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15 avril 2003

La marchandisation du monde

 

Par Michel Husson 1

L’analyse du capitalisme contemporain conduit à avancer cette caractérisation : dans sa phase actuelle, le capitalisme tend à suivre sa nature profonde, et cherche à se débarrasser de toutes les « rigidités » qui font obstacle à la mise en úuvre de sa logique fondamentale. Il proclame haut et fort sa revendication de pouvoir porter jusqu’à ses limites la soumission au profit. Ce projet se déroule selon deux dimensions principales. La première est géographique, et la mondialisation du capital prend la forme d’un projet (fantasmatique) d’établissement d’un marché mondial. La seconde est sociétale, dans la mesure où le capital pose comme principe que tous les secteurs de l’activité humaine doivent passer ous le signe de la marchandise.

C’est donc la marchandisation du monde qui est à l’ordre du jour, et il s’agit là d’un projet profondément contradictoire. Il est même permis de penser que le retournement boursier marque la fin de l’apogée néolibérale. La marche triomphante du capitalisme dérégulé vient s’enliser et buter sur sa principale faiblesse : un déficit de légitimité sans précédent.

1. La cohérence du mouvement de marchandisation

Il n’existe pas de chef d’orchestre clandestin, de quartier général de la mondialisation, de complot ni de gouvernement mondial. La tendance à la marchandisation est née dans la recherche improvisée de réponses à la crise ouverte au milieu des années 1970. Elle combine des bricolages théorisés après coup, des affrontements sociaux, des profils politiques, des théorisations. Mais la force du projet découle en partie de la manière dont ce bric-à-brac s’est peu à peu consolidé en dessinant progressivement les lignes de force d’une entreprise, voire totalitaire : les réformes du marché du travail, l’érosion de la protection sociale et des services publics, le basculement des retraites sur les fonds de pension, la dérégulation des mouvements de capitaux - financiers ou non - le brevetage de toute chose, mais aussi du vivant : tout s’additionne et tout se renforce. C’est cette tendance à la remarchandisation qui est centrale et qui caractérise le capitalisme contemporain. L’adjectif de néolibéral désigne assez bien cette nouvelle réalité qui est dialectiquement nouvelle et ancienne. Le capitalisme, au nom de la modernité, réclame le droit à revenir en arrière et à fonctionner aussi librement, voire plus, qu’à ses origines.

2. La force de travail,plus que jamais une marchandise 2

Tout le programme néolibéral ne vise qu’à une chose, à savoir rendre à la force de travail un statut de pure marchandise. La refondation sociale du Medef exprime bien cette ambition. Il s’agit au fond de n’avoir à payer le salarié qu’au moment où il travaille pour le patron, ce qui signifie réduire au minimum et reporter sur les finances publiques les éléments de salaire socialisé, remarchandiser les retraites en fonds de pension, et faire disparaître la notion même de durée légale du temps de travail. Tel est le projet, même si, heureusement, nous n’en sommes pas arrivés à l’apocalypse sociale qu’il contient.

3. Le fantasme du marché mondia l3

Cette idée de fantasme correspond à l’idée d’un mouvement mené de manière systématique mais qui se heurte à de profondes contradictions. Le fantasme renvoie à la négation des différentiels de productivité qui font obstacle à la formation d’un espace de valorisation homogène. Cet oubli conduit à des « effets d’éviction » pervers qui impliquent l’élimination potentielle de tout travail qui ne se hisse pas d’emblée aux normes de rentabilité les plus élevées, celles que le marché mondial tend à universaliser. Les pays sont donc fractionnés entre deux grands secteurs, celui qui s’intègre au marché mondial, et celui qui doit en être tenu à l’écart. Il s’agit là d’un anti-modèle de développement et l’une des nouveautés de l’impérialisme contemporain est ici de ne plus viser à réellement pénétrer l’ensemble du monde. Ce processus de dualisation des pays du Sud est strictement identique à ce que l’on appelle exclusion dans les pays du Nord.

