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31 mars 2007

Gouvernements et régimes en Amérique Latine

par Claudio Katz *

 

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Trois types de gouvernement prédominent actuellement en Amérique Latine : les conservateurs, les centre-gauche et les nationalistes radicaux. Les présidents les plus représentatifs de ces variantes sont respectivement Uribe en Colombie, Lula au Brésil (ou Kirchner en Argentine) et Chávez au Venezuela.

La série de douze élections présidentielles réalisées entre novembre 2005 et janvier 2007 a confirmé cette diversité de gouvernements, qui s’oppose à l’unanimité de droite qui prévalait durant les années 1990. Pour distinguer ces trois catégories, il faut observer leur politique économique, leur relation avec les États-Unis, la position de l’establishment et l’état des conquêtes démocratiques et des réformes sociales.

L’étude de ces différences est vitale pour aborder un second problème : les régimes latinoaméricains. Tous les gouvernements agissent dans le cadre d’États semblables, mais ils utilisent des mécanismes formels et informels d’appui politique. Ces modalités déterminent la prééminence de deux grandes variantes de régimes, qui sont actuellement analysées en opposant la république aux populismes.

Trois alternatives

Uribe est un cas extrême de gouvernement conservateur. Il mène une politique ouvertement néolibérale et à la fois des politiques pro-américaines avec un fort assentiment des classes dominantes. Il n’hésite pas à recourir à la répression brutale et il s’oppose frontalement à un quelconque progrès social.

Lula et Kirchner s’alignent, en revanche sur le centre-gauche. Ils ont une relation ambiguë avec l’impérialisme et défendent les intérêts généraux des capitalistes au-delà des différents secteurs patronaux. Ils tolèrent les avancées démocratiques, mais ils empêchent l’aboutissement des revendications populaires. Le Brésil suit un cours économique néolibéral et l’Argentine s’engage vers le néo-développementisme.

Chávez incarne une autre alternative. Il met en œuvre une politique plus étatiste, entretient de vrais conflits avec les États-Unis et il s’est affronté à la bourgeoisie du Venezuela. Son projet oscille entre le néo-développementisme et une redistribution progressive des richesses.

Ces trois modèles n’expriment pas la politique spécifique de chaque gouvernement. Ils ne font que proposer une typologie générale qui sert de référence comparative pour caractériser les nouveaux mandataires latino-américains. Elle permet de distinguer des orientations, dans un cadre où prédominent largement des situations intermédiaires.

Dans certains cas, l’alignement est net. Le triomphe des conservateurs au Honduras, au Salvador et en particulier au Mexique a regonflé le camp de la droite. Calderón a commencé par renforcer la répression à Oaxaca, criminaliser la contestation sociale, ratifier les accords de libre commerce et a imposé une forte augmentation des prix des produits de consommation de base.

Mais le spectre de centre-gauche est plus trouble. Certains gouvernement de ce genre - comme celui d’Alan García au Pérou - ont tissé d’étroites alliances avec la réaction et se situent très près des conservateurs. Bachelet navigue entre deux eaux. D’un côté elle évite la confrontation avec le mouvement social et utilise une rhétorique progressiste, mais d’autre part elle garde une orientation économique néolibérale, elle réaffirme les traités commerciaux avec les États-Unis et son conseil des ministres est composé de membres de l’establishment. Tabaré Vázquez en Uruguay est dans la même situation. Il diffuse l’image d’un humanisme tolérant et reste dans le Mercosur, mais systématiquement il teste la possibilité d’accords avec l’impérialisme.

On observe le même type d’oscillation dans la galaxie nationaliste. Moralès en Bolivie prend cette direction quand il affronte l’oligarchie, mais il se rapproche du centre-gauche lorsqu’il modère le programme de nationalisations, retarde la réforme agraire et dissuade l’action radicale des mouvements sociaux. En Équateur, Correa se situe près de Chávez lorsqu’il tente un changement radical de système politique, propose le démantèlement de la base militaire nord-américaine et qu’il refuse les contrats pétroliers néolibéraux. Mais il se rapproche davantage de Kirchner quand il met en œuvre l’intégration au Mercosur ou essaye de négocier la dette comme l’a fait l’Argentine.

Les frontières entre le nationalisme radical et le centre-gauche sont floues, mais le premier projet diffère du second sur trois plans : la confrontation avec l’impérialisme, les conflits avec les capitalistes locaux et son allant pour l’action populaire. Aucune de ces caractéristiques n’implique néanmoins le début d’un cours socialiste semblable à celui de Cuba dans les années 1960. Pour le moment le schéma nationaliste ne dépasse pas le cadre de la propriété capitaliste et de l’État bourgeois.

Le repli répressif

La mobilisation populaire a érodé les mécanismes coercitifs dans la majeure partie de la région. Les forces militaires se sont repliées et les oppresseurs ont perdu leur vieux recours à la domination totalitaire. En Amérique Latine, la chute des dictatures a été si brutale, que personne n’entrevoit sa réinstallation dans un avenir prévisible.

Cette impossibilité a été prouvée par l’échec de plusieurs tentatives répressives. Les gouvernements qui ont tenté de restaurer un certain autoritarisme militaire - comme Fujimori ou Sánchez de Lozada en Bolivie - ont dû céder le pouvoir. Ce type d’expériences a amené l’establishment régional à remplacer la brutalité militaire par des formes d’assimilation (ou d’usure) des mouvements sociaux. Comme cela a été démontré en Haïti avec la tentative d’usurpation de la victoire électorale de Préval, la droite a peu de possibilité de ne pas reconnaître un mandat populaire, lorsque les mobilisations populaires sont massives et persistantes.

Les libertés publiques actuellement en vigueur reflètent aussi l’échec de nombreux pactes de transition post-dictatoriale.

Les compromis qui accordaient un poids plus important aux structures répressives ont été attaqués par les luttes sociales.

Ces résultats ont été obtenus après de nombreuses années de résistance et leur portée est différente dans chaque pays.

Mais reproduisant ainsi ce qui s’était passé en Angleterre avec le suffrage universel masculin (au XIXe siècle) et aux États-Unis (dans les années 1960 et 1970), les classes dominantes ont fini par accepter certains droits démocratiques contre lesquels elles avaient résisté pendant longtemps. Dans certains pays, ces acquis ont été la conséquence de luttes qui avaient lieu dans des régions voisines. Dans ces cas-là s’est opérée la concession par imitation, c’est-à-dire par peur de la part des oppresseurs d’une contagion de l’affrontement populaire.

Les conquêtes démocratiques ne sont pas équivalentes aux règles constitutionnelles. Elles constituent des libertés arrachées aux classes dominantes par des batailles de rue, qui ont eu une traduction limitée dans l’ordre juridique.

En aucun cas ces victoires n’ont été complètes. Dans presque tous les pays, les mouvements sociaux souffrent de pressions et d’intimidation et ont une marge de manœuvre réduite. Mais le contexte de persécution de la bourgeoisie a changé de façon significative. Les oppresseurs doivent cohabiter avec des libertés publiques bien supérieures au vieux standard latino-américain de persécution brutale des peuples en lutte. Ces avancées sont une préoccupation quotidienne pour les élites de la droite qui regrettent l’existence de modèles plus autoritaires. [1]

Des conquêtes démocratiques inégales

La violence sociale contre les opprimés s’exerce actuellement à travers l’application (et la violation) des normes constitutionnelles qui gouvernent les oppresseurs. Ces mécanismes comportent aussi des brutalités manifestes comme le système pénitentiaire du Brésil, les violences contre les paysans au Paraguay ou les persécutions envers les pauvres en Amérique centrale.

Mais la répression généralisée est exceptionnelle et on ne la constate que dans des situations extrêmes de soulèvement populaire, comme celle qu’avait dû affronter Sanchez de Lozada en Bolivie. Les militaires n’opèrent plus comme une force de choc directe mais comme une réserve latente pour des situations de crise.

L’intensité de la répression dépend du modèle de gouvernement. Ce qui règne dans certains pays du pôle de droite comme la Colombie, c’est le terrorisme d’État avec la tolérance pour les paramilitaires et les mafias rurales. Loin de cet extrême, au Mexique, la panoplie policière contre les luttes sociales est complétée par des tueurs.

En revanche pour ce qui est de la plupart des gouvernements de centre gauche, les structures répressives ont été reléguées au second plan. Ce repli diffère en fonction de l’érosion subie par les différents pactes de transition. La tutelle militaire - qui s’est effondrée de façon abrupte en Argentine après l’aventure des Malouines - a perduré au Chili. C’est comme ça que Pinochet est mort avec les honneurs militaires, tandis que ses collègues argentins avaient été jugés, amnistiés, puis à nouveau emprisonnés. Mais dans un contexte commun de tolérance interne envers les acquis démocratiques, les administrations de centre-gauche ont un nouveau rôle répressif à l’échelle régionale. Celui-ci se vérifie par le remplacement des marines dans l’occupation d’Haïti.

Le mouvement populaire trouve son plus grand espace de liberté chez les nationalistes radicaux. Les organisations sociales y ont obtenu une action inédite, bien qu’ils doivent combattre la bureaucratie d’état et l’encadrement politique par le haut. Dans ces pays, la tension répressive est focalisée sur la réponse aux conspirations que la droite tente pour récupérer le pouvoir. Du résultat de ce conflit surgira une consolidation ou une régression des avancées démocratiques.

Différents cours économiques

Ces trois types de gouvernement font face à un contexte économique très différent de celui de la dernière décennie. L’augmentation de la production au niveau mondial et la demande de biens primaires qui s’en est suivie ont généré une relance des prix des produits exportés par l’Amérique latine. Cette relance ne se traduit pas par une augmentation significative du niveau de vie des classes populaires et elle a une portée limitée parce qu’elle s’appuie sur la commercialisation de matières premières. Mais la relance a donné un grand souffle aux classes dominantes, puisque le centre des déséquilibres actuels se situe aux États-Unis et non dans les pays dépendants.

Ce changement est très significatif pour une région qui a subi toutes les tourmentes du néolibéralisme. L’Amérique latine a joué un rôle prépondérant dans le premier séisme de cette période (explosion de l’endettement en 1982) ainsi que dans les effondrements de ce modèle (Mexique en 1995, Brésil 1999, Argentine 2001). Même certaines explosions lointaines - comme l’écroulement de le Russie, ou les krachs financiers asiatiques - ont eu des effets plus durables dans la région que dans les zones d’origine de ces commotions. En Amérique latine, les dictatures avaient anticipé la vague globale du néolibéralisme et les gouvernements constitutionnels [2] l’avaient généralisée.

La politique économique actuelle est différente de celle de ces dernières décennies. Plusieurs secteurs des classes dominantes engagent un virage néo développementiste vers un certain déclin de l’orthodoxie néolibérale. Après une période de forte concurrence extra-régionale, de dénationalisation de l’appareil de production et de perte de compétitivité internationale, ces groupes capitalistes encouragent un virage vers des politiques plus industrialistes et moins dépendantes de l’affluence de ressources financières externes. C’est un tournant limité qui préserve l’orthodoxie fiscale et monétaire, mais qui comprend un soutien de l’État vis-à-vis de l’industrie pour atténuer les conséquences du libre échange.

Cette nouvelle tendance est moins importante chez les gouvernements conservateurs qui relancent les privatisations, maintiennent la déréglementation financière et encouragent l’ouverture commerciale. Le cours néo développementiste est en revanche plus notoire pour les gouvernements de centre-gauche, mais sans grande uniformité. Kirchner encourage le tournant, Lula hésite et Bachelet ou Tabaré pour l’instant ne le partagent pas.

La tendance néo développementiste n’est pas incompatible avec certaines normes du néolibéralisme. Elle cautionne l’excédent budgétaire obligatoire, les remboursements anticipés aux créanciers et la thésaurisation improductive des réserves. Ces mesures ne sont pas des actes de prudence économique, mais des mesures soutenues par les financiers qui supervisent l’utilisation des ressources publiques.

Les néo développementistes partagent également avec les néolibéraux le refus de la politique de redistribution que propose le nationalisme radical. Ils s’opposent avec emphase à toute concession sociale qui menacerait les bénéfices patronaux. Cette opposition obéit à une stratégie d’accumulation très éloignée du vieil industrialisme et hostile aux améliorations du pouvoir d’achat [3].

Les grands groupes capitalistes s’associent actuellement davantage au capital étranger, ils opèrent au niveau régional et hiérarchisent l’exportation. Ils recherchent des niches de spécialisation qui impliquent des exigences de compétitivité globale opposées à la redistribution progressive des richesses. Les gouvernements de centre-gauche affrontent ce conflit en prenant des positions favorables aux capitalistes et opposées aux opprimés. En revanche, le nationalisme radical combine la tentation néo développementiste et des réformes sociales que les classes dominantes refusent.

Degrés d’instabilité

Les trois types de gouvernement latino-américains ont surgi de cataclysmes économiques qui dans cette région ont atteint des dimensions comparables à la dépression de l’entre-deux-guerres. Cette crise a empêché le fonctionnement stable des régimes post-dictatoriaux, puisque les effondrements financiers ont généré une corrosion politique et ont déclenché de grands soulèvements populaires.

La vague de constitutionnalisme régional a manqué de l’appui d’un capitalisme florissant qui prédominait, par exemple, en Europe au cours de l’après-guerre. Cette absence a empêché les conditions minimales de stabilité qui entourent un régime politique durable. Chaque fois qu’un gouvernement arrivait à réunir les groupes dominants et à calmer les opprimés, une violente crise financière relançait le cycle des turbulences. Les tensions se sont multipliées durant les années 1990 parce que de nombreux groupes capitalistes ont perdu du terrain sur la scène internationale, ils ont subi la contraction des marchés intérieurs et ils ont reçu moins d’aide de l’État.

Ce contexte convulsif a empêché la répétition des transitions post-dictatoriales moins turbulentes, qui se sont déroulées dans des situations équivalentes en Europe (Espagne, Portugal, Grèce). Le cadre d’accumulation, consommation et stabilité que l’Union européenne a fourni, était totalement absent dans cette région. C’est la raison pour laquelle, il y a eu très peu de possibilité de réaliser des compromis comparables à celui du Pacte de la Moncloa en Espagne.

Les attaques néolibérales ont été perpétrées dans les dernières décennies en s’appuyant sur l’édifice constitutionnel, mais les commotions provoquées par cette agression ont laissé un goût d’insatisfaction aux oppresseurs. Les classes dominantes n’ont pas pu achever l’œuvre de destruction des organisations de gauche commencée par les militaires. L’image de transition post-dictatoriale fructueuse pour les capitalistes qui prévalait durant les années 1980 et 1990 s’est diluée au cours de la nouvelle décennie.

Les soulèvements populaires ont reconstitué les forces des opprimés. Ils ont réussi à inverser dans plusieurs pays les défaites subies sous les dictatures et ils ont modifié le rapport de force au niveau régional. Ce résultat se reflète dans l’apparition de mouvements sociaux qui ont recréé l’esprit de résistance en intégrant les propositions de la gauche au calendrier politique.

Mais l’existence de trois types de gouvernement indique l’hétérogénéité de ce cadre. Les crises ont eu lieu dans chaque pays suivant un modèle différent d’explosion ou de contention institutionnelle. Le premier cours - qui a prédominé en Argentine, en Bolivie ou en Équateur - a provoqué l’interruption de mandats présidentiels. Une douzaine de chefs d’État ont été expulsés du pouvoir de façon anticipée à cause de ces accidents. Mais dans d’autres pays - comme le Brésil, l’Uruguay ou le Chili - les éclosions politiques se sont déroulées sans rupture des mécanismes constitutionnels. Cette diversité de dénouements a déterminé le modèle post-crise qui a prévalu dans chaque nation.

Diversité de constitutionnalismes

Le putschisme n’est plus une option viable pour les classes dominantes. Toutes les composantes de l’establishment ont intégré les mécanismes constitutionnels à leur perspective de gestion de l’État. Pour cette raison la vie politique d’Amérique latine a été structurée autour d’élections régulières et de certaines règles institutionnelles qui n’ont été interrompues que pendant les périodes de pics de crise.

