recherche

Accueil > Empire et Résistance > « L’universalisme scientifique »Immanuel Wellerstein

16 avril 2009

« L’universalisme scientifique »
Immanuel Wellerstein

par Immanuel Wallerstein *

 

Fragment de « L’universalisme européen, de la colonisation au droit d’ingérence »

Chapitre 3 : Comment pouvons-nous connaître la vérité ?

Il y a eu deux types d’universalisme en compétition dans le monde moderne. L’orientalisme en constitue un ; il consiste à se focaliser sur la perception de particularités essentialisées. Il prend racine dans une certaine version de l’humanisme. Sa qualité universelle ne réside pas dans un ensemble unique de valeurs, mais dans l’immuable maintien d’un ensemble de particularismes essentialisés. À l’exact opposé, a prospéré un autre type d’universalisme - l’universalisme scientifique selon lequel il existe des règles objectives qui gouvernent tous les phénomènes, en tout temps. Depuis la deuxième moitié du XVIIIe siècle au moins, l’universalisme humaniste a subi des attaques sévères. De nombreux penseurs en sont arrivés à détecter une faiblesse constitutive dans ses revendications. L’humanisme dominant du monde moderne - à savoir, les valeurs chrétiennes occidentales (se transmuant ensuite en valeurs des Lumières) - fut du point de vue cognitif une doctrine autovalidante, exposée par conséquent à la critique d’être un ensemble de valeurs purement subjectives. Or ce qui n’était que subjectif semblait relever de l’éphémère. Partant, ses adversaires statuèrent qu’il ne pouvait être universel. À partir du début du XIXe siècle, l’autre type principal d’universalisme - l’universalisme scientifique moderne - réussit par conséquent à gagner en vigueur et en acceptabilité sociale. Après 1945, il est indéniable ment devenu la forme dominante de l’universalisme européen, pratiquement sans rival.

Quelle est en fait l’origine de cet universalisme scientifique ? Le discours de l’universalisme européen a toujours eu pour principal enjeu la certitude. Dans le système-monde moderne, le socle théologique originel sur lequel s’érigeait la certitude absolue a été sérieusement ébranlé. Et tandis qu’il restait toujours bon nombre de personnes dont la conception de l’universel s’enracinait dans les vérités révélées des dieux, pour beaucoup d’autres, surtout parmi les élites sociales et intellectuelles, les dieux furent remplacés par d’autres sources de certitude. Le discours de l’orientalisme tirait sa certitude des particularismes essentialisés - comment on peut être persan, comment on peut être « moderne ». Mais lorsque ce discours fut rejeté comme purement subjectif, et par conséquent exposé à la critique (crise d’incertitude), il put être remplacé par les certitudes de la science, incarnées à l’époque par les principes newtoniens de linéarité, de déterminisme et de réversibilité temporelle. Du point de vue culturel et politique, cela s’est traduit chez les penseurs des Lumières par les certitudes du progrès, plus particulièrement le progrès scientifique et ses retombées technologiques.

Pour comprendre toute l’importance de cette révolution épistémologique - tout d’abord, la création et la consolidation du concept des soi-disant « deux cultures », puis dans ce cadre, le triomphe de l’universalisme scientifique -, il faut la situer à l’intérieur de la structure de notre système-monde moderne. Nous vivons dans une économie-monde capitaliste. Son existence perdure depuis quelque cinq cents ans et s’est développée depuis son foyer initial (une partie de l’Europe et une partie des Amériques) jusqu’à incorporer dès le XIXe siècle le globe entier dans son orbite, devenant le seul système historique de la planète. Comme tous les systèmes, elle a connu tous les âges de la vie : un temps des origines, une période plutôt longue de fonctionnement stable, et actuellement une période de crise structurelle terminale. Durant sa période de fonctionnement stable, elle opérait grâce à certaines règles ou contraintes à l’intérieur de certaines limites physiques qui sont allées en s’élargissant avec le temps. Ce sont justement ces caractéristiques qui nous permettent de l’appeler système. Comme tous les systèmes, cependant, elle a évolué selon des axes observables qui nous autorisent à la qualifier de système historique. C’est-à-dire que sa trajectoire, au long de son itinéraire, a, tout en retenant certains traits systémiques de base, constamment évolué. On peut décrire ses traits systémiques en termes de rythmes cycliques (des fluctuations qui reviennent vers l’équilibre, mais sans doute un équilibre instable, en mouvement) et son évolution historique en termes de tendances séculaires (des fluctuations qui s’écartent de l’équilibre, s’écartant trop loin en fin de course).