4. Le fantasme de la nouvelle économie

La dialectique de l’ancien et du nouveau est difficile à manier. L’effondrement des illusions fondées sur la nouvelle économie permet d’éclairer un certain nombre de débats et de mettre à mal un certain nombre de théorisations hâtives. Le modèle de capitalisme patrimonial proposé par Michel Aglietta n’aura pas résisté à la nouvelle conjoncture. Son hypothèse fondamentale était que la « Net économie » allait procurer au capitalisme une source renouvelée de productivité permettant de stabiliser le taux de profit à un niveau élevé tout en redistribuant une partie du produit, non sous forme de salaire mais sous forme financière. Les nouvelles technologies étaient invoquées, dans la plus belle tradition du marxisme kominternien, comme la source automatique de nouveaux profits et d’un nouveau modèle social. Ce soufflé est aujourd’hui retombé et ces constructions abstraites n’ont pas résisté aux coups de boutoir des vieilles lois et des vieilles contradictions capitalistes.

Marx is back, a pu titrer l’économiste Patrick Artus, qui n’est pourtant pas un radical. Mais pour qui se donne la peine d’aller y voir, la fin de la nouvelle économie provient d’un recul du taux de profit qui lui-même résulte d’une suraccumulation de capital. On a eu un peu plus de productivité du travail, mais elle a été chèrement payée par un surinvestissement finalement coûteux. Tant que les profits escomptés étaient à la hausse, l’extraordinaire autonomisation des cours boursiers par rapport aux « fondamentaux » a pu sembler être le trait durable d’une nouvelle manière de créer de la valeur. A partir du moment où les profits réellement perçus baissaient, on entrait dans une « crise des ciseaux » : la courbe du profit ne montant pas au ciel, il fallait que celle de la Bourse redescende sur terre. Ceci, qui ressemble furieusement à l’action de la vieille loi de la valeur, ne plaît évidemment pas à tous ceux qui annonçaient sa disparition, ou auraient voulu y croire.

L’autre grande illusion était que le nouveau paradigme allait s’étendre au reste du monde. Là encore, ce pronostic reposait sur une ignorance des spécificités de la nouvelle économie des Etats-Unis. Ses deux principaux ressorts étaient en effet les suivants : d’une part, une croissance de la propension à consommer, avec une chute du taux d’épargne des ménages de près d’un point chaque année ; d’autre part, un boom technologique sous-tendu par un effort d’investissement soutenu. Même dans la nouvelle économie, il est difficile d’épargner moins et d’investir plus sans un besoin de financement croissant. Là non plus, l’économie des Etats-Unis n’a pas pu s’affranchir de ces lois anciennes et c’est finalement les entrées de capitaux européens et japonais (ou rapatriés au moment de la crise financière) qui sont venus financer le cycle « high tech » sur la base d’une réaffirmation de la domination états-unienne.

Les modalités concrètes de la nouvelle économie sont donc venues balayer la thèse du nouveau mode de régulation universel dont la principale erreur était d’ignorer l’asymétrie fondamentale existant entre les Etats-Unis, d’une part, et l’Europe et le Japon, de l’autre. Cette erreur est systématisée dans le concept d’« Empire » avancé par Hardt et Negri qui sous-estime absolument l’une des données majeures des années à venir, à savoir un creusement de ce que l’on appelait dans le temps les contradictions inter-impérialistes. On ne comprend rien à l’enlisement du Japon (pourtant inventeur d’un « nouveau » modèle de travail, le toyotisme, qui devait transformer le capitalisme) si on ne le réfère pas au renchérissement du yen imposé par les Etats-Unis à partir de 1985, et qui a durablement atteint la capacité exportatrice de ce pays.

La politique des Etats-Unis va se dérouler dorénavant autour du slogan « croissance chez nous à tout prix », ce qu’illustrent le tournant protectionniste et l’amorce de baisse compétitive du dollar où d’aucuns croient voir une montée de l’euro. Cette recrudescence de la guerre commerciale entre grandes puissances ne cadre absolument pas avec la notion d’Empire. Voilà un exemple de ce qu’il faut réussir à comprendre d’un même mouvement : l’extraordinaire violence de certaines tendances mais aussi la force des contradictions qu’elles engendrent.

