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29ème EXPOSITION ANNUELLE DU PHOTOJOURNALISME ARGENTIN
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Les photos de l’exposition de l’ARGRA fonctionnent toujours comme un kaléidoscope de regards aiguisés. En étant exposées quelques temps après avoir été prises, elles génèrent deux effets : d’abord, on est frappé par la qualité du registre ; ensuite, elles désarment l’idée d’intemporalité, d’être accrochées hors contexte, et s’enchaînent comme notre historique social. Dans cette édition, « on voit plus de licenciements et plus de répression. Mais aussi plus de gens dans la rue ».
Cela pourrait être une mère et son fils qui se donnent le bras en marchant ensemble dans une rue de la ville de Buenos Aires. Ils pourraient aller en bavardant de tout et de rien, en se promenant, en allant faire une quelconque démarche. Mais non. Rien ne colle sur cette photo. Quelque chose ne va pas, quelle que soit la façon dont on la regarde. Elle a été prise par Fernando Gens durant la manifestation contre la réforme des retraites le 14 décembre 2017. La répression, les gaz lacrymogènes et la solidarité ont produit cette scène. La dame et le garçon ne se connaissaient pas, ils ne se promenaient pas du tout. Avec le torse nu et encapuchonné avec son propre tee-shirt, le garçon aide la dame à marcher. Elle, avec une bouteille d’eau à la main et un long foulard violet qu’elle a décidé de ne pas mettre sur la tête, accepte ce bras aimable. Il est maigre, les veines parcourent le bras et l’on voit le bord de son caleçon. Elle a choisi pour ce jour un tee-shirt et un pantalon confortables. Ils marchent sur la chaussée, non sur le trottoir. La scène est enveloppée de brouillard, fumée ou gaz lacrymogène. Il y a des pierres dans la rue et le trottoir est mouillé. Tout est hors de propos sauf eux. Cette photo se plante face aux discours stigmatisant et au regard criminalisant qui lie les encapuchonnés à la violence. Le garçon aide deux fois la dame, il l’aide de facto quand il lui offre son bras ferme et l’aide encore en étant allé à une manifestation qui demandait de ne pas réduire la pension des retraités. Face au mensonge et à la calomnie organisés par le pouvoir et depuis les médias, cette image expose une autre certitude. La photo parle de solidarité.
Il est injuste de parler d’une seule image quand celle-ci fait partie d’une exposition collective. Mais parler en profondeur de l’une d’elles aide à mieux regarder les autres. À voir plus. Nous regardons différemment chaque photographie après que quelqu’un nous ait raconté quelque chose d’elle. Cette photo est l’une des 176 qui composent la 29ème Exposition Annuel de Photojournalisme Argentin qu’organise toutes les ans l’Association de Reporters Graphiques de la République l’Argentine (ARGRA). L’expo est toujours une occasion de faire une mise au point, de revivre des expériences, de connaître quelque chose qui était ignoré ou de rappeler des événements qui, bien que proches dans le temps, s’échappent au milieu du chaos. Dans son ensemble l’expo est un déploiement puissant, horizontal et créateur. Ce sont des photographies prises par 90 photographes et sélectionnées parmi plus de 3 200 images envoyées par des reporters de tout le pays. J’imagine toujours combien de photos merveilleuses sont restées en dehors et comme il serait intéressant de pouvoir les voir toutes.
Dans le prologue du catalogue de l’expo de l’année dernière j’ai écrit sous le titre « Expériences capturées » : « … il y a quelque chose de nouveau dans cette édition, quelque chose qui surgit. Ce sont des photos qui portent des cicatrices. Des corps avec marques de balles en caoutchouc, dans des dos, dans des jambes, dans des bras. Les corps qui supportent (dans la double acception du terme) un présent que nous croyions déjà passé. Comme dans un conte sans fin, nous voyons comment la police réprime, les gens se mobilisent, la police réprime, les gens résistent. Il y a là une histoire inachevée ».
Lors de l’édition de 2016, nous avons pu voir les jambes blessées par balles des garçons du quartier de bajo Flores, les retraités réprimés sur le Pont Pueyrredón, les marches pour la liberté de Milagro Sala, l’imposante mobilisation pour les 40 ans du coup d’État de 1976, les conséquences dans les corps de l’utilisation de produits agro-toxiques dans les champs grâce aux photos de Pablo Piovano, la violence et les dégâts d’une bande de casseurs qui est rentrée à la rédaction du quotidien Tiempo Argentino repris par ses salariés, des images des procès pour crimes contre l’humanité parmi beaucoup d’autres.
En revoyant l’expo de 2017, on perçoit l’escalade répressive. Des cas qui semblaient isolés se multiplient et deviennent systématiques. On voit davantage de licenciements et plus de répression. Mais aussi davantage de gens dans la rue. Les gens qui protestent, qui ne s’adaptent pas, qui se mobilisent, qui utilisent de la créativité. D’année en année l’expo prend le pouls des principaux événements qui traversent la société argentine. Beaucoup de photos reflètent les mobilisations pour Santiago Maldonado – premier disparu après une opération de répression de la Gendarmerie sur des terres mapuches et par la suite retrouvé mort–. Nous voyons des évacuations et la répression des salariés licenciés comme ceux de Pepsico, répression sur la Panaméricaine, répression sur la place des Deux Congrès, répression contre les enseignants.