À cause de ses tendances séculaires, le système finit inévitablement par atteindre un point d’écart suffisamment éloigné de l’équilibre pour l’empêcher de fonctionner de façon adéquate. Les oscillations du système, qui auparavant revenait toujours vers son mouvant point d’équilibre sans trop de mal, deviennent désormais plus frénétiques et désordonnées. Cet état de chaos croissant est celui qu’a atteint notre système-monde aujourd’hui. Le système a commencé à bifurquer : il se trouve désormais au carrefour irréversible de deux directions possibles au moins dans sa quête d’un nouvel état stable, d’un nouvel ordre, qui émergera du chaos présent et ne sera pas seulement une variante de l’ancien état, mais un système d’un type entièrement nouveau. Cependant, à la bifurcation, la voie dans laquelle le processus va s’engager est essentiellement imprévisible, puisqu’elle résultera d’un nombre infini de facteurs ; on pourrait décrire ce processus comme aléatoire du point de vue macroscopique, mais en fait il résultera d’une série de choix individuels du point de vue microscopique.

Traduisons ce langage abstrait en une brève analyse des signes qui laissent présager que notre système-monde est entré en crise, que nous traversons actuellement une ère de chaos et de bifurcation et, par conséquent, que nous nous trouvons déjà dans une bataille mondiale dont l’enjeu est le type de système-monde que nous souhaitons construire ensemble à la place du système qui s’écroule autour de nous et à l’intérieur duquel nous nous efforçons de vivre.

Le moteur fondamental d’une économie-monde capitaliste est l’accumulation incessante du capital. C’est là sa raison d’être, et toutes ses institutions sont aimantées par le besoin de poursuivre cet objectif, de récompenser tous ceux qui y concourent et de punir ceux qui s’y dérobent. Certes, le système est composé d’institutions dont le but est de concourir à cette fin - notamment par une division axiale du travail entre les processus de production centraux et périphériques, réglée par l’entremise d’un réseau d’États souverains qui opèrent à l’intérieur d’un système interétatique. Mais tout cela requiert également un échafaudage culturel et intellectuel pour fonctionner sans accroc. Cet échafaudage comporte trois éléments principaux : un dispositif contradictoire combinant des normes universalistes et des pratiques racistes-sexistes manifestes ; une géoculture dominée par un libéralisme centriste ; et, rarement relevées, mais d’une importance tout à fait cruciale, des structures du savoir basées sur une division épistémologique entre les « deux cultures ». Il m’est impossible de développer ici dans le détail le mode de fonctionnement de ce réseau d’institutions interopérables. Je vais me contenter de souligner que ce système a fonctionné avec une extrême efficacité et une réussite maximale pour ce qui concerne son objectif pilote depuis quelque quatre à cinq cents ans. Il s’est montré capable d’assumer la charge d’un taux d’expansion sans précédent en termes de technologie et de richesse, mais n’a pu le faire qu’au coût d’une polarisation toujours croissante du système-monde, entre une couche supérieure de 20 % et une couche inférieure de 80 % - polarisation à la fois économique, politique, sociale et culturelle.

Or, ce qu’il convient de souligner est que les tendances séculaires ont, en s’accusant, fait que depuis quelques décennies ses processus s’approchent désormais dangereusement de l’asymptote, ce qui tend à rendre impraticable la poursuite de l’accumulation incessante du capital. Pour s’en persuader, il suffit d’observer attentivement le processus fondamental permettant, dans un système capitaliste, d’obtenir de la valeur ajoutée et des profits qui puissent s’accumuler sous forme de capital. Le profit que réalise n’importe quelle entreprise consiste dans la différence entre ses coûts de production et le prix que son produit peut atteindre sur le marché. Seuls des produits relativement monopolistiques ont pu réaliser de très gros profits de cette manière, puisque l’arrivée sur le marché de produits concurrents contraint ensuite les prix de vente à la baisse. Mais même les produits monopolistiques ont dû leur taux de profit au maintien des coûts de production au plus bas. C’est l’obsession majeure des producteurs.

Dans un tel système, il y a trois types principaux de coût de production : les frais de personnel, les entrants matériels ainsi que les impôts et les charges. Chacun de ces coûts, ou paquets de coûts, représente bien un ensemble complexe, mais on peut démontrer que, en moyenne, la part de chacun d’eux, a augmenté avec le temps dans les prix de vente potentiels, et qu’il en résulte par conséquent aujourd’hui une pression mondiale à la baisse sur les taux de profit qui met en danger la capacité d’accumulation du capital à un taux significatif. C’est en train de saper à la base la raison d’être du capitalisme et le conduit à la crise structurelle dans laquelle nous nous trouvons pris. Mais comment cette tendance séculaire à la hausse, dans les trois composantes des coûts de la production, s’expliquent-elle ?

Le déterminant fondamental des coûts de la main-d’œuvre a toujours été la lutte des classes, lutte politique à la fois sur le lieu de production et dans l’arène de l’État. Dans ce combat, l’arme fondamentale des travailleurs a toujours été l’organisation syndicale, et celle des employeurs leur capacité de localiser géographiquement d’autres travailleurs prêts à accepter une moindre rémunération. Les deux parties disposaient aussi d’une arme d’appoint : il est avantageux pour les employeurs de maintenir une production régulière et de rester sur place, tant qu’existe un marché porteur pour leurs produits, ce dont les travailleurs ont pu tirer profit ; de leur côté, les employeurs ont montré leur capacité d’entraîner l’appareil étatique dans la répression des revendications des travailleurs.