5. Un capitalisme sans adjectif ?

S’il faut caractériser la phase actuelle du capitalisme comme celle de l’ultra-marchandisation, que penser des adjectifs généralement utilisés pour caractériser le capitalisme contemporain : mondialisé, financiarisé, patrimonial, actionnarial ou cognitif ? Chacun d’entre eux désigne évidemment une facette de la réalité observable, et toute la question est celle de bien hiérarchiser les déterminations. Or, la mondialisation financière n’est qu’un instrument d’une réorientation beaucoup plus profonde. Elle se déploie sur la base d’une rupture fondatrice de la norme salariale qui a pour effet que la demande salariale n’est plus l’élément dynamique de la reproduction, qui passe par une troisième demande recyclée par la distribution de revenus financiers 4. Nous ne sommes pas face à un système gangrené par le parasitisme financier mais face à un système offensif, dont la dynamique est portée par cette entreprise de marchandisation générale. Action, patrimoine et finance il y a, mais ce sont les formes accompagnatrices de cette évolution bien plus fondamentale.

Sur la notion de capitalisme cognitif, quelques remarques seront ici faites, afin de compléter de précédentes contributions 5. Premièrement, il est difficile d’affirmer que le capitalisme est entré dans une phase totalement inédite, et d’utiliser pour en faire la théorie le passage des Grundrissesur le « general intellect » 6. A moins de postuler que Marx parlait d’un capitalisme non encore advenu, la capacité du capital à s’approprier le savoir des salariés n’est donc pas une nouveauté. On pourrait répondre à cette objection en montrant que c’est le nouveau paradigme dominant. Or, la réalité est inverse et la tendance majeure n’est pas à l’extension du travail de type cognitif mais plutôt à un fractionnement du salariat et la reproduction massive de formes classiques d’exploitation. Enfin, et de manière générale, le concept de travail cognitif surestime largement les capacités du capital de soumettre à sa logique les nouvelles potentialités technologiques. Par bien des côtés, cet oubli des contradictions rejoint un certain harmonicisme régulationniste 7.

6. Le néolibéralisme, stade suprême du capitalisme ?

Face à ce capitalisme qui ressemble de plus en plus à son concept (ou à sa marionnette) l’aspiration à un peu de régulation est légitime. Mais il faut se garder d’une double erreur d’appréciation. Il faut d’abord ne pas confondre le besoin de re-régulation avec l’illusion de la régulation qui consiste à penser que ce système est rationnel et se laissera donc convaincre par un argumentaire bien construit. Une variante de cette illusion serait de se fixer la tâche impossible de séparer le bon grain de l’ivraie et de procurer une nouvelle raison d’être au capitalisme en le débarrassant de l’emprise de la finance. Ensuite, il faut admettre que la critique du capitalisme actuel ne peut se faire au nom d’un fordisme mythifié auquel il s’agirait de le ramener. Il n’est bien sûr pas interdit de s’appuyer sur les acquis sociaux et la légitimité dont ils jouissent, mais c’est parfaitement insuffisant.

Le dépassement de ces deux obstacles dessine une stratégie dont les intentions sont assez claires : la résistance à la marchandisation capitaliste conduit peu à peu à la construction d’une nouvelle légitimité, fondée sur des valeurs d’égalité, de solidarité et de gratuité. Parce qu’il refuse de répondre positivement à des demandes élémentaires et revient sur des droits acquis, le radicalisme du capital engendre ainsi une nouvelle radicalité des projets de transformation sociale.

1. Ce texte s’appuie sur une contribution à la Journée d’étude « Le Capital sans limite » organisée à Lyon le 14 décembre 2002 par le Centre Léon Walras et le Collège International de Philosophie.

2. Voir Michel Husson, « Au risque du patronat. Valeur de la force de travail et refondation sociale », Critique communiste n° 165, 2002, http://hussonet.free.fr / risk.pdf

3. Michel Husson, « Le fantasme du marché mondial », Contretemps n° 2, 2001 http://hussonet.free. fr / imperial.pdf

4. Voir Michel Husson, « L’inadéquation des besoins à l’offre comme obstacle à l’expansion », Economie et Sociétés n° 28, 7-8 / 2001, http://hussonet.free.fr/wave2000.pdf

5. Voir par exemple Michel Husson, « Nouvelle économie : capitaliste toujours ! », Critique communiste n° 159 / 160, 2000 http://hussonet.free.fr / nouvelec.pdf

6. Voir Michel Husson, « Communisme et temps libre », Critique communiste n° 152, été 1998 http://hussonet.free.fr/comlibcc.pdf

7. Voir Michel Husson, « L’école de la régulation, de Marx à la Fondation Saint-Simon : un aller sans retour ? » in J. Bidet et E. Kouvelakis, Dictionnaire Marx contemporain, PUF, 2001 http://hussonet. free.fr / regula99.pdf

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