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24 juillet 2012

Eurocrise :
Une Allemagne imprévisible enfermée dans sa légende

par Rafael Poch de Feliu*

 

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La série d’entreprises allemandes en faillite entre janvier et juillet touche plus de 150.000 salariés, le double de l’an dernier.

Merkel part en vacances en laissant le mécanisme de torture activé. L’Espagne et l’Italie, les « vainqueurs »de la dernière rébellion de Bruxelles : vous, vous souvenez ? - paient cher leur défi. Le « financement direct aux banques » s’est trouvé être en carton pâte, mais l’offense se paie par la pression sur les intérêts. L’Europe de Draghi (« l’état-providence est passé à la postérité ») et de Merkel (« l’Europe parle allemand ») change les gouvernements (Berlusconi, Papandreou) avec des procédés gangstérisés et impose une discipline à la périphérie avec une torture destinée à racheter les fautes. En Grèce, on signale déjà la porte de sortie de l’euro : peut-être en septembre.

L’establishment de l’Allemagne et de Bruxelles préside, fondamentalement, un grand transfert européen d’argent des citoyens à l’oligarchie financière et bancaire. Les « sauvetages » et les « secours » consistent en cela. Il exerce parallèlement un transfert de pouvoir et de souveraineté, depuis les États de l’Europe périphérique les plus affaiblis par la récession, vers des institutions européennes non élus dans lesquelles l’Allemagne est le plus fort associé. Sa stratégie est doublement non-solidaire : dans le domaine social et au niveau national. Cela crée les bases pour une vaste contestation de la politique européenne, tant depuis le front social que national de pays, et détruit le prestige que l’Allemagne a su récupérer depuis l’après-guerre.

La peur et les médias soutiennent Merkel

En quelques mois, l’Allemagne et ses gouvernants sont vus, encore une fois, comme le nouveau problème de l’Europe. Les médias allemands délirent et vendent tout le contraire : le conte d’Angela aux pays de merveilles.

La télévision publique allemande Phoenix a récemment diffusé un programme sur la popularité d’Angela Merkel en Europe, avec des entretiens dans les rues à Paris, à Athènes et à Rome dans lesquels les gens se répandaient en éloges. Dans son édition du « week-end », Handelsblatt, l’un des principaux quotidiens économiques, consacre sa couverture et huit pages à l’admiration que la chancelière suscite en Europe. « Admirée », tel est le kafkaïen titre de couverture, appuyé par des enquêtes de l’eurobaromètre.

Bien que l’ombre que la chancelière projette en Europe manifestement grandisse, la presse allemande évite tout traitement critique et les sondages publient, une semaine après l’autre, de nouveaux records de popularité de 60 % mélangés à des étranges pronostics, comme 80 %, que les choses vont aller de mal en pis.

«  Tout rappelle un pays de conte des fées qui déborde de paradoxes et d’absurdités : depuis 1945 aucun homme politique allemand n’avait été traité de façon si acritique », dit l’analyste indépendant Jens Berger.

Dans une Europe en crise, le réflexe nationaliste d’accuser l’autre est universel, mais ce fut le cas dans la presse d’Allemagne et depuis son gouvernement où a été ouverte, en 2010, cette dangereuse boîte de Pandore nationaliste. Avec sa tradition nationale de suivre le pas qui lui est marqué depuis en haut et de créer des têtes de turc qui unissent la meilleure et plus vertueuse nation, la société se rend bien compte que, bien que les choses n’aillent pas bien en Allemagne, elles vont beaucoup mieux que dans les pays méridionaux en récession. Et c’est là où est la clé psychologique de cette union sacrée : dans la peur d’une grande partie de la société de tomber dans la récession dont souffrent déjà ses partenaires du sud et de perdre le privilège relatif qui se détