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1er juin 2013

Europe : « Manifeste pour le changement » par Boaventura de Sousa Santos.

par Boaventura de Sousa Santos *

 

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Nombreux se sont interrogés sur ce qui est entrain de se passer dans la société portugaise pour que des personnalités, des acteurs politiques et des organisations sociales mettent de coté leurs divergences pour s’unir dans des actions de lutte contre le Gouvernement actuel et ses politiques d’austérité.

Il y a plusieurs raisons à cela et les niveaux de convergence sont divers, ce qui signifie que la force de cette convergence réside peut-être dans le fait de créer des conditions pour redéfinir les divergences démocratiques dans un nouveau cycle politique qui s’approche. Voici certaines de ces raisons :

Le nouvel antifascisme.

La démocratie portugaise est en suspends parce que les décisions politiques qui affectent de la façon la plus décisive les citoyens ne dérivent pas de leurs propres élections ni ne respectent la Constitution. Un conflit fondamental a éclaté entre les droits de la citoyenneté et les exigences des « marchés » financiers, et ce conflit est en train de se décanter en faveur des « marchés ». Les décisions formellement démocratiques sont concrètement celles imposées par le capital financier international pour garantir la rentabilité de leurs investissements, en ayant pour cela à leur service des institutions financières multilatérales, la Banque Centrale Européenne, la Commission Européenne, l’euro et les Gouvernements nationaux qui se sont laissé faire du chantage.

Au contraire du fascisme historique, l’actuel fascisme financier, au lieu de détruire la démocratie, la dépouille de toute force pour pouvoir lui faire face et la transforme en une monstruosité politique :

  • un Gouvernement de citoyens qui gouverne contre les citoyens ;
  • le Gouvernement légitimé par les droits des citoyens qui exerce en violant et en détruisant ces droits.

La défense de la démocratie réelle exige une union du type de celle qui a uni les forces antifascistes qui ont tant combattues pour la démocratie que nous avons eue jusqu’il y a peu et que nous avons conquis il y a moins de 40 ans. Parce que le fascisme est différent, les formes de lutte sont aussi différentes. Mais ce qui réside dans les objectifs est la même chose : construire une démocratie digne de son nom.

De l’alternance à l’alternative.

La crise financière de 2008 a signifié la fin de ce que dans l’après-guerre on appelait le « capitalisme démocratique », une coexistence toujours tendue entre les intérêts de ceux voulant maximiser leurs profits et les intérêts des travailleurs voulant des salaires justes et du travail avec des droits. La coexistence fut le résultat d’un accord par lequel les travailleurs ont renoncé aux revendications les plus radicales (le socialisme) en échange de concessions du capital (contribution et régulation) qui rendraient possible l’État social ou de bien-être.

Cet accord a commencé à entrer en crise après les années 70, mais fut définitivement paralysé avec la crise de 2008, pas seulement par la façon dont elle a été résolue, mais aussi par la manière dans laquelle « elle fut résolue » : en faveur du capital financier qui l’a créée, qui, au lieu d’être puni et régulé, fut sauvé et libéré pour retrouver rapidement sa rentabilité et les instruments de ses agents. Les partis politiques ayant vocation à gouverner se sont distingués dans l’après-guerre par leur façon de gérer l’accord. En cela a consisté l’alternance. Depuis 2008 un tel accord a cessé d’exister et c’est pourquoi l’alternance a cessé d’avoir du sens.

Au Portugal, la signature du mémorandum de la troika a scellé la fin de l’accord et de l’alternance qui faisait de lui un accord démocratique. Dorénavant, au lieu de l’alternance, il est nécessaire de trouver une alternative. Les divergences dans la coalition du Gouvernement n’ont rien à avoir avec l’alternative et montrent que l’alternance à l’alternance (avec les mêmes partis ou avec certains d’eux et le PS) serait la reproduction, sous la forme d’une farce, de la tragédie que nous vivons.