Les trois types de gouvernement partagent le même système politique. Les dictatures qu’exerçaient les forces armées ont disparu, alors que s’est généralisé un type de régime qui, jusqu’aux années 1980, existait seulement au Mexique, au Costa Rica, en Colombie et au Venezuela.

Ce changement marque un tournant par rapport à toute l’histoire précédente. Les pratiques constitutionnelles comportent des élections de représentants, le vote secret, les campagnes électorales, le suffrage universel, le pluripartisme, le droit de se présenter à des responsabilités publiques et un certain degré d’expression, d’information et d’association.

L’Amérique Latine a été assimilée au processus international de retrait des dictatures. En 1900 le modèle constitutionnel régissait seulement six pays, en 1930 il s’est étendu à 21 nations et à la fin du XXe siècle, il prévalait dans 70 des 191 pays existants. Le taux d’expansion de ce modèle s’est accentué de façon significative à partir de 1981 et actuellement il dirige la moitié de la population mondiale [4].

Mais les trois types de gouvernement comprennent des situations très distinctes. Certaines administrations fonctionnent avec un attachement plus important que d’autres à l’accomplissement des règles constitutionnelles. Ce qui s’est passé récemment avec Calderón au Mexique et Chávez au Venezuela illustre bien ce contraste. Tandis que dans le premier cas, la fraude électorale évidente a conduit l’opposition à organiser une cérémonie parallèle d’investiture présidentielle, personne ne remet en question la légitimité des élections vénézuéliennes. Après huit victoires consécutives, Chávez a gagné sans aucune contestation. De plus, ce résultat s’est vérifié dans l’unique pays de la région qui a instauré le référendum révocatoire pour mettre un terme au mandat présidentiel. Le formalisme constitutionnel existe partout, mais son application dans les faits est très variable.

Les différents sens du présidentialisme

Dans les trois types de gouvernements, on retrouve un poids important du pouvoir exécutif.

Cette prééminence est l’expression de la tradition présidentialiste dans une région où le poids du parlement est faible, où l’importance du pouvoir judiciaire est limitée et où de larges pouvoirs sont donnés aux chefs de l’État. Les mesures d’exception que dicte le président sont aussi habituelles que l’absence de contrepoids au pouvoir central. Ce modèle est bien différent du système parlementaire européen.

En classant les pays en fonction des pouvoirs dont dispose le président on trouve l’Argentine, le Brésil, l’Équateur et la Colombie [5]. Mais dans les dernières années les pouvoirs de l’exécutif se sont renforcés dans toute la région, de même que l’adoption de mesures visant à prolonger les mandats. L’Argentine vit en état d’urgence permanent depuis 1989, Lula a renforcé les pouvoirs légués par ses prédécesseurs et Uribe a obtenu entre 2001 et 2004 un cumul inédit de superpouvoirs. De même Chávez, Moralès et Correa réclament actuellement ces prérogatives.

Historiquement ce poids du présidentialisme obéit à la virulence des crises régionales. Ces turbulences ont été si répétitives et si dévastatrices qu’elles ont imposé l’instauration de formes très personnalisées de direction de l’État. La même tendance s’observe dans beaucoup de pays du centre. Churchill, De Gaulle ou Bush n’ont jamais été très respectueux des formalités institutionnelles. Mais leur autoritarisme a toujours été sujet à un contrôle plus important, puisque les classes dominantes du centre disposent de mécanismes plus solides que leurs pairs de la périphérie pour gérer leurs affaires.

L’envergure de la crise a transformé l’Amérique Latine en terrain fertile pour le césarisme et le bonapartisme dans la mesure où les chefs d’État sont amenés à trancher de grands conflits. Le présidentialisme régional n’est pas seulement un résultat de l’ambition démesurée. Il exprime la fragilité dominante dans tous les recoins du capitalisme périphérique.

Durant la crise des deux dernières décennies, le pouvoir discrétionnaire présidentiel a permis de garantir la continuité de l’accumulation. Les privilèges des classes dominantes ont été régulés dans les coulisses du pouvoir par l’intermédiaire du gouvernement par décret.

Dans les moments les plus critiques, les grandes décisions de l’exécutif ont été adoptées à huis clos sous la haute surveillance de l’establishment. La faiblesse des systèmes politiques post-dictatoriaux a été contrecarrée par un modèle de verticalisme militaire hérité des tyrannies.

Mais le sens concret de chaque type de présidentialisme dépend du caractère conservateur, de centre-gauche ou nationaliste du gouvernement. Ces trois orientations définissent le contenu politique de la suprématie qu’exerce chaque chef d’État. Bien que la critique des médias soit habituellement dirigée contre les nationalistes, le présidentialisme est une pratique très courante parmi les conservateurs qui respectent peu souvent les débats du Parlement ou les formes de la justice. Les leaders de centre-gauche imposent également sans ménagement leur volonté et ignorent fréquemment les décisions des partis mêmes qui les ont portés au pouvoir.

Au lieu de considérer le présidentialisme comme une perversion de caudillos latino-américains, il convient de distinguer les objectifs poursuivis par chaque président élu. Si on prête attention à ces propos, il est évident qu’Uribe, Lula et Chávez accaparent des pouvoirs exécutifs avec des finalités très opposées.

Placer sur un même plan de pouvoir d’État discrétionnaire présidentiel le terrorisme d’État de droite, le social-libéralisme de centre-gauche et l’anti-impérialisme du nationalisme n’a aucun sens. La similitude de comportement ne doit pas occulter les objectifs divergents qui différencient ces présidents élus.

Changement de visages

Pour la première fois dans l’histoire de l’Amérique latine des femmes, des indigènes et d’ex-ouvriers ont accédé à la magistrature suprême. Ce tournant s’harmonise avec des tendances internationales du même genre. Les figures présidentielles se modifient avec l’affaiblissement des hiérarchies traditionnelles, une plus grande reconnaissance de l’égalité de genre et une certaine acceptation des droits des minorités ethniques ou religieuses. Ces changements ont un grand impact symbolique mais ils expriment des situations très différentes.

Dans certains cas, on a concrétisé l’ascension de nouveaux secteurs plébéiens dans l’appareil d’État. Ce changement déplaît aux puissants qui refusent la présence de leurs subordonnés à des postes importants. C’est pour cela qu’ils réagissent avec brutalité, confirmant ainsi le poids du racisme oligarchique qui règne parmi les élites de la région. La campagne médiatique qu’instrumentalise la droite contre Moralès et Chávez reflète ce mépris aristocratique. La bureaucratie traditionnelle qui contrôle la structure des États est très contrariée par ce nouveau secteur gouvernant.

Mais dans d’autres cas, le même changement de visages cache la permanence des vieilles élites au sommet du pouvoir. Il ne faut pas oublier que le métis Toledo a appliqué au Pérou une version extrême du néolibéralisme et a repris la doctrine que Madame Thatcher avait inaugurée à l’échelle internationale. Il faut aussi relever qu’une femme noire comme Condolezza Rice dirige actuellement les massacres impérialistes au Moyen-Orient.

Il est évident que la direction de certaines missions brutales du capitalisme n’est plus le patrimoine exclusif d’hommes blancs, cultivés et parvenus. C’est pour cela que la présence au pinacle de l’État de figures plébéiennes exprime des situations très diverses. Pour les gouvernements nationalistes radicaux, cela correspond à des avancées démocratiques qui ne se vérifient pas dans les administrations de centre-gauche.

Bachelet est la première femme à accéder à la présidence du Chili. Mais depuis cette position, elle confirme à leurs postes les militaires, juges et hauts fonctionnaires que la Concertation a hérité du pinochétisme. Cette couche de fonctionnaires assure aux industriels, aux banquiers et aux grands propriétaires le traitement de faveur qui caractérise l’État capitaliste. Le discours progressiste et le passé militant d’une femme présidente est la couverture que revêt cette continuité des anciens pouvoirs qui contrôlent l’État.

Il en va de même avec Lula, qui avec son deuxième mandat s’apprête à renforcer les privilèges d’une élite bureaucratique militaire, financière et diplomatique. Le comportement autonome de ce groupe social est une source traditionnelle de corruption qui a contaminé le parti et le gouvernement de l’ex-métallurgiste.

Le changement de visages des administrations de centre-gauche n’altère en rien la prééminence de la technocratie. Ca ne transforme pas non plus ce secteur en un secteur comparable à celui des économies développées. L’absence d’un secteur économique compétitif est un obstacle depuis longtemps, qui provient du caractère vulnérable et intermittent que présente l’accumulation dans les pays périphériques.

C’est pourquoi l’establishment se plaint de « l’inopérance de l’État » dans les trois modèles de gouvernement. Dans l’ère post-dictatoriale la tutelle militaire s’est effondrée et un renouvellement de fonctionnaires adaptés au nouveau style de gestion civile s’est opéré. Mais l’inconsistance traditionnelle de l’appareil d’État latino-américain persiste sans grand changement.

Ploutocraties : renforcées ou remises en question ?

Les relations de chaque gouvernement avec les classes dominantes sont différentes. Les présidents de droite entretiennent d’étroites alliances avec les capitalistes, les leaders de centre-gauche favorisent l’association et les élus nationalistes font face à de sérieux conflits avec les classes aisées. Ces situations déterminent, à leur tour, le renforcement, la continuité ou le changement des ploutocraties créées par le constitutionnalisme.

Au cours des années 1980 et 1990, il n’y a eu aucune formation de démocratie dans les pays d’Amérique latine. Des gouvernements directement contrôlés par les puissants ont surgi. Les banquiers, les industriels et les grands propriétaires fonciers ont dominé ces administrations et ont formé des ploutocraties extérieures au gouvernement de la majorité.

Les administrations conservatrices garantissent actuellement ce profil ploutocratique, puisqu’il renforce la protection des plus riches contre les contingences de la vie politique. Ils subordonnent le développement de la sphère publique aux priorités établies par l’activité privée et accentuent la fracture entre les domaines politique et économique. Leur objectif est d’éviter que le « développement sain » de la production et les échanges capitalistes ne soient contaminés par des mobilisations populaires ou des revendications sociales.

Les présidents de centre-gauche dirigent des ploutocraties plus enrobées ou atténuées. Ils défendent les intérêts capitalistes mais dissimulent ce favoritisme. Ils présentent leur soutien aux puissants comme si c’était une trajectoire orientée vers le bien commun. Cette duplicité est plus accentuée dans les pays où les luttes populaires ou le refus du néolibéralisme sont plus importants. En Argentine, au Brésil et en Uruguay, les ploutocraties extrêmes des années 1980 et 1990 ont été remplacées par des gouvernements qui dissimulent la prééminences des grands potentats.

Les gouvernements nationalistes radicaux ont pris leurs distances avec le modèle ploutocratique. Ils n’agissent pas sur mandat des élites pas plus qu’ils ne gèrent l’État au service des classes dominantes. Ils recourent à des formes d’administration bonapartiste qui donnent une plus grande autonomie aux fonctionnaires par rapport aux exigences de l’establishment. L’État capitaliste est préservé, mais l’influence des groupes les plus concentrés se trouve marginalisée.

Cette dernière transformation n’est pas suffisante pour créer des démocraties accomplies. Le maintien de la structure économico-sociale bourgeoise empêche l’exercice réel des droits politiques de la majorité. Si on ne va pas vers la création d’une réelle souveraineté populaire, le pouvoir patronal tendra à récupérer les espaces qu’il a perdus. L’existence de cette alternative est une particularité des gouvernements nationalistes qui ne s’étend à aucune administration de centre-gauche.

Deux variantes de régimes politiques

Les trois types de gouvernements agissent au sein d’États capitalistes semblables et recourent aux deux formes les plus courantes de soutien d’un régime politique : l’institutionnalisme et le schéma informel.

Les régimes sont les modalités d’organisation qui prédominent à travers des gouvernements successifs durant une période prolongée. Ils représentent une instance intermédiaire entre l’état et cette administration. Ils n’ont pas la durabilité de la première institution, mais ils ne sont pas non plus soumis à la rotation périodique qu’imposent les élections. Le régime définit les règles d’un système organisé par l’État et orchestré par chaque gouvernement.

La principale caractéristique actuelle de tous les régimes latinoaméricains est le constitutionalisme post-dictatorial. Mais dans le cadre commun de cette modalité prévalent deux grandes variantes d’un plus ou moins grand soutien dans le formalisme institutionnel. Cette différence sépare les options fondées sur de solides (mais peu nombreux) partis, des tendances soutenues par des structures clientélistes. Alors que dans le premier cas gravite la foule de filtres et de médiations qui régule la structure constitutionnelle, dans la deuxième alternative règnent les normes délégatrices, plébiscitaires et personnalistes. Le pouvoir exécutif est un pilier de tous les régimes, mais le style de gestion moins visible du modèle institutionnel contraste avec les formes plus exposées du schéma para-institutionnel.

La vigueur d’un régime ou de l’autre découle de traditions nationales spécifiques. Dans certains pays se sont affirmés des mécanismes plus institutionnels (Uruguay, Chili, Costa Rica) et dans d’autres le mode informel s’est renforcé (Venezuela, Brésil, Argentine). Ce résultat a aussi dépendu du contexte de la transition. Certaines dictatures se sont effondrées à cause d’événements extérieurs (guerre des Malouines en Argentine) et d’autres à cause de crises intérieures (Uruguay), de processus supervisés d’en haut (Brésil, Chili) ou précipités d’en bas (Bolivie). De plus, le degré de vulnérabilité de chaque pacte a conditionné le schéma formel ou informel qui a dominé dans chaque pays.

Mais dans les vingt dernières années, on a également vu des passages d’un modèle à l’autre dus au simple échec du schéma opposé. De chaque effondrement institutionnel ont émergé des canaux para-institutionnels, qui à leur tour se sont dilués dans la recomposition de l’État. De l’impuissance du Parlement et des partis traditionnels ont émergé des arbitrages arbitraires, qui ont ensuite été remplacés par des rénovations institutionnalistes.

Le plus important dans ce va-et-vient est la compatibilité des deux variantes avec des gouvernements de droite, de centre gauche ou nationalistes radicaux. Dans le premier cas, le conservatisme formel de F. H. Cardoso au Brésil et de Sanguineti en Uruguay a été complété par le caudillisme informel de Fujimori au Pérou, Menem en Argentine et Uribe en Colombie.

Cette même variété se vérifie au centre-gauche. L’institutionnalisme de Tabaré Vázquez ou Bachelet coexiste avec le leadership clientéliste de Kirchner et Lula. Et une compatibilité équivalente pourrait s’étendre au nationalisme radical, si l’on compare le modèle de gestion parlementaire qu’a tenté Salvador Allende au Chili avec la méthodologie informelle qui caractérise Chávez.

La prééminence de l’une ou l’autre modalité de régime politique n’est pas une particularité des gouvernements réactionnaires ou progressistes. Les mécanismes formels ont servi à orchestrer des attaques contre le peuple, mais également pour concrétiser des conquêtes des travailleurs. À leur tour, les canaux d’action para-institutionnels ont historiquement été utilisés pour implanter le terrorisme d’État (Fujimori) et l’agression néolibérale (Menem) ou pour matérialiser de grandes concessions sociales (Perón, Vargas, Cárdenas).

Aucune des deux options n’implique non plus la prééminence d’un modèle économique. Le néolibéralisme extrême a prévalu durant la dernière décennie à travers les deux régimes et le tournant néo développementiste actuel pourrait aussi passer par n’importe lequel de ces chemins.

Cette perméabilité du régime dans divers types de gouvernements - dans le cadre commun de l’État capitaliste - est ignorée par les analystes conventionnels. La majorité d’entre eux identifie le mode formel avec les vertus de la république et le schéma informel avec les malheurs du populisme. Cette opposition se fonde sur de fausses hypothèses et génère de multiples confusions, qu’il s’avère nécessaire de clarifier pour aborder le deuxième grand problème du débat actuel : les régimes latinoaméricains.

Mystification de la république

La vénération des formes républicaines qui avait commencé timidement vers la fin des dictatures est devenu le message central des penseurs conservateurs. Ils assimilent l’existence de cette institution avec la modernisation et ils comparent son absence au sous-développement. Ils réduisent le fonctionnement de ce système aux gouvernements de droite et dénoncent son appropriation par les « dictatures d’origine démocratique » qu’ils détectent dans le nationalisme radical [6] Cette idéalisation de la république est partagée par les théoriciens de centre-gauche qui revendiquent la « gauche moderne » de Bachelet, Lula ou Tabaré en opposition à « la gauche archaïque » de Chávez ou Moralès [7].

Mais la république revendiquée n’est pas la structure fondatrice des nations latinoaméricaines qui avait émergé au début du XIXe siècle, comme résultat des guerres d’indépendance et de la fin du colonialisme. Ces transformations donnaient alors à la région un degré d’émancipation politique qu’aucune autre région de la périphérie n’a pu atteindre sur une longue période historique.

La droite ne valorise pas cet effondrement du despotisme monarchique sous l’impact de la révolution française, mais la constitution d’un système qui a du même coup limité l’autocratie et la souveraineté populaire. Elle porte aux nues les mécanismes de contrôle bourgeois créés par la division des pouvoirs pour instaurer des contrepoids entre les différents groupes des classes dominantes. L’objectif de ce changement a été de garantir la stabilité des bénéfices tout en empêchant le contrôle populaire sur les gouvernants.

Les théoriciens du républicanisme conservateur se sont nourris du libéralisme constitutionnaliste et de son implicite adhésion aux valeurs médiévales de la hiérarchie et de l’obéissance. Ils observaient chez les individus une tendance naturelle au désordre contre laquelle ils proposaient de lutter en renforçant la cession des droits citoyens aux élites.

Cette tradition républicaine a toujours repoussé la démocratie, s’est opposée à l’égalité sociale et a défendu le gouvernement des minorités contre l’intrusion du peuple. Elle a préservé les modèles de parlements à deux chambres qui ont transformé les privilèges de la noblesse en avantages pour l’aristocratie bourgeoise. La valeur la plus importante de ce système était la stabilité et la protection du droit de propriété contre toute revendication des opprimés.

Cette opposition de la république et de la démocratie n’est actuellement explicitée que par les auteurs les plus réactionnaires.

Mais c’est sur ce fondement implicite que se sont construits les régimes constitutionnels latino-américains des deux dernières décennies. La république et non pas la démocratie constitue le pilier de ces systèmes fondés sur un jeu de contre-pouvoirs favorable aux capitalistes et étranger à la souveraineté populaire [8].

Fragilité de la république

La précarité historique des républiques latinoaméricaines découle du caractère périphérique et dépendant de la région. Les facteurs qui ont freiné l’expansion agraire et l’industrialisation précoce sont ceux-là mêmes qui ont détérioré la stabilité du système politique. Le développement inégal et combiné - qui mélangeait archaïsme et modernité - a généré une fragilité institutionnelle endémique. Les modèles d’haciendas, de plantations et de latifundia ont perpétué le retard et ont mené vers une balkanisation du territoire, ce qui a débouché sur des crises politiques récurrentes.

La modernisation capitaliste forgée depuis la moitié du XIXe siècle - autour de compromis bismarkiens entre anciennes et nouvelles classe dominantes - a recréé ce modèle d’instabilité. L’alliance des grands propriétaires agricoles et du capital étranger a assuré l’insertion dépendante de la région et a bloqué la floraison autonome de l’accumulation. A la différence du cours suivi par l’Allemagne ou le Japon, le prussianisme tardif n’a pas dérivé vers les modèles compétitifs à l’échelle internationale. Au contraire, il a accentué la fragilité capitaliste et son corollaire politique de républiques faibles et convulsives.

Ces système n’ont pas obtenu la cohésion des élites, ni même le soutien populaire. Ils ont mis en place des systèmes oligarchiques fondés sur la proscription et la fermeture face à l’ingérence populaire [9]. Ces républiques ont repris la tradition libérale en contradiction avec l’héritage démocratique de 1789, qui s’est appuyé sur les victoires conservatrices contre Louverture, Artigas ou Benito Juárez et sur la frustration des essais jacobins de la réforme agraire.

Les républiques latino-américaines se sont forgées en copiant le modèle constitutionnel des Etats-Unis, les normes électorales restrictives, la délégation de pouvoir aux présidents et l’existence de filtres pour bloquer la souveraineté populaire. Le collège électoral, les sénats déconnectés du nombre de votants, les gigantesques attributions des Cours suprêmes ont été des freins à ce schéma durant des décennies. Tous les processus de démocratisation se sont heurtés à cet héritage du républicanisme oligarchique, qui a été secoué tout au long du XXe siècle à travers l’extension du vote et la participation de la population à la vie politique.

Le fonctionnement du système républicain n’a pas toujours reçu le soutien durable des classes moyennes. A cause d’un faible niveau de consommation et de grands obstacles à l’ascension sociale, ce secteur n’a pas assimilé les piliers du libéralisme anglo-saxon. Les valeurs individualistes, les sentiments anti-État et les positions critiques contre la justice sociale n’ont jamais obtenu de solides fondations dans la région. Certains de ceux qui idéalisent la république mettent en avant cette carence, parce qu’ils estiment que la majorité populaire n’est pas capable d’agir de façon efficace dans la sphère publique et qu’elle doit être parrainée par des secteurs moyens plus cultivés et moins combatifs [10].

Le modèle historique de fragilité républicaine s’est rétabli pendant la transition post-dictatoriale et a été renforcé par le cours néolibéral des ploutocraties. Les descriptions les plus fréquentes des théoriciens du centre-gauche dépeignent cette précarité, mais ils omettent l’origine capitaliste de cette dégradation [11]. Si le fondement citoyen de la république s’est érodé c’est parce que la population a éprouvé du ressentiment contre un régime qui empêche les réformes sociales, garantit les privilèges de classes dominantes et tourne le dos aux revendications populaires.

Il est impossible de comprendre le caractère fragile de la république si on utilise des critères exclusivement institutionnels. Si on renonce à l’utilisation de certains concepts fondamentaux - comme dépendance, impérialisme ou capitalisme - il est impossible de comprendre la crise de ce système politique.

Prétextes républicains

Les conservateurs exaltent la république pour soutenir les présidents de droite et justifier les agressions contre les mouvements sociaux. L’hypocrisie dirige leur argumentation. Ils considèrent que toute mesure favorable aux opprimés représente une violation des règles institutionnelles, mais ils saluent l’accaparement de pouvoirs qui permet d’accélérer les privatisations ou de procurer des subsides aux capitalistes. Ils présentent toute action du nationalisme radical comme une infraction à la légalité républicaine qui ne s’adapte pas à leurs intérêts immédiats. Quand un fonctionnaire leur déplaît ils entreprennent des campagnes médiatiques afin de déplacer « les corrompus et les médiocres » qui gouvernent pour eux-mêmes. Ils oublient les calendriers institutionnels et ils exigent la destitution immédiate des politiciens tombés en disgrâce.

Le mécanisme utilisé pour aduler certains leaders est mis en marche pour discréditer les personnages indésirables. Les républiques conservatrices s’oxygènent à travers ces épurations périodiques. Les changements sont dirigés depuis le sommet du pouvoir et permettent de renouveler le système, en déplaçant « les responsables » de chaque échec.

Au sommet de cette attaque les membres de cette « classe politique » déchue sont présentés comme une caste de profiteurs qui agit pour son propre bénéfice. L’étroite dépendance de ces secteurs avec les grands banquiers et industriels est soigneusement omise. On cache le fait que les politiques gouvernent toujours avec l’aval des classes dominantes et qu’on les destitue quand ils font obstruction aux intérêts des tenants du pouvoir.

La droite promeut le constitutionalisme réactionnaire qui assure la liberté d’entreprise (Hayek), bloque les dépenses sociales (Friedman), empêche la justice distributive (Nozick) et garantit le leadership de la technocratie (Brzezinski). Avec ces critères, les conservateurs classent les systèmes politiques en qualifiant aux premières places ceux qui offrent de meilleures garanties aux capitalistes [12].

Le centre-gauche social-libéral revendique la république en suivant des principes très semblables. Il évalue le respect ou la violation des règles institutionnelles par rapport à la fidélité que chaque gouvernement montre envers les exigences de l’establishment. Aujourd’hui, c’est à partir de ce paramètre que la « modération dialoguiste » de Bachelet contraste avec « l’autoritarisme agressif » de Chavez et des conclusions opposées sont tirées des événements du même type [13]

Les conflits qu’affronte une administration de centre-gauche sont vécus comme des épisodes normaux de la vie politique. Mais les tensions que subit un gouvernement nationaliste radical sont attribuées à l’assujettissement des libertés constitutionnelles. La répression des étudiants chiliens est présentée comme un acte de sagesse présidentielle mais la mobilisation populaire contre le putschisme au Venezuela est immédiatement condamnée. Si les victimes de ces confrontations sont les opprimés c’est le silence qui prédomine, tandis que, si le conflit effleure les élites dominantes les médias hurlent à la mort.

On utilise le même critère pour juger la droiture républicaine de chaque président. Si sa conduite soutient le pouvoir capitaliste les félicitations pleuvent, alors que si elle heurte ces intérêts, le rejet est virulent. Il existe une grande harmonie entre la droite et le social-libéralisme au travers de ces réactions. Les conservateurs apportent les mots d’ordre et ceux de centre-gauche nourrissent les arguments d’une campagne commune.

Mais l’optimisme républicain est en baisse dans toute la région. L’enchaînement de catastrophes économiques, de régressions sociales et d’interventions populaires ont suscité de sérieuses questions sur la viabilité du modèle constitutionnaliste post-dictatorial. Dans ce cadre, la dénonciation d’un ennemi du républicanisme conservateur s’est renforcée.

Le dénigrement du populisme

Le populisme est devenu le nouveau Satan de l’Amérique latine. Les auteurs de droite dénoncent le fait que le clientélisme a resurgi avec la démagogie et le caudillisme. Le populisme est présenté comme une pratique des despotes qui violent les normes républicaines pour distribuer des faveurs et des cadeaux sociaux. La maladie a déjà atteint le stade international et inquiète les fonctionnaires des principales puissances [14].

Le populisme est rejeté parce qu’il fait obstacle au progrès économique et à la cohésion sociale. Les critiques crient à la manipulation du peuple, à l’érosion des institutions et à l’irresponsabilité économique. Ils dénoncent le personnalisme des démagogues qui se passent de la médiation institutionnelle pour soumettre le peuple à leurs desseins [15].

Les théoriciens du centre-gauche partagent cette dénonciation et estiment que le nouveau virus reflète le débordement démocratique, les faiblesses républicaines et le peu de poids des valeurs libérales. Ils attaquent les caudillos qui ignorent les supervisions judiciaires, accumulent les attributions et minorent les institutions. Ils dénoncent leurs intentions de faire s’éterniser la crise pour perpétuer des leadership fondés sur la déception populaire vis-à-vis des vieux partis [16].

La droite et le social-libéralisme réprouvent le populisme de bout en bout. Ils utilisent ce terme de façon péjorative et présentent sa diffusion comme un problème endémique à la région. Mais ils n’apportent aucune piste pour comprendre le phénomène. Leur stéréotype du caudillo qui viole la loi pour manipuler les masses est une simplification a priori, qui ne clarifie pas le sens de cette modalité politique.

Historiquement le populisme a fait référence à différentes formes d’intervention informelle des masses. Il avait ce sens à la fin du XIXe siècle concernant les narodniki russes et les mouvements ruraux aux États-Unis. Il était considéré comme une forme d’action populaire destinée à atteindre des objectifs progressistes. En Amérique Latine, ses initiateurs (Irigoyen), les classiques (Cárdenas, Vargas ou Perón), et les représentants tardifs (Echeverría, Perón) de ce courant ont favorisé diverses formes de présence populaire peu institutionnalisée. Ils ont induit l’intégration dans la vie politique de secteurs exclus, à travers des mécanismes plus enclins à la mobilisation contrôlée depuis l’État, qu’au vote passif des citoyens [17].

Ce caractère para-institutionnel constitue le trait principal du populisme, qui développe des instances inorganiques d’assimilation des secteurs marginalisés par les mécanismes républicains. Le populisme présente une grande variété de symboles, de leadership et de styles et peut adopter différents types d’idéologie, de discours et de contenu.

La prééminence de l’action informelle n’est pas la propriété des gouvernements progressistes ou réactionnaires. Le même type de mécanisme a été utilisé comme moyen d’obtenir des conquêtes sociales et comme instrument du renversement patronal. Le populisme classique de l’après-guerre a pris en Amérique Latine des teintes nationalistes mais pendant la récente période néolibérale il a présenté des caractéristiques opposées à ces dernières, de subordination au capital étranger.

La présence de ces deux facettes contraires explique la façon dont Perón et Menem (ou Cárdenas et Salinas) ont pu agir au sein d’une même tradition politique. Le populisme classique a été un instrument de l’industrialisation, des revendications des plus démunis, de revivification idéologique du nationalisme et de déplacement du pouvoir des grands propriétaires vers les industriels. En revanche le populisme néolibéral des années 1990 a été adopté par le capital financier, il a facilité la recolonisation impérialiste et il a recréé les préjugés élitistes de la droite. De nouvelles catégories de ce phénomène contradictoire tendent à faire irruption dans l’actualité, conséquence des échecs accumulés par le formalisme constitutionnel.

Au lieu de reconnaître cette origine les conservateurs et les sociaux-libéraux condamnent la réapparition du populisme comme un karma qui planerait sur cette région. Ils attribuent parfois cette renaissance à la culture paternaliste qui a modelé la colonisation ibéro-portugaise et en d’autres occasions ils l’associent à l’incorrigible indiscipline des latinoaméricains. Ils considèrent cette maladie qui empêche l’Amérique Latine de reproduire la modernisation qu’ont obtenu l’Europe et les États-Unis. Mais ils oublient de préciser à quel point la déprédation impérialiste a interdit toute copie de ce modèle. Avec les œillères du républicanisme il est très difficile de comprendre la logique du populisme.

Les objectifs d’une campagne

La droite attaque seulement les versants populistes qui présentent quelque connotation égalitariste. Un président autoritaire est respecté en tant qu’homme d’État tant qu’il préserve le statu quo, mais il se transforme en caudillo contestable lorsqu’il tolère une quelconque présence des opprimés. Le présidentialisme énergique montre sa capacité à gouverner tant qu’il favorise les riches, mais il fait preuve de personnalisme s’il fâche les puissants.

Tous les sermons contre le populisme sont de toute évidence méprisants. Ils dévalorisent un terme que personne n’utilise pour autodéfinir son engagement politique. Les conservateurs rejettent particulièrement les « débordements populistes » à cause de leur familiarité potentielle avec l’action des masses.

La campagne est diligentée par le Département d’État avec la même rage qui, en d’autres temps, avait été le moteur de la bataille contre « la menace communiste ». Un tribunal d’inquisiteurs détermine quel pays mérite d’être condamné pour avoir adopté le populisme. Avec ce discours on élabore les attaques contre les gouvernements jugés hostiles par le Pentagone [18].

Les néolibéraux impulsent cette croisade pour reprendre l’agenda du libre commerce et des privatisations. Ils comptent sur l’étroite collaboration des médias et des penseurs de droite qui dénoncent « l’épidémie populiste » (Edwards), qui génère « le gaspillage des ressources » (Botana), et « les régressions économiques » (Cardoso) [19].

Ladroite tente de récupérer les espaces idéologiquesqu’elle a perdus en Amérique latine. Ses penseurs ont toujours dirigé la stratégie des classes dominantes et continuent de régner sur le terrain économique. Mais ils ont été écartés du champ politique et ils utilisent de vieux préjugés pour retrouver leur autorité. Ils essaient de rétablir un sens commun conservateur pour promouvoir les gouvernements réactionnaires et consolider le tournant socio-libéral des représentants du centre-gauche.

Mais ce message ignore le caudillisme arrogant des présidents conservateurs et de nombreux élus qui sont présentés comme l’antithèse du populisme chaviste. Cette loi du silence couvre particulièrement Lula, qui pour gouverner en s’alliant aux conservateurs a repris la tradition personnaliste du varguisme. Et dans ce but, il a transformé toutes les initiatives d’assistance en un ensemble maniable de micro-allocations qui lui a permis de récolter les voies des plus démunis.

Kirchner aussi a reconstruit le pouvoir de l’État pour les classes dominantes par une utilisation caudilliste du pouvoir. Il a dans ce sens renforcé la transformation du justicialisme en structure électorale d’assistanat très éloignée de l’ancien péronisme qui mobilisait la classe ouvrière. Le spectre de pécheurs populistes est par conséquent, très vaste et ne s’adapte pas facilement au schéma d’opposition entre despotes et républicains que diffusent les théoriciens de centre-gauche.

Le contraste entre méritants républicains et indésirables populistes est aussi utilisé par certains auteurs pour enterrer la vieille distinction entre gauche et droite, comme principe d’orientation de l’analyse politique [20]. En reprenant la thèse de la « fin des idéologies » ils considèrent que cette opposition définit plus le caractère progressiste ou réactionnaire d’un gouvernement.

Mais république et populisme ne remplacent pas les concepts de gauche et droite, pour différencier ceux qui favorisent l’égalité sociale de ceux qui prennent des mesures favorables aux privilèges des oppresseurs. Cette délimitation est indispensable pour distinguer les intérêts sociaux en jeu dans chaque conflit. Il est indiscutable que Chávez se situe à gauche de Lula, mais il n’est pas facile de déterminer combien la gestion de chacun est populiste.

La difficulté à distinguer un comportement de gauche d’un autre de droite est un défaut qui atteint particulièrement les partisans de la troisième voie. Ces penseurs, recouvrent à l’aide d’un langage complaisant le programme social-libéral de privatisations, d’attaques contre les immigrés et de réduction des libertés publiques. Dans cet univers conservateur toutes les différences politiques ont été ensevelies sous le poids de la seule alternative possible qu’avait signalée Margaret Thatcher. La réalité politique actuelle de l’Amérique Latine apporte une réfutation sans appel de ce message.

Éloges du populisme

En réaction au dénigrement de la part de la droite et de la social-démocratie, a surgi dernièrement un point de vue qui revendique le concept de populisme ainsi que l’usage de ce terme. Il met en avant la pertinence de cette notion pour rendre compte des mécanismes qui opèrent en parallèle au fonctionnement institutionnel formel [21].

Ce point de vue ne se contente pas de décrire le phénomène mais il approuve sa présence comme palliatif des carences républicaines. Au lieu de souligner les aspects conflictuels du populisme, il illustre sa fonction compensatrice des vides du système constitutionnel. Il refuse la disqualification faite par la droite et défend cette modalité comme une méthode pour canaliser la représentation des secteurs marginalisés.

Mais cette approbation arrondit les angles autoritaristes du populisme et dissout le potentiel contestataire des versants les plus contestés par les conservateurs. Elle justifie le contrôle qu’exercent les leaders populistes sur les opprimés et leur utilisation des instances informelles pour freiner les courants radicaux du mouvement social.

La complaisance envers le populisme s’appuie sur une attitude pragmatique. Elle suggère de cautionner sa présence la où il fait irruption et d’oublier son existence là où il ne se manifeste pas. Elle considère l’apparition de cette modalité politique comme un processus qui convient aux nations qui ont une structure constitutionnelle fragile (Venezuela) ou une longue tradition para-institutionnelle (Argentine, Brésil). Mais elle estime que son développement n’est pas nécessaire dans les pays à trajectoire républicaine (Chili, Uruguay).

Avec cette vision accommodante, les élus latino-américains qui ne sont pas de droite sont revendiqués indistinctement et les différences entre les projets en jeu se trouvent gommées. La bénédiction s’étend de la même façon à Lula, Bachelet, Kirchner, Tabaré, Morales et Chávez. La théorie de la « raison populiste » admet tous les « leaders latino-américains » sans séparer « la gauche moderne de la retardataire » [22].

Cette analyse pro populiste est l’envers de la diatribe social-libérale, mais elle associe ce qui devrait être dissocié en ignorant tous les traits qui différencient un gouvernement nationaliste radical d’un gouvernement de centre-gauche. C’est un point de vue qui dilue les tensions qui opposent les deux processus et qui contribue à la politique de soutien des élus anti-impérialistes que mènent Lula et Kirchner.

Le président argentin en particulier adopte une attitude de compréhension envers son collègue vénézuélien pour atténuer les aspects révulsifs du processus bolivarien et dissoudre son énergie transformatrice. L’éloge du populisme constitue l’expression théorique de cette politique de neutralisation.

Le fondement de classe

La vision élogieuse ne dépasse pas le flou de caractérisations qui a toujours entouré l’analyse du populisme. Par certains aspects elle accentue même cette absence de définition, en le présentant comme une forme d’action politique qui pourrait avoir des débouchés positifs (démocratiques) aussi bien que négatifs (bureaucratiques).

Cette vive indétermination permet d’adapter l’évaluation de différents événements selon le bon vouloir de chaque auteur. Il suffit de mettre en relief les insuffisances d’un régime constitutionnel pour qu’apparaisse le vide dont émergera le complément para-institutionnel. Comme il y a toujours des vides à combler par cette instance correctrice, le populisme peut revêtir d’infinies modalités et être jugé selon d’innombrables critères.

La vision approbatrice récupère les ingrédients polémiques du populisme en opposition aux thèses social-libérales qui sacralisent le consensus, dissolvent les tensions politiques et présupposent la fin des confrontations [23]. Elle revendique son retour comme une confirmation de cette opposition entre adversaires, qui réfute la croyance néolibérale en « une seule alternative possible ».

Mais cette subsistance de conflits ne se manifeste pas nécessairement à travers le populisme. Toute action politique est synonyme de discorde, puisque cette activité est inconcevable sans confrontation. Rappeler ces tensions contribue à réhabiliter la politique mais pas à clarifier la nature du populisme.

Les défenseurs de cette forme d’action mettent aussi en évidence son traditionnel appui sur le participation du peuple. Ils mettent en avant le fait que ce conglomérat tend à jouer un rôle d’articulation des mouvements sociaux, par une « logique d’équivalences » qui permet de dépasser la « logique des différences » (présente dans tout regroupement sectoriel de femmes, d’ouvriers ou de minorités ethniques). Ils estiment que le peuple opère comme un lien de reconnaissance entre les acteurs sociaux qui facilite leur articulation en alliances et en hégémonies.

Cette revendication du peuple est opposée à la conception de classes du marxisme qui souligne la gravitation des classes sociales dans la structuration de l’action politique. Le propos populiste est explicitement construit comme une conception « post-marxiste » opposée à « l’enfermement classiste ». Mais il suppose que les sujets sociaux soient reliés par des discours, des styles, des modes d’action, sans prendre en considération les intérêts matériels défendus par chaque secteur. En oubliant cela on ne comprend pas quel est le lien objectif de cet assemblage. L’analyse de classe est indispensable parce qu’elle souligne les principes de la lutte sociale que la simple revendication populaire n’éclaircit pas.

Le concept de peuple entraîne les mêmes imprécisions qui touchent le populisme. Qui fait partie de ce groupe ? Tous les membres de la nation ou les plus pauvres ? Les capitalistes font-ils partie de cet ensemble ? La classe moyenne et les fonctionnaires de l’État font-ils partie de ce tout ?

Les vieux populistes opposaient le peuple aux privilégiés, aux magnats et aux puissants. Mais ils ne définissaient jamais quelles étaient les classes sociales en conflit et ce manque de définition les empêchait de caractériser correctement ce qui était en jeu. Les théoriciens actuels du « discours populiste » recréent ce même flou. Ils s’aventurent à nouveau sur un terrain glissant et rempli de contradictions bien que sans l’ancienne guerre contre le statu quo.

L’absence de caractérisation de classe est le grand défaut des analyses conventionnelles du populisme. Cette limitation est très visible parmi les défenseurs de ce dernier qui prétendent dissoudre les antagonismes sociaux dans la fausse uniformité qu’apporte cette notion de peuple [24].

Expliciter l’univers de classe est vital dans l’actuelle conjoncture latino-américaine parce que les différents projets en débat entre néolibéraux, néodéveloppementistes et radicaux anti-impérialistes expriment des intérêts de classes oppresseurs et opprimés qui doivent être clarifiés. Ces idées soutiennent à leur tour des projets très différents de renouvellement des ploutocraties actuelles ou de construction d’un nouveau système politique. Cette deuxième alternative se discute en Amérique Latine autour d’un concept décisif : la démocratie. Le prochain défi de notre réflexion sera d’approfondir le sens de cette notion.

* Claudio Katz, économiste, chercheur, professeur à l’Université de Buenos Aires (Argentine), est membre des Économistes de gauche (EDI).
Son site internet est : www.lahaine.org/katz . Ce texte est extrait du livre Los 90, fin de ciclo. El retorno de la contradicción, Editorial Final Abierto, Buenos Aires (Parution à venir).

Traduit de l’espagnol par : L.G.

El Correo. Mars 2007

Notes :

Notes

[1Certains théoriciens conservateurs reconnaissent que ces droits affectent la rentabilité patronale et ils envient les schémas plus répressifs qui régissent l’Asie du sud-est. Fraga Rosendo, « Mercados movidos por la memoria o la codicia », Clarín, 12 mai 2005.

[2Les putschs militaires des années 1970 ont précédé ce tournant mondial, dont on peut déterminer le début en 1978-80 avec le triomphe de Deng en Chine, l’ascension de Volker à la Réserve Fédérale et les victoires électorales de Thatcher et Reagan. Harvey David. A brief history of Neoliberalism, Oxford University Press, New York, 2005, (chap 1).

[3On analyse l’impact de ce nouveau patron économique dans : Katz Claudio, El rediseño de América Latina, Alca, Mercosur y Alba. Ediciones Luxemburg, Buenos Aires, 2006.

[4Dahl Robert, "Los sistemas políticos democráticos en los países avanzados : éxito y desafíos", dans Nueva Hegemonía Mundial, CLACSO, Buenos Aires, 2004.

[5Natanson José, "Super-poderes y decretos en América Latina", Página 12, 9 juillet 2006.

[6Grondona Mariano, "¿América Latina : es una solo o varias ?", La Nación, 23 juillet 2006. Cardoso Fernando Henrique, "El populismo amenaza con regresar a América Latina", Clarín, 18 juin 2006.

[7Chaque auteur adapte ce schéma aux contingences conjoncturelles de chaque pays. Rouquié l’applique à l’Argentine, Fuentes au Mexique. Cf. Rouquié Alain, "Por primera vez en décadas, la Argentina es hoy un país normal", Clarín, 12 novembre 2006 et "Argentina : su pasado la condena", Ñ, 24 février 2007 ; Fuentes Carlos, "Ahora, México podría aprender de los ejemplos sudamericanos", Clarín, 29 novembre 2006

[8Le théoricien réactionnaire Massot confronte ouvertement la démocratie à la République. Il affirme que les limitations du premier système découlent de son appui sur le vote majoritaire et il soutient que les avantages du second régime proviennent des mécanismes de contrôle entre les différents pouvoirs de l’État. Massot Vicente, "Democracia no es igual a República", La Nación, 18 octobre 2006.

[9Certains auteurs considèrent que pas plus de 4 % de la population ne participait aux comices truqués du XIXe siècle. Calcul de Stanley et Barbara Stein cité par : Cueva Agustín, El desarrollo del capitalismo en América Latina, Siglo XXI, México, 1987 (chap. 7)

[10O’Donnell considère que seule la classe moyenne peut être le moteur de transformations progressistes « pour attenuer la misère, sans effrayer les privilégiés ». Mais il oublie que ces conquêtes ont surgi de la lutte et pas de la philanthropie des puissants. Les classes moyennes ne sont pas destinées à éduquer le reste de la population. Leur situation s’améliore quand leurs demandes correspondent aux exigences de la majorité. Si cette convergence n’a pas lieu, la classe moyenne souffre d’un système qui piétine ses aspirations. O’Donnell Guillermo, Pobreza y desigualdad en América Latina, Paidos, Buenos Aires, 1999.

[11Habituellement ils soulignent l’impuissance des institutions (« crise de représentation »), l’incapacité de ses mécanismes à intégrer les secteurs les plus opprimés (« augmentation de l’exclusion ») et la détérioration des piliers du système (« fin des identités partidaires »). Paramio Ludolfo, "Giro a la izquierda y regreso del populismo", Nueva Sociedad n° 205, septembre-octobre 2006, Buenos Aires.

[12Avec ce critère la revue anglaise des financiers publie régulièrement un « classement international des démocraties ». The Economist, « Solo 28 países tienen una democracia plena » (« Seulement 28 pays ont une pleine démocratie »), La Nación, 22 novembre 2006.

[13Ce contrepoint est réalisé par : Boersner Demetrio, "La izquierda latinoamericana y el surgimiento de regímenes nacional-populares", Nueva Sociedad n° 197, juin 2005, Caracas ; Rojas Aravena Francisco, "El nuevo mapa político latinoamericano", Nueva Sociedad n° 205, septiembre-octubre 2006, Buenos Aires ; Touraine Alain, "Entre Bachelet y Morales : ¿existe una izquierda en América Latina ?", Nueva Sociedad n° 205, septembre-octobre 2006, Buenos Aires.

[14« Il faut arrêter la marée populiste » (Aznar), le « populisme menace nos valeurs » (Barroso), « c’est le pire adversaire du libre marché et de la démocratie » (Bush), « c’est un objectif difficile à combattre » (Krause). Cités par : Casullo Nicolás, "Populismo : el regreso del fantasma", Página 12, 28 mai 2006.

[15Cardoso Fernando Henrique, "El populismo amenaza con regresar a América Latina", Clarín, 18 juin 2006 et Botana Natalio, "Polémica sobre el populismo", La Nación, 19 mai 2006.

[16O’Donnell Guillermo, "Rendición de cuentas horizontal y nuevas poliarquías", in Camou Antonio, Los desafíos de la gobernabilidad, Plaza y Valdez, México, 2001. O’Donnell Guillermo, Contrapuntos, Paidos, Buenos Aires, 1997. (chap. 11 et préface). O’Donnell Guillermo., "Sobre los tipos y calidades de democracia", Página 12, 27 février 2006.

[17Cette caractéristique est illustrée par différentes études dans : Mackinnon María Moira et Petrone Mario Alberto, Los complejos de la Cenicienta - Populismo y neopopulismo en América Latina, Eudeba, Buenos Aires, 1998.

[18Ces opérations sont dénoncées par Borón Atilio, "Guardianes de la democracia »", Página 12, 18 juillet 2005 et Borón Atilio, "Perú, Vargas Llosa y la democracia imperial", Página 12, 5 juin 2006.

[19« Le populisme radical se déchaîne en Amérique Latine » titre le quotidien La Razón (Madrid) du 8 mai 2006. Voir également : Edwards Jorge, "Hay una suerte de contagio populista en América Latina", La Nación, 29 janvier 2007 ainis que, déjà cités : Grondona "América", Botana "Polémica", Cardoso "El populismo".

[20Dans cette substitution analytique Oppenheimer se distingue à droite et Rojas ou Touraine au centre gauche. Oppenheimer Andrés, "La izquierda y la derecha en el siglo XXI", La Nación, 12 décembre 2006 ainsi que, déja cités, Rojas "El nuevo", Touraine "Entre Bachelet".

[21Laclau Ernesto, "La deriva populista y la centroizquierda latinoamericana", Nueva Sociedad n° 205, septembre-octobre 2006, Buenos Aires ; Laclau Ernesto, "Populismo no es un concepto peyorativo", Desde Dentro n° 1, septembre-octobre 2005, Caracas ; Laclau Ernesto, "El fervor populista", Ñ, 21 mai 2005.

[22Laclau Ernesto. « La izquierda y no está aislada ». Página 12, 25 avril 2005 ; Laclau Ernesto, "Las manos en la masa", Radar, 5 juin 2005.

[23Laclau, Ernesto. Hegemonía y estrategia socialista : hacia una radicalización de la democracia. Fondo de Cultura Económica, 1987, Buenos Aires.

[24C’est la vision qu’expose Casullo dans sa critique de « la religion du marxisme, qui n’a pas vu le monde d’attentes du peuple ». Casullo, "Populismo", op. cit.

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