Le jeu a été réglé de la façon suivante. Tant qu’il existait un marché porteur pour le produit, les employeurs ont préféré rester sur place et éviter les ruptures, y compris en accédant aux demandes des travailleurs de compensations plus élevées - ce qui a favorisé le développement des organisations syndicales chez les travailleurs. Mais lorsque le marché pour le produit est devenu plus exigu, l’employeur a senti l’urgence d’une réduction des coûts. Si ensuite la tactique de répression échouait, il restait à envisager la délocalisation du processus de production vers une zone où la rémunération des travailleurs serait moindre.

L’employeur pouvait trouver de telles zones partout où subsistaient de vastes bassins de travailleurs ruraux prêts à accepter un travail très peu payé, parce que le revenu réel qui en résultait était plus élevé que celui qu’ils avaient pu obtenir auparavant dans leurs exploitations rurales. Tant que le monde est resté en sa vaste majorité rural du point de vue démographique, il a été facile d’exploiter de telles zones. Le seul problème qui se posait était que, après une période de vingt-cinq à cinquante ans, les travailleurs de cette nouvelle zone commençaient généralement à monter des syndicats et à exiger une rémunération plus élevée, et l’employeur se retrouvait dans la situation antérieure. Ce qui s’est produit en réalité, c’est que, tôt ou tard, l’employeur a été poussé à déplacer à nouveau la production vers une autre zone. On peut démontrer que cette perpétuelle délocalisation des processus de production a plutôt bien fonctionné dans le temps du point de vue des producteurs. Aujourd’hui cependant, les employeurs se trouvent face à un dilemme très simple d’un type nouveau. Ces délocalisations incessantes ont en fait conduit à une déruralisation du monde, au point qu’il subsiste désormais peu de régions vers lesquelles transférer ainsi à nouveau la production. Et cela a inévitablement entraîné une tendance à la hausse des coûts salariaux partout dans le monde.

Si nous nous intéressons au deuxième coût fondamental de la production, celui des entrants matériels, nous constaterons qu’un processus parallèle est en cours. La façon la plus efficace pour les producteurs de maintenir au plus bas le coût des équipements a été de faire en sorte de ne pas les payer en totalité. Cela peut sembler une idée absurde, mais en pratique elle a été extrêmement facile à mettre en œuvre, grâce à ce que les économistes ont discrètement baptisé « l’externalisation des coûts ». Les producteurs ont ainsi réussi à faire glisser trois types de coûts sur les épaules des autres. Le premier est celui du traitement de tout ce que le processus de production a pu entraîner de déchets dangereux accumulés. En abandonnant tout simplement ces déchets dans la nature plutôt que de se charger de leur traitement, les producteurs ont pu faire des économies considérables. Deuxième coût à être traditionnellement considéré comme n’incombant pas au producteur, le remplacement ou la régénération des matières premières. Enfin, troisième exemption- au moins partielle -, l’infrastructure requise pour transporter dans le système de production, et/ou les produits finis vers les lieux de la distribution.

Ces coûts ont presque toujours et partout été remis à plus tard, et lorsqu’on les a finalement acquittés, c’est l’État qui a payé l’addition, ce qui signifie en effet qu’ils furent en très grande partie pris en charge par d’autres personnes que les producteurs bénéficiaires de ces équipements. Mais avec le temps, c’est devenu de plus en plus difficile. La pollution mondiale s’est aggravée au point d’entraîner une grave prise de conscience de sa nocivité pour la population et la montée d’une demande sociale de réparation écologique. Dans la mesure où celle-ci a été prise en compte, il s’est ensuivi une revendication croissante d’internalisation des coûts supplémentaires liés au traitement des déchets. La spoliation des matières premières à l’échelle mondiale a entraîné la fabrication de substituts plus coûteux. Et les coûts exponentiels d’infrastructures ont conduit à l’obligation pour les utilisateurs de les assumer désormais, au moins pour la plus grande partie. Toutes ces réactions sociétales ont entraîné une hausse importante dans le coût des entrants matériels.

Enfin, les impôts et les charges n’ont cessé de s’accroître pour une simple raison. Le monde s’est progressivement démocratisé, toujours plus rapidement, à la suite à la fois de la pression populaire et de la nécessité d’apaiser celle-ci en satisfaisant certaines revendications matérielles des couches laborieuses de la planète. Ces revendications de la population concernaient fondamentalement trois domaines : les institutions éducatives, les soins de santé et les compléments de revenu aux différentes étapes de la vie (bourses d’études, allocations chômage, retraites, etc.). Les seuils à ne pas dépasser pour de telles dépenses n’ont cessé de s’élever, ainsi que l’étendue géographique de leur mise en application. Il en a résulté une augmentation croissante des seuils d’imposition pour les producteurs du monde entier.

Certes, les producteurs ont régulièrement réagi avec énergie contre cette spirale des coûts dans l’arène politique - cherchant à rogner sur les coûts de la main-d’œuvre, à résister aux appels à l’internalisation des coûts de la production et à réduire les niveaux de fiscalité. C’est bien ce dont il s’est agi ces vingt-cinq dernières années avec ce qu’on a appelé communément le phénomène « néolibéral » - une tentative de renverser la tendance à la hausse constante de ces coûts. Les acteurs capitalistes ont remporté des succès périodiques et répétés dans ce genre de contre-offensive. Cependant, la réduction des coûts a toujours été moindre que leur augmentation dans la période précédente, de telle sorte que la courbe globale a toujours été orientée à la hausse.

Mais que peut bien avoir en commun cette crise structurelle du système-monde avec les structures du savoir, les systèmes universitaires du monde et l’universalisme scientifique ? Tout ! Les structures du savoir ne sont en rien séparables des opérations fondamentales du système-monde moderne. Elles sont un élément essentiel du fonctionnement et de la légitimation des structures politiques, économiques et sociales du système. Elles se sont développées historiquement sous les formes qui pouvaient être les plus utiles au maintien du système-monde existant. Je recenserai trois aspects des structures du savoir dans le système-monde moderne : le système universitaire moderne, la dichotomie épistémologique entre les « deux cultures », et le rôle spécifique des sciences sociales. Tous trois furent essentiellement des constructions du XIXe siècle. Et tous trois sont entrés aujourd’hui dans une phase de turbulence, conséquence de la crise structurelle du système monde moderne.

On parle très souvent de l’Université comme d’une institution qui se serait développée en Europe occidentale au cours du Moyen Âge. Voilà une jolie histoire, qui nous permet de porter de belles toges lors de nos cérémonies universitaires. Mais au fond c’est un mythe. L’Université européenne médiévale, une institution cléricale de l’Église catholique, a pour l’essentiel disparu avec la montée en puissance du système-monde moderne. Elle n’a survécu que nominalement entre le XVIe et le XVIIIe siècle, époque où elle était pratiquement moribonde. Elle n’était certainement pas le lieu central de production ni de reproduction du savoir de cette époque.

On peut situer la réémergence et la transformation de l’Université au milieu du XIXe siècle, bien que des signes avant-coureurs en soient perceptibles à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. La différence fondamentale entre l’Université moderne
et celle de l’Europe du Moyen Âge est que celle-là est une institution bureaucratique, avec un personnel de faculté titulaire salarié à plein temps, une forme ou une autre de prise de décision centralisée pour les questions d’enseignement, et des étudiants en général à plein temps. L’enseignement, jadis organisé en fonction des professeurs, a lieu maintenant à l’intérieur de structures organisées en départements, lesquels proposent des cursus clairement définis en vue de l’obtention de diplômes, servant par la suite de modes d’accréditation sociale.

Vers la fin du XIXe siècle, ces structures sont devenues non seulement en principe le lieu de reproduction du corpus du savoir séculier mais également le lieu principal de la recherche prospective et donc de la production de connaissance. Elles se sont alors diffusées depuis l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord, sites de leur premier développement, vers le reste du monde, ou furent imposées à celui-ci en conséquence de la domination occidentale du système-monde. Dès 1945, ce genre d’institution était virtuellement présent dans toutes les régions du globe.

Ce ne fut qu’après 1945, cependant, que ce système universitaire mondial atteignit son plein développement. Dans la période 1945-1970, il se produisit une immense expansion de l’économie-monde. Ce fait, ajouté à une pression constante des couches inférieures pour que l’on augmentât le nombre d’admissions dans les institutions universitaires, puis aux sentiments nationalistes croissants dans les zones périphériques, qui poussaient à « rattraper » les zones dominantes du système-monde, conduisirent à une incroyable expansion du système universitaire mondial - en termes de nombre d’institutions, d’enseignants et d’étudiants. Pour la première fois, les universités sont devenues autre chose que l’enceinte réservée d’une élite restreinte ; elles se sont muées en véritables institutions publiques. Le soutien au système universitaire mondial provient de trois instances distinctes de la société les élites et les gouvernements, qui avaient besoin de toujours plus de personnel qualifié pour développer la recherche fondamentale ; les entreprises productives, qui réclamaient des progrès techniques qu’elles pourraient alors exploiter ; puis tous ceux qui considéraient le système universitaire comme une forme d’ascenseur social. L’éducation était devenue une thématique populaire et dans le sillage de 1945 notamment, l’accession à l’enseignement supérieur en vint à être considérée comme un droit social essentiel.

