvions pas encore établir, sauf à des fins politiciennes, le rôle respectif des bombardements de l’OTAN, des actions de l’Armée de libération du Kosovo et des brutalités individuelles ou collectives des Serbes dans l’épuration ethnique dont les albanophones ont été victimes.

Nul ne peut douter que les bombardements illégaux ont accru et accéléré l’exode de la population du Kosovo. Le haut commandement de l’OTAN n’a certainement jamais cru que le nombre des réfugiés diminuerait une fois le conflit engagé. Ni M. William Clinton ni M. Anthony Blair n’ont personnellement connu les horreurs de la guerre, combattu, fait l’expérience directe de ce que signifie la quête désespérée de la protection et de la survie. Les deux dirigeants occidentaux encourent à la fois une condamnation morale et, s’agissant du président des Etats-Unis, compte tenu des actions américaines au Soudan, en Afghanistan et en Irak, une inculpation pour crime de guerre. Non seulement M. Clinton a enfreint la Constitution en engageant pendant plus de deux mois les Etats-Unis dans une guerre sans l’aval du Congrès, mais il a également violé la Charte des Nations unies.

La morale élémentaire nous l’apprend : si l’on veut intervenir pour soulager la souffrance ou alléger l’injustice - en conformité avec l’idée d’intervention humanitaire que de nombreux progressistes ( liberals) occidentaux ont invoquée pour justifier les bombardements -, il faut d’abord s’assurer que les moyens employés n’aggraveront pas la situation. Cette leçon, les dirigeants de l’OTAN l’ont négligée : ils se sont précipités dans la guerre de manière étourdie, sans préparation et sans informations suffisantes. Ils ont ainsi scellé de sang-froid le sort de centaines de milliers de Kosovars, expulsés et contraints de fuir. Qu’ils aient voulu échapper à la vengeance serbe ou à l’intensité des bombardements - en dépit des affirmations grotesques sur la précision des frappes -, ceux-ci ont été victimes de l’une et de l’autre.

Des centaines de milliers de réfugiés retournent actuellement dans leurs foyers sans savoir quel avenir les attend. Autodétermination ? Autonomie sous souveraineté serbe ? Occupation militaire par l’OTAN ? Partition ? Souveraineté partagée ? Selon quel calendrier ? Qui paiera ? Qui protégera les Serbes du Kosovo ? Ces interrogations-là semblent dépasser les capacités de compréhension et d’analyse des dirigeants de l’OTAN, qu’on les prenne ensemble ou séparément.

Une arrogance sans limites

MAIS c’est ce que cette crise présage pour l’avenir de l’ordre international qui me soucie le plus, comme citoyen et comme Américain. Des guerres « sûres » et « propres », durant lesquelles les personnels et les équipements américains sont pratiquement invulnérables aux attaques et aux représailles de l’ennemi, représentent des situations qui incitent à la réflexion. Comme le juriste international Richard Falk l’a noté, la structure de telles guerres ressemble à celle de la torture : alors que l’interrogateur-bourreau dispose de tous les pouvoirs, d’abord pour choisir et ensuite pour utiliser les méthodes qu’il jugera bon, sa victime, livrée au bon vouloir de son persécuteur, n’en a aucun. L’actuel statut des Etats-Unis dans le monde s’apparente à celui d’un tyran un peu stupide, mais capable d’infliger plus de dommages que n’importe quelle puissance dans l’histoire.

Le budget militaire américain est supérieur de 30 % à celui de l’ensemble des autres membres de l’OTAN. Plus de la moitié des pays de la planète ont subi - ou été menacés par - des sanctions économiques ou commerciales décrétées par Washington. Des Etats comme l’Irak, la Corée du Nord, le Soudan, Cuba ou la Libye, « parias » désignés unilatéralement comme tels par Washington, ont fait ou font les frais de la colère américaine. L’un d’entre eux, l’Irak, subit une liquidation de caractère génocidaire en raison d’un embargo dont les objectifs n’obéissent plus à une logique raisonnable - sauf la satisfaction de la vertueuse colère de l’Amérique.

Le message que nous transmettent ces faits sur la puissance américaine n’a rien à voir avec la sécurité, l’intérêt national ou des buts stratégiques clairement définis : c’est un message de force brute. Et, quand le président Clinton s’adresse aux Irakiens ou aux Serbes pour les informer qu’ils ne recevront aucune aide du pays qui a détruit le leur, sauf s’ils changent de dirigeants, l’arrogance ne connaît plus de limites.

