recherche

Accueil > Argentine > Économie > Agroalimentaire > La catastrophe de la monoculture en Argentine

9 septembre 2003

La catastrophe de la monoculture en Argentine

par Jorge Eduardo Rulli

 

Le processus de Globalisation a imposé à l’Argentine durant les années 90 un modèle de pays producteur de transgéniques (OMG) et d’exportateur de fourrage. Les conséquences sont maintenant faciles à signaler : d’immenses territoires vidés de leurs populations rurales, de centaines de villages en voie de disparition, quatre cent mille petits producteurs ruinés et beaucoup plus qui sont endettés auprès des Banques étant donné l’introduction de nouvelles technologies, qui génèrent une grande dépendance de la production aux semences OGMs, aux herbicides de Monsanto et aux onéreuses machines d’ensemencement direct.

Le marché a imposé les règles sans pitié du productivisme, et la principale d’elles c’est la nécessité croissante de diminuer des coûts face à la concurrence. Les Fonds d’Investissement ont apporté au cours de cette décennie les ressources financières pour la mise en oeuvre des nouvelles monocultures de soja RR à une échelle gigantesque. La vieille oligarchie pastorale a disparu au milieu du plus grand transfert historique de terres de la pampa humide, pour donner lieu dans son fief à une nouvelle classe entrepreneuriale et oligopolistique. La concentration des domaines et l’expulsion de populations ont synthétisé le modèle néo-colonial imposé par le processus globalisateur.

Les émigrés des campagnes ont formé de nouveaux et immenses anneaux de pauvreté urbaine, et ont découvert dans la ville le festival des importations bon marché simultanément à la croissance du chômage produit par la fermeture massive d’entreprises industrielles.

Un vaste plan d’assistance et d’emplois « pourris » subventionné par l’État et liés à la Dette Externe croissante, la distribution de rations alimentaires et un réseau de contrôle politique dans les quartiers organisé par les appareils politiques mafieux - ont contenu durant des années la pauvreté croissante et ont transformé beaucoup des luttes sociales et on pourrait y inclure la majorité des mouvements piqueteros, dans le fonctionnement du système de prélèvement et de contrôle du territoire par les grandes entreprises. La prédominance de visions urbaines sans enracinement culturel, qui font la révérence aux technologies et aux modèles simiesques du progrès des pays occidentaux, a aussi collaboré de manière efficace à maintenir invisibles les dernières causes de la crise croissante : le rôle qui nous était assigné de pays exportateur de matières premières et une agriculture sans agriculteur -subventionnée par Monsanto- pour la production massive de transgéniques.

Mais l’urgence alimentaire et l’effondrement de la classe politique ont balayé à partir de fin 2001 toutes les constructions de domestication qui ont été menacées par des manifestations sociales désorganisées. De fait, dans le nouveau modèle néo-colonial imposé dans lequel le soja a remplacé beaucoup d’autres cultures alimentaires, l’Argentine n’a pas déjà la capacité de nourrir à sa propre population. Les restes de l’État en décrépitude se sont retranchés dans l’appareil répressif mais ils n’ont pas pu empêcher que le mouvement populaire de protestation se manifeste par une mobilisation sans cesse croissante.

Au milieu de la catastrophe, quand nombreux au sein d’une gauche premoderne ont cru voir dans les pillages et dans les manifestations populaires les conditions pre-revolutionnaires qui annoncent des changements radicaux, les entreprises de Biotechnologie et les officiels dans le domaine de la production, de la science et des moyens, ont imaginé spécialement des programmes d’assistance avec des critères de lance d’incendie. Sont ainsi nés durant les années 2001/2002 les plans de « Soja Solidaire » qui se sont basés dans la donation par les producteurs d’un kilo de soja par tonne exportée et ils ont proposé le soja comme la panacée capable de remplacer tous les aliments traditionnels maintenant introuvables ou que la majorité de la population n’a pas la capacité d’acheter. Pour ce « Plan de Soja Solidaire » la Culture est devenue un obstacle tel qu’il a été nécessaire de la décaler pour que puissent être intégrées les nouvelles habitudes alimentaires qu’on nous proposait. Des milliers de cours rapides de cuisine ont formé et continent à former et à endoctrinent les nouveaux disciples qui prêchent dans les zones punies par la faim, la bonne nouvelle de Monsanto et de Cargill : le soja fourrager et transgénique est la panacée alimentaire des argentins. Des milliers de cantines pour les indigents et spécialement les écoles et les goûters des enfants sont approvisionnés par de régulières donations de soja. Une campagne assourdissante écrase toute critique et tout doute, alors que le gouvernement comme l’opposition, les piqueteros radicalisés tout comme les organisations religieuses, à l’image de CARITAS, ont introduit ces nouvelles habitudes alimentaires. L’Argentine a été transformée de cette manière et définitivement en pays laboratoire.

Tout au long de 2002 et de 2003 les conséquences prévisibles de l’ingestion de soja ont révélé pour ceux qui ont voulu le voir, le génocide alimentaire porté en avant par les grands producteurs et exportateurs de Soja et encouragé par les complicités, l’ignorance et la stupidité d’une grande partie des dirigeants politiques ainsi que par l’indifférence et la vision étroite du progressisme, et d’une grande partie de la gauche locale qui continue à considérer comme accessoire ce que les gens mangent. Les faits donnent aujourd’hui raison à toutes ces anticipations et en outre ils les dépassent. Plus de deux tiers de la population infantile argentine souffre d’anémies et manque de fer, toutefois une bonne partie de ces deux tiers sont nourris avec les « mal-nommés » laits de soja qui manquent de calcium et de fer et qui inhibent l’assimilation du calcium et du fer d’autres aliments.

Les enfants morts par malnutrition augmentent en statistique par la géographie croissante de l’indigence argentine, en accompagnant la monoculture et la distribution du soja comme nouvel aliment d’une clientèle captive par la faim. Augmentent aussi les maladies et les malformations qui accompagnent les nouvelles habitudes alimentaires : poitrines généralisées chez les hommes et femmes, hyperthyroïdisme à des âges précoces, ostéoporose chez les adolescents, puberté anticipée et premières règles chez des enfants de sept et huit, inflammations intestinales, allergies croissantes, anomalies immunologiques et des glandes endocrinales. De vastes régions des provinces de l’intérieur ne connaissent pas d’autres aliments que les sojas transgéniques.

Les Gouvernements provinciaux aident généralement à installer celles qu’on appelle les "vaches mécaniques", machines offertes par les exportateurs qui facilitent la cuisson du légume « magique ». Des plateformes de conditionnement sont installées dans divers emplacements avec des investissements en millions de dollars pour produire des laits et des sous-produits du soja. L’Église garantit aussi ces projets sans grande précaution et malgré les avertissements du Vatican face à la Biotechnologie, et CARITAS, son organisation sociale pour la distribution d’aide et de cantines pour pauvres participe enthousiaste à la distribution des sojas OGMs.

Une pénétration étendue des multinationales dans les médias, dans les Universités et dans les cercles de recherche et développement, fait taire toute critique et orchestre des complicités généralisées. Les statistiques de la faim et les décès par malnutrition, dissimulent le véritable rôle des sojas de Monsanto et de Cargill. Cette invisibilité qu’encouragent des complicités innombrables, cache la véritable nature "Matrice" de la petite République du Soja.

Pendant que le monde observait l’éclatement du modèle néo-libéral en Argentine et la forte croissante des mobilisations populaires qui aspiraient à faire partir les dirigeants politiques corrompus, on a très peu signalé comme cause de la catastrophe, le modèle de monocultures et le rôle imposé à l’Argentine de pays exportateur de fourrage. Pire on ne visualisait pas la transformation de l’Argentine en un pays laboratoire extraordinaire de l’ingestion massive de sojas transgéniques. Cet aveuglement de la dépendance profonde à un rôle assigné sur le plan international, ne faisait que refléter les regards biaisés à l’intérieur qui mettaient une grande énergie à dénoncer des iniquités évidentes mais non le modèle qui les produisait. Cette cécité dans des secteurs hypothétiquement critiques ne cesse pas de surprendre et oblige à indiquer le retard extraordinaire d’une bonne partie de la pensée de gauche, congelée dans les luttes des années soixante-dix, sans pouvoir comprendre son degré de coresponsabilité dans les échecs et défaites collectives.

Il y a 26 ans a commencé en Argentine avec le coup militaire et le Terrorisme d’État un processus de génocide, mais aussi un processus de destruction culturelle de l’expérience elle-même de plusieurs générations de d’argentins, dont les capacités à générer leur propre discours et à transmettre leur propre sagesse, ont été brutalement abolies suite à la peur et à la dissolution sociale de la Société.