Nous savons aussi que beaucoup de photographes ont été blessés par des balles de caoutchouc tandis qu’ils faisaient leur travail. Mais nous voyons aussi la merveilleuse mer de mouchoirs blancs dans la marche contre la tentative d’appliquer les mesures de 2×1 aux répresseurs condamnés pour des crimes contre l’humanité sur la photo d’Eitan Abramovich. Nous voyons les actions du mouvement « Même pas une en moins » dans les rues, les mobilisations pour la disparition du sous-marin ARA San Juan, les yeux débridés de Héctor Magnetto à l’enterrement d’Ernestina Herrera de Noble photographié par Amílcar Orfali, ou l’enseignant en blouse blanche saisi par Joaquín Salguero, poussant les boucliers des policiers antiémeutes. Nous voyons les photos merveilleuses qu’ont fait certains des photographes photographes virés sauvagement de l’Agence Télam.
L’agenda qu’impose l’expo concerne dans de nombreux cas des événements qu’on a essayé de cacher, déformer ou dévaloriser dans des unes médiatiques. Il y a aussi des photos qui ont eu une grande répercussion à cause de leur propre force visuelle comme celle du gendarme au premier plan, de Matías Escandar, ou de l’enfant qui se bouche les oreilles tandis que Macri parle dans son école à Jujuy, de Hernán Nersesian. Les photos qui se sont transformées en hashtag qui ont circulé dans les réseaux sociaux, qui ont acquis une vie propre au-delà de l’événement. Il y a des photos ironiques de personnages du pouvoir, des photos des inondations, des incendies, sportives, artistiques. Avec des personnages inconnus, des répresseurs, des députés …
Il y a des histoires en photo comme les deux merveilleux travaux de Natacha Pisarenko. Les photographies du parc zoologique de Buenos Aires une année avant de sa fermeture avec les animaux abandonnés à leur sort et les photos émouvantes de femmes victimes de violence de genre qui posent face à son appareil. Ou les enfants zapatistes qui dansent et marchent sous la lentille de Mauricio Centurión ou l’histoire de Luana, la première petite fille transgenre à obtenir sa carte d’identité sans passer par un jugement, photographiée par Lucía Merle avec attention, avec respect, avec tendresse. Chaque photo de l’expo raconte une histoire. A cette occasion il y a en plus, à coté de l’exposition annuelle, les autres photos qui appartiennent à la Collection Petit Format avec des images d’Enrique Shore, de Paula Acunzo et de Cristina Fraire.
La photographie nous permet, à nous spectateurs, de nous arrêter sur chacun de ces instants. Sorties de leur contexte original, des photos deviennent visibles dans un nouveau temps et un nouvel espace. Elles arrêtent d’être subordonnées à d’autres discours, aux décisions d’édition et de dessin que prennent les autres. Ici les photos parlent d’elles-mêmes accompagnées par de brefs textes. Peut-être ces textes pourraient être développés aussi, et devenir plus complexes. Chacune de ces narrations visuelles est le résultat d’une rencontre entre les regards particuliers, les expériences et les possibilités des photographes et la dimension historique qu’eux mêmes traversent. Les photographies journalistiques sont le produit de leur temps, partent d’une fonction essentiellement éphémère liée à l’actualité, mais elles peuvent devenir durables. « Ce que la photographie reproduit à l’infini n’a lieu qu’une fois ; elle répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais essentiellement se répéter », a écrit Roland Barthes. Mais ce qui ne se répète pas, ce qui est évanescent, grâce à celles-ci devient éternel.
Il y a d’autres images qui ont la capacité de devenir des emblèmes, des symboles ou des métaphores. « Les vicissitudes de notre siècle sont résumées dans certaines photographies exemplaires qui ont fait époque » – a écrit Umberto Eco dans son livre La guerre des faux – la multitude désordonnée qui se déverse sur la place pendant les ‘dix jours qu’ils ont ému le monde’ ; le milicien mort de Robert Capa ; les Marines plantant le drapeau dans un îlot du Pacifique ; le prisonnier vietnamien exécuté avec un tir dans la tempe ; le Che Guevara étendu sur la table d’une caserne. Chacune de ces images est devenue un mythe et a condensé une série de discours. Elle a dépassé la circonstance individuelle qui l’a produite, elle ne parle pas déjà plus de celle-ci ou de ces personnages en particulier, mais exprime des concepts. Elle est unique, mais en même temps renvoie à d’autres images qui l’ont précédées ou qui l’ont suivies par imitation. (…) Au moment qu’elle est apparu, son itinéraire communicatif a commencé : encore une fois le politique et le privé se sont trouvés traversés par des trames du symbolique qui, comme cela il arrive toujours, a démontré être producteur de réalité ».
Quels seront les emblèmes de ce temps en Argentine ? Avec quelles métaphores visuelles se condensera le moment actuel ? Quel est le parcours communicatif que ces photographies entreprendront ? Avec quelles photos compterons-nous l’avenir sur ce qui est arrivé dans notre présent ? Sans doute les expositions de l’ARGRA sont un terrain privilégié pour ces recherches. Cette exposition contient en plus un sens extra. Dans des temps où des dizaines de photojournalistes sont virés de leur lieux de travail, quand beaucoup de propriétaires ou gérants circonstanciels de médias décident qu’ils peuvent s’en passer, l’exposition du photojournalisme argentin recommence à dire combien est nécessaire et vitale, l’existence de cette profession.
Cora Gamarnik* pour la Revista Anfivia
Revista Anfivia. Buenos Aires, Juillet 2018
Traduit de l’espagnol pour El Correo de la Diaspora par : Estelle et Carlos Debiasi
El Correo de la Diaspora. Paris le 16 juillet 2018.
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