Le Tribunal international qui a désigné M. Milosevic comme criminel de guerre perdrait de sa crédibilité si, selon les mêmes critères, il s’interdisait d’inculper MM. Clinton et Blair, Mme Madeleine Albright, M. Sandy Berger, le général Clark et tous ceux qui ont violé à la fois toute forme de décence et les lois de la guerre. En comparaison avec ce que M. Clinton a fait subir à l’Irak, M. Milosevic est presque un amateur.

Et la façon qu’il a d’enrober ses forfaits de piété et d’empathie aggrave encore sa responsabilité. Mieux vaut encore un conservateur franc du collier à un « progressiste » cynique.Les médias ont contribué à aggraver une situation déjà malsaine. Au lieu d’enquêtes dépassionnées, nous avons eu droit aux témoignages partiaux d’acteurs plongés dans la folie et la cruauté de la guerre. Durant les soixante-dix-neuf jours de bombardements, j’ai regardé environ trente conférences de presse de l’OTAN : je ne me souviens pas que plus de cinq ou six journalistes aient, même partiellement, contesté les inepties du porte-parole de l’organisation, M. Jamie Shea, ou de M. Javier Solana, le secrétaire général de l’Alliance, lequel a offert son âme « socialiste » à l’hégémonie globale américaine.

Pas de résistance sans mémoire

Les médias ont presque toujours résisté à la tentation du doute. Ils n’ont fait que « clarifier » les positions de l’OTAN, utilisant des militaires à la retraite - jamais des femmes - pour expliquer toutes les finesses des bombardements de la terreur. De la même manière, les éditorialistes et les intellectuels « progressistes », dont c’était la guerre, portés par l’idée enthousiasmante que « nous » faisions enfin quelque chose contre le nettoyage ethnique, ont simplement détourné les yeux devant la destruction des infrastructures de la Yougoslavie, estimées à 136 milliards de dollars. Pis, les médias n’ont couvert qu’à contrecoeur, quand ils l’ont fait, les mouvements d’opposition à la guerre aux Etats-Unis, en Italie, en Grèce et en Allemagne.

Conservaient-ils le moindre souvenir de ce qui se passa au Rwanda il y a seulement cinq ans, de l’exode de 350 000 Serbes victimes des exactions des troupes croates du président Franjo Tudjman, de la poursuite des atrocités turques contre les Kurdes, de la mort de 560 000 civils irakiens ? Sans même revenir sur l’un des premiers nettoyages ethniques de l’après-guerre, celui de 1948, dont la Palestine fut témoin et victime, et qui se poursuit jusqu’à nos jours ?

Dans l’après-guerre froide, la question continue de se poser : les Etats- Unis et leur politique militaro-économique, guidée par le profit et par l’opportunisme, continueront-ils de diriger le monde ou peut-on encore envisager une puissante résistance, intellectuelle et morale, à cette hégémonie ? Pour ceux d’entre nous qui vivent aux Etats-Unis ou en sont les citoyens, le premier devoir est de démystifier le langage et les images utilisés pour justifier les pratiques asymétriques de Washington, établir un lien entre la politique suivie en Birmanie, en Indonésie, en Iran et en Israël et celle menée en Europe, montrer qu’elle relèvent d’une même stratégie, même quand on essaie de les faire apparaître différentes.

Il ne peut y avoir de résistance sans mémoire et sans universalisme. Si le nettoyage ethnique est un mal en Yougoslavie - qui en douterait ? -, alors il est aussi un mal en Turquie, en Palestine, en Afrique et ailleurs. Les crises ne se terminent pas quand CNN arrête de les couvrir. Si la guerre est cruelle et coûteuse, elle l’est, que les pilotes américains soient à 5 000 mètres d’altitude ou non. Si la diplomatie est toujours préférable aux moyens militaires, alors il faut utiliser la diplomatie quel qu’en soit le prix. Si la vie humaine est sacrée, alors elle ne doit pas être sacrifiée même quand la victime n’est ni blanche ni européenne.

La résistance commence toujours chez nous, face à une puissance sur laquelle nous avons prise comme citoyens. Lorsque le nationalisme se camoufle en patriotisme et prétend obéir à une démarche morale, qu’il place la loyauté à l’égard de sa propre nation au-dessus de tout, qu’il se révèle plus fort que la conscience critique, la trahison des intellectuels et leur faillite morale sont consommées.

*Edward W. Said, Professeur de littérature comparée à l’université Columbia (Etats-Unis), auteur notamment de Culture et impérialisme, Le Monde diplomatique - Fayard, Paris, 2000.

LE MONDE DIPLOMATIQUE | AOÛT 1999 | Pages 6 et 7
http://www.monde-diplomatique.fr/1999/08/SAID/12320

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