L’alternative implique de choisir entre la logique du capitalisme financier et la logique de la politique démocratique. À l’heure actuelle, les deux logiques sont inconciliables. Les démocrates portugais convergent dans l’idée que la démocratie doit régner et savent que pour que cela se produise des actes de désobéissance envers les exigences des « marchés » sont nécessaires, ce qui va certainement entraîner une certaine turbulence sociale et politique, dont les coûts doivent être diminués. Par-dessus de tout, il faudra faire face à l’intimidation et à la manipulation de la peur, aux drones avec qui les « marchés » détruisent sans coût les droits des citoyens. La désobéissance peut prendre plusieurs formes, mais toutes supposent de considérer que la dette, telle qu’elle existe, est impayable et injuste, parce qu’on ne peut pas liquider un pays pour solder une dette.

Opter pour la démocratie est l’alternative, mais la manière de la mettre en pratique n’est pas univoque, comme rien n’est univoque en démocratie. C’est à dire, l’alternative comprend, en elle-même, des alternatives. Et ici apparaissent les divergences qui vont définir le nouveau cycle politique.

L’Europe réelle et l’Europe idéale.

Les divergences pèsent sur trois sujets : articuler ou non la désobéissance vers le capital financier avec la permanence dans l’euro ; centrer les efforts pour renégocier la position dans l’UE ou en s’ouvrant à de nouveaux espaces géopolitiques ; et, puisque la fin de cette UE est une question de temps, lutter ou non pour une autre, évidemment soumise à la logique de la démocratie. Comme c’est le propre d’ une transition de paradigme, toutes les positions entraînent des risques et il ne sera pas toujours facile de les calculer.

Mais y compris dans les divergences il y a une certaine convergence : l’ UE actuelle est totalement colonisée par la logique des « marchés » ; l’approfondissement de l’intégration en cours se fait au prix des démocraties de l’Europe du Sud ; le mieux serait que les positions de désobéissance soient prises par plusieurs pays de façon organisée.

La lutte politique extra-institutionnelle.

Les partis politiques de gauche sont les plus timides dans ce processus de convergence parce qu’ils ont trop d’intérêts en jeu dans le cycle politique actuel et craignent pour leur avenir. Ils ont des difficultés à admettre que, s’ils n’assument pas les risques, ils sont condamnés à être le vernis démocratique des ongles du fascisme financier. Le dilemme auquel ils font face est sérieux : s’ils vont avec un mouvement social qui émerge vers un nouveau cycle démocratique, ils peuvent être en train de se suicider ; s’ils ne le font pas, ils seront vus comme faisant partie du problème auquel nous faisons face et non comme faisant partie de la solution, courant le risque de, dans le meilleur des cas, devenir insignifiants, ce qui est une autre forme de suicide.

Devant ce dilemme - que nous tous devons comprendre, les citoyens et les citoyennes n’ont pas d’autre remède que sortir dans la rue pour réclamer la chute du Gouvernement et forcer les partis de gauche et de centre-gauche à prendre des risques, en aidant à diminuer les coûts sociaux et politiques de la turbulence politique qui s’approche sans tenir compte de calculs partisans. Peut-être, entrons-nous dans un moment fort de la démocratie participative, servant de source revitalisante à la démocratie représentative. Des institutions qui survivent à la suspension de la démocratie, aux démocrates portugais demeure à peine un certain espoir dans le Tribunal Constitutionnel. Par respect que mérite l’institution de Présidence de la République, ils préfèrent ne rien dire sur son actuel locataire.

Boaventura de Sousa Santos para Público.

Público. Espagne, le 31 mai 2013.

Traduit de l’espagnol pour El Correo par  : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo. Paris, le 1er juin 2013.

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* Boaventura de Sousa Santos est Docteur en Sociologie du Droit, professeur des universités de Coimbra (Portugal) et du Wisconsin (USA).

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