Mais le mouvement pour la création d’universités modernes après le milieu du XVIIIe siècle et dans l’après-1945, ainsi que la marche forcée pour augmenter leur nombre, ont suscité une question qui reste irrésolue : le type d’enseignement qui devrait y être dispensé. La première campagne - celle qui visait à recréer l’Université - est née dans le sillage du nouveau débat intellectuel qui avait émergé dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Comme je l’ai fait remarquer précédemment, l’humanisme sécularisé des philosophes était en lutte depuis deux siècles, avec plus ou moins de succès, contre l’hégémonie antérieure du savoir théologique. Mais par la suite il en est venu à être lui-même l’objet d’attaques cinglantes de la part de certains groupes de chercheurs qui commençaient alors à s’arroger le titre de « scientifiques ». Les « scientifiques » (le mot lui-même est une invention du XIXe siècle) faisaient partie de ceux qui, à l’instar des philosophes humanistes, pensaient que le monde était fondamentalement connaissable par la raison. Cependant, ils insistèrent sur l’idée que la vérité ne pouvait être atteinte qu’en empruntant les voies de l’investigation empirique pour déboucher sur des lois générales qui offriraient l’explication de phénomènes réels. Aux yeux des scientifiques, la philosophie humaniste sécularisée ne faisait que proposer un savoir purement spéculatif qui ne différait pas vraiment, du point de vue épistémologique, de celui qui avait été proposé par les théologiens. La connaissance dispensée par les philosophes ne pouvait pas coïncider avec la vérité, car, soutenaient-ils, elle n’était pas falsifiable - on ne pouvait démontrer ni qu’elle était vraie, ni qu’elle était fausse.

Au cours des XIXe et XXe siècles, les scientifiques ont avancé un argument qui leur a permis de revendiquer le soutien de la société et d’y jouir de prestige. Ils étaient capables de concocter des formes de connaissance traduisibles en inventions technologiques - ce qui était très favorablement accueilli par les détenteurs pouvoir. Ainsi, les scientifiques avaient tout intérêt, du point de vue matériel et social, à préconiser et établir définitivement le prétendu divorce entre la science et la philosophie, qui a conduit tout droit à l’institutionnalisation de ce qu’on allait appeler les « deux cultures ».L’expression la plus concrète de ce divorce fut la scission de la vieille faculté médiévale de philosophie en deux secteurs. Les noms qui en découlèrent ont varié selon les universités, mais de façon générale, dès le milieu du XIXe siècle la plupart d’entre elles possédaient une faculté dédiée aux sciences naturelles et une autre réservée à ce qui était le plus communément appelé humanités, arts et lettres, ou Geisteswissenschaften.

Clarifions un peu la nature du débat épistémologique sous-jacent à cette séparation en deux facultés. Les scientifiques soutenaient que ce n’était qu’en utilisant les méthodes qu’ils affectionnaient - la recherche empirique fondée sur et/ou conduisant vers des hypothèses vérifiables - que l’on pourrait atteindre la « vérité » - une vérité universelle. Les humanistes ont violemment contesté le bien-fondé de cette assertion. Ils invoquèrent le rôle de l’intuition analytique, de la sensibilité herméneutique ou du Verstehen empathique, pour parvenir à la vérité. Ils affirmèrent que leur type de vérité était plus profond et tout aussi universel que celui des généralisations scientifiques, souvent considéré comme local et hâtif. Plus important encore, les humanistes insistèrent sur le rôle central des valeurs, du bien et du beau, dans la poursuite de la connaissance, tandis que les scientifiques de leur côté mirent l’accent sur le fait que la science était objective et que les valeurs n’étaient jamais susceptibles d’être qualifiées de vraies, ni de fausses. Par conséquent, affirmèrent-ils, le domaine des valeurs était étranger à celui de la science.

Le débat s’est radicalisé de décennie en décennie, alors que, de chaque côté, grossissaient les rangs de ceux qui avaient tendance à dénigrer tout apport possible de la partie adverse. Ce fut là une question à la fois de prestige (la hiérarchie des prétentions au savoir) et d’allocation de ressources sociales. Il s’agissait de décider qui avait le droit de dominer la socialisation de la jeunesse en contrôlant le système éducatif, plus particulièrement l’enseignement secondaire. Ce que l’on peut en tout cas dire à propos de cette lutte, c’est que, petit à petit, les scientifiques ont gagné la bataille sociale en persuadant de plus en plus de gens, et en particulier ceux qui détenaient le pouvoir, de leur accorder un statut plus élevé, beaucoup plus élevé même, que les humanistes. Après 1945, du fait du rôle central des nouvelles technologies, complexes et financièrement onéreuses, dans le fonctionnement du système-monde moderne, les scientifiques ont pris une longueur d’avance sur les humanistes. Au cours de ce processus, une trêve est survenue de facto. On accorda aux scientifiques la priorité dans l’affirmation légitime de la vérité, des vérités -et même, aux yeux de la société, dans le droit de regard et de contrôle exclusif sur celles-ci. Les humanistes en arrivèrent, dans la plupart des cas, à céder sur ce terrain, en se rangeant dans le ghetto de ceux qui se contentaient, principalement, de la quête du bien et du beau. Ce fut là, bien davantage que dans la rupture épistémologique, que résida le divorce véritable. Jamais auparavant, dans toute l’histoire du monde, il ne s’était ouvert un tel fossé entre la recherche du vrai et la quête du bien et du beau. Désormais, ce fossé était inscrit dans les structures du savoir et du système universitaire mondial.