Toutefois, l’ouragan social qui a balayé le Gouvernement de l’Alliance le 20 décembre 2001 a mis en pièces une bonne partie des mécanismes de la peur et de la soumission. L’Argentine s’est transformée en un bouillon de culture de luttes et de projets sociaux bien que dans la plus grande dispersion - organisation de chômeurs dans les sittings, assemblées de quartiers et nouveaux espaces pluralistes qui ont imposé la participation des citoyens dans la vie publique. Bien que nous ne soyons pas, ni ne serons sûrement pas, le pays que nous avons été parfois et bien que plus d’une génération a été détruite durant les années de plomb, disparue ou condamnée au silence et à l’émigration, est né à partir de ces journées de décembre et du cataclysme et de l’urgence une Argentine différente, une Argentine dont les caractéristiques sont encore une grande inconnue. La défaite postérieure et récente du projet néo-libéral face au ballottage constitue déjà en soi un grand espoir de trouver de nouvelles directions.

Le gouvernement de Kirchner exprime sans aucun doute un nouveau style de gestion et une proposition de récupération de la dignité et de la souveraineté nationale. Il est souhaitable qu’il signifie aussi la capacité de récupérer les politiques d’État, et que la Démocratie déléguée puisse être remplacée par une démocratie participative et de mandats. Tout dépend beaucoup de ce que nous sommes capables de construire dans les prochains mois. De nouveaux espaces de jeu « propre » s’ouvrent, ils peuvent maintenant être récupérés pour l’action des citoyens et pour les innombrables protagonistes d’un pays qui manque encore de projets d’ensemble, mais qui canalise son énergie tumultueuse dans milliers de projets petits et locaux.

Au milieu de la catastrophe naissent ainsi de nouveaux espoirs et de nouveaux débats qui ont une relation avec les manières d’assumer la participation des citoyens. Notre urgence désespérée est encore une frontière de la Globalisation et aussi de la crise interne de la plus grande multinationale des grains. Si le modèle argentin de monocultures de soja tombe, il est très possible que la crise entraîne la multinationale Monsanto, si Monsanto tombe, les règles du commerce mondial alimentaire changeront et spécialement celles du sojas qui dont il a le monopole à plus de 90%, changeront peut-être aussi les paradigmes de la production agricole dans le monde. Si on modifiait les modèles agricoles extensives basée sur les critères de la Révolution Verte et de la « Révolution Biotechnologique » qu’expriment aujourd’hui une poignée de multinationales, l’humanité pourrait trouver une espérance de vie au-delà des terribles menaces actuelles du changement climatique et de la destruction de ressources non renouvelables.

Tout le cadre du modèle d’exploitation en Argentine a des bases fragiles et des vulnérabilités énormes, la faim suite aux monocultures, les impacts terribles des aéro-fumigation avec de l’Agrotóxicos sur le sol, sur la biodiversité et sur les populations, et en outre, le décès d’enfants par ingestion de sojas. Si le nouveau Gouvernement du Président Kirchner, comprenait que l’Argentine productive qu’il nous propose requiert la corrélation d’espaces de Sécurité alimentaire ... Que les nouvelles ressources, les marchés et la récupération de citoyenneté commune sud-américaine que nous offre la reconstruction du MERCOSUR, exige e favoriser la petite entreprise agricole, la production de semences propres, le repeuplement des villages désertés, une impulsion des marchés locaux et des économies régionales ... S’il comprend que les attaques de polices parallèles face aux paysans du MOCASE n’est pas un folklore de santiago del estero mais une conséquence de l’expansion explosive des monocultures et que ces attaques doivent être comparées aux tentatives innombrables dont souffrent les urbanisations périphériques encerclées par les monocultures de soja, ou aux aero-fumigation qui détruisent les colonies d’autoconsommation tant dans la Province de Cordoba, qu’à Formosa ou à Buenos Aires elle-même ... Alors oui, si nous pouvions construire ce nouveaux regard d’ensemble du pays, on pourrait regrouper dans un grand Projet National les énergies disponibles qui s’efforcent maintenant à nouveau de se rencontrer.

Ce modèle de production de matières premières nous a été imposé durant les années 90 par les multinationales pour obtenir des devises avec lesquelles payer la Dette. Si le Président Argentin se propose de respecter son affirmation selon laquelle la Dette ne sera pas payée avec la faim et la misère de notre peuple, l’heure est venue de faire de la Souveraineté Alimentaire et de la réorganisation démographique du territoire national le nouveau programme de gouvernement d’une Argentine capable de renverser l’état de catastrophe.

GRR. Groupe de Réflexion Rurale

Buenos Aires, 31 juillet 2003

Retour en haut de la page

El Correo

|

Patte blanche

|

Plan du site