À l’intérieur des facultés qui abritaient respectivement les deux cultures, désormais séparées, survint alors un processus de spécialisation progressive qui allait jeter les bases des futures « disciplines », ainsi qu’elles seraient bientôt appelées, avec leurs « frontières ». Les disciplines sont en effet des marquages de territoire - des revendications qui découlent de l’idée qu’il est utile de délimiter des secteurs de la connaissance en fonction de l’objet de la recherche et des méthodes appliquées à l’étude de ces objets. Nous connaissons tous les noms des principaux champs disciplinaires qui en ont découlé : l’astronomie, la physique, la chimie, la biologie, parmi bien d’autres, dans le domaine des sciences naturelles ; le grec, le latin (ou humanités classiques), diverses littératures nationales (selon le pays d’origine), la philologie, l’histoire de l’art, la philosophie, entre autres, du côté des humanités.

Cette organisation en disciplines a fait naître une séparation des savoirs, au-delà de celle qui s’était érigée entre les cultures. Chaque discipline s’institua en département universitaire. Les diplômes furent délivrés pour la plupart dans telle ou telle discipline spécifique et les nominations aux postes d’enseignement se firent à l’intérieur de tel ou tel département particulier. En outre, des structures organisationnelles transversales se développèrent, traversant les universités de part en part. Des revues spécifiques aux différentes disciplines virent bientôt le jour, publiant des articles signés en priorité ou exclusivement par des personnes travaillant à l’intérieur de leur propre champ disciplinaire - traitant uniquement de sujets relevant des préoccupations dont cette même discipline prétendait détenir la maîtrise. Par la suite, des associations de chercheurs, tout d’abord nationales, puis internationales, furent créées dans chaque discipline. Enfin - et ce n’est pas là le moins important -, avant la fin du XIXe siècle, les « grandes » bibliothèques commencèrent à créer des catégories de classement d’ouvrages qui reproduisaient à l’identique la répartition disciplinaire et dont toutes les autres bibliothèques (et à leur suite, les libraires et les éditeurs) se sentirent obligées de faire les catégories d’encadrement de leur travail.

Dans cette déchirure du monde de la connaissance entre les sciences naturelles et les humanités, les sciences sociales occupaient une situation spécifique et ambiguë. La Révolution française avait débouché sur la légitimation de deux concepts qui ne faisaient pas auparavant l’objet d’un consensus la normalité du changement sociopolitique et la souveraineté du « peuple ». Cela avait entraîné chez les élites dirigeantes le besoin urgent de mieux cerner les modalités d’un tel processus de changement désormais
« normal », et par la suite le vif désir de développer des politiques qui puissent limiter ou du moins canaliser de tels élans vers le changement. Le projet d’identifier ces modalités, et par dérivation les politiques sociales à mettre en application, devint le ressort des sciences sociales, y compris de la version modernisée de l’histoire fondée sur des données empiriques.

Pour les sciences sociales, la question épistémologique est et a toujours été de déterminer la position de leurs spécialistes dans le plan de bataille des deux cultures. La réponse la plus facile serait de se contenter de constater que les sciences sociales sont longtemps restées profondément divisées sur les questions épistémologiques. Certains faisaient campagne pour se ranger du côté du camp scientifique, tandis que d’autres affirmaient leur appartenance au camp des humanistes. Mais pratiquement aucun d’entre eux n’a tenté d’élaborer une troisième voie ou posture épistémologique. Non seulement les chercheurs en sciences sociales se sont rangés à titre personnel dans l’un ou l’autre camp de ce que certains ont appelé la Methodenstreit, mais des disciplines entières sont passées d’un côté ou de l’autre avec armes et bagages. Dans la plupart des cas, l’économie, les sciences politiques et la sociologie rallièrent le camp scientifique (avec des dissidents et des déserteurs individuels, bien entendu). L’histoire, l’anthropologie et les études orientales rejoignirent généralement le camp humaniste. Du moins en est il allé ainsi jusqu’en 1945. Par la suite, les lignes de front disciplinaires se sont quelque peu brouillées (Wallerstein et al., 1996).

À mesure que le système-monde moderne s’enfonçait dans sa crise structurelle - point de non-retour dont on peut dire, je crois, qu’il est entré en scène à partir de la révolution mondiale de 1968 - les trois piliers des structures du savoir ont commencé à perdre la solidité de leur assise, précipitant une crise institutionnelle parallèle à - mais aussi élément de - sa crise structurelle. Les universités ont commencé à réorienter leur rôle social dans une grande incertitude quant à leur nouvelle destination et à leur nouvelle mission. Dès lors, la grande déchirure entre les deux cultures a été sévèrement remise en question aussi bien de l’intérieur des sciences naturelles que des humanités, des arts et des lettres. Et les sciences sociales, qui avaient prospéré et affichaient une assurance toute nouvelle dans l’immédiat après 1945, se sont éparpillées et fragmentées, et, en proie aux affres du doute, ont commencé à faire entendre des cris désespérés.

Le problème fondamental du système universitaire mondial était qu’il croissait et se développait, aussi bien en taille qu’en coûts, de façon exponentielle, tandis que son soubassement socio-économique s’amenuisait à vue d’œil à cause de la stagnation de l’économie-monde. Cela entraîna des mesures multiples provenant de directions diverses. Les intellectuels de haut niveau devinrent un phénomène plus rare dans le monde universitaire, proportionnellement à sa population totale, tout simplement parce que le poids du nombre l’emportait sur la valeur de l’unité. Le résultat en fut une nette augmentation du pouvoir de négociation et par conséquent du coût de cette strate supérieure, dont les membres utilisèrent leur situation privilégiée pour obtenir des réductions massives de leurs services d’enseignement, ainsi que de fortes augmentations de salaire et de financements pour la recherche. En même temps, les gestionnaires de l’Université, face à un déclin dans le rapport personnel enseignant/étudiant, ont cherché d’une façon ou une autre à augmenter les charges d’enseignement, créant en même temps une stratification à deux vitesses du personnel enseignant, avec un secteur privilégié et un secteur sous-payé et à temps partiel. Cela a entraîné ce que j’ai appelé une tendance à la « secondarisation » - au sens de l’enseignement secondaire - de l’enseignement supérieur, une pression à la baisse sur la recherche à long terme, et une augmentation des charges d’enseignement (caractérisée, en particulier, par le nombre grandissant des étudiants par cours).

En outre, à cause des restrictions budgétaires, les universités ont commencé à esquisser des mouvements en direction du marché - en vendant leurs services aux entreprises et aux gouvernements, et en transformant les résultats de la recherche de leurs professeurs en brevets exploitables (sinon directement, du moins par le biais de licences). Mais à mesure que les universités s’engageaient dans cette voie, certains professeurs ont commencé à prendre leurs distances, voire à déserter carrément les structures de l’Université, soit afin d’exploiter les résultats de leur recherche par et pour eux-mêmes, soit par dégoût de l’ambiance commerciale qui y régnait de plus en plus. Lorsque ce mécontentement se combinera avec le pouvoir de négociation que j’ai évoqué plus haut, il se peut qu’il en résulte un exode de quelques-uns des meilleurs chercheurs. Si cette tendance se confirme, il est possible qu’à terme, nous revenions à la situation pré-1800 dans laquelle l’Université n’était plus du tout le foyer principal de la production du savoir.

En même temps, le fossé entre les deux cultures a commencé à perdre de sa netteté. Deux développements majeurs dans le domaine du savoir ont surgi pendant le dernier tiers du xxe siècle : le paradigme de la complexité dans les sciences naturelles et les cultural studies dans le champ des humanités. Alors qu’il peut sembler d’un point de vue superficiel, aux acteurs de ces tendances aussi bien qu’à ceux qui les analysent, qu’elles soient tout à fait distinctes, et même antagonistes, il n’en existe pas moins d’importantes similarités entre elles deux.

Tout d’abord, chacune des deux tendances représente en fait un mouvement de contestation de la position dominante dans son propre domaine. Le paradigme de la complexité dans les sciences n’est autre chose dans le fond qu’un rejet du déterminisme linéaire à temporalité réversible qui avait prévalu depuis Isaac Newton jusqu’à Albert Einstein et qui fournissait la base normative de la science moderne depuis quatre siècles. Les défenseurs du paradigme de la complexité soulignent que le modèle classique de la science est en fait un cas à part, qui plus est relativement rare, parmi les voies empruntées par les systèmes naturels pour fonctionner. Ils affirment que les systèmes ne sont pas linéaires, mais développent plutôt avec le temps une tendance à s’éloigner de leur équilibre initial. Ils soutiennent qu’il est impossible - de façon intrinsèque, et non pas seulement extrinsèque - de déterminer d’avance la trajectoire d’une projection, quelle qu’elle soit. Pour eux, la démarche de la science ne consiste pas dans la réduction du complexe au simple, mais dans l’explication de niveaux toujours plus profonds de complexité. Ils ont également conclu que l’idée d’un processus à temporalité réversible devait être une absurdité, puisqu’il existe une « flèche du temps » à l’œuvre à l’intérieur de tous les phénomènes, non seulement dans l’univers au niveau macroscopique, mais au cœur de tous les phénomènes microscopiques que celui-ci contient.

Les cultural studies représentèrent également un rejet du concept fondamental qui avait présidé aux humanités : l’idée qu’il existe des canons de beauté universels et des normes naturelles du bien, que l’on peut apprendre, enseigner et imposer comme seuls légitimes. Bien que les humanités aient toujours affirmé qu’elles donnaient la priorité aux particularismes essentialistes (par opposition aux universaux de la science), les protagonistes des cultural studies montrèrent que les enseignements humanistes traditionnels incarnaient les valeurs d’un groupe particulier - celui des Occidentaux, blancs, mâles, appartenant aux groupes ethniques dominants - qui avait l’outrecuidance d’affirmer que ses valeurs particulières avaient cours universellement. L’approche des cultural studies mettait au contraire l’accent sur le contexte social de tout jugement de valeur, par conséquent sur l’importance de l’étude et de la préservation des contributions de tous les autres groupes - ces groupes qu’on avait historiquement négligés et dénigrés. Les cultural studies lancèrent l’idée démotique que chaque lecteur, chaque spectateur apporte aux productions artistiques une nuance de perception qui est à la fois différente et égale en valeur.

En deuxième lieu, et bien que partant de points différents du spectre, le paradigme de la complexité et les cultural studies aboutirent tous deux à la conclusion que la distinction épistémologique des « deux cultures » est intellectuellement dénuée de sens et/ou se fait au détriment de toute recherche réellement utile à la connaissance. En troisième lieu, ces deux tendances ont en fin de compte campé sur le terrain des sciences sociales, sans le dire de façon explicite. Les promoteurs du paradigme de la complexité y sont parvenus en mettant l’accent sur la flèche du temps, sur le fait que les systèmes sociaux sont les systèmes les plus complexes de tous et que la science fait partie intégrante de la culture. Les cultural studies l’ont fait en démontrant que l’on ne peut rien savoir d’une production culturelle sans la situer à l’intérieur de son contexte social en évolution dynamique, sans tenir compte de l’identité des producteurs et de ceux qui participent à cette production, ni de la psychologie sociale (des mentalités) de tous les protagonistes impliqués. En outre, les tenants des cultural studies affirmèrent que la production culturelle est en même temps partie prenante de, et profondément influencée en retour, par les structures de pouvoir à l’intérieur desquelles elle se déroule.

Quant aux sciences sociales, elles se virent plongées dans un brouillage toujours croissant des frontières traditionnelles entre les disciplines. Pratiquement toutes les disciplines ont fini par créer des sous-spécialisations qui conjuguent un adjectif provenant d’une autre discipline avec leur propre nom (par exemple, « l’anthropologie économique », « l’histoire sociale » ou la « sociologie historique »). Pratiquement toutes les disciplines ont commencé à combiner plusieurs méthodologies, y compris celles qui étaient autrefois réservées à d’autres disciplines. Il devint progressivement impossible d’attribuer séparément le travail d’archives, l’observation participative ou les sondages d’opinion aux spécialistes de telle ou telle discipline particulière.

En même temps, de nouvelles « sous-disciplines » ont émergé et se sont même renforcées au cours des trente à cinquante dernières années : aires culturelles de multiples régions, études de la condition féminine et gender studies, études ethniques (une filière par groupe assez puissant politiquement pour imposer son module), études urbaines, études du développement, études gays et lesbiennes (accompagnées d’autres sous-disciplines tournant autour de la sexualité). Dans de nombreuses universités, de telles entités sont devenues des départements au même titre que ceux des disciplines traditionnelles qu’elles côtoient, et quand elles n’ont pas tout à fait atteint ce statut, elles se sont au moins hissées au rang de programmes ». Des revues et des associations transversales se sont développées parallèlement aux associations disciplinaires plus anciennes. Outre qu’ils ont accru le tourbillon des sciences sociales en créant toujours plus d’occasions de chevauchement des frontières, ces développements ont accentué les pressions budgétaires, puisque des entités toujours plus nombreuses se sont trouvées en concurrence pour une enveloppe essentiellement inchangée.

Il me paraît clair que, si nous nous projetons vingt à cinquante ans dans l’avenir, nous sommes confrontés à trois développements possibles. Tout d’abord, on peut envisager que l’Université moderne cesse d’être le foyer principal de la production ou même de la reproduction du savoir, bien que la question de ce qui pourrait la remplacer soit à peine soulevée. Il se peut également que les nouvelles tendances centripètes des structures du savoir du point de vue épistémologique conduisent à une grande réunification épistémique (distincte aussi bien de l’une que de l’autre des deux épistémês existantes). Ceci se passe sous le signe de ce que ’aurais tendance quant à moi à désigner, peut-être de façon intéressée, comme un penchant à faire de toute connaissance une variante de science sociale. Il est également possible que l’organisation des différentes sciences sociales s’effondre et en arrive à subir, peut-être du fait d’interventions administratives, un profond remaniement institutionnel dont les contours restent aujourd’hui presque totalement imprévisibles.

En résumé, je crois que l’autorité du dernier et du plus puissant des universalismes européens - l’universalisme scientifique - n’est plus à l’abri du questionnement. Les structures du savoir sont entrées dans une période d’anarchie et de bifurcation, à l’instar du système-monde dans son ensemble, et les effets qui en découleront sont loin d’être écrits à l’avance. Je crois que l’évolution des structures du savoir est une composante capitale de l’évolution du système-monde moderne. La crise structurelle des unes entraînera la crise structurelle de l’autre.

La bataille pour l’avenir va se jouer simultanément sur ces deux fronts.

Retour en haut de la page

El Correo

|

Patte blanche

|

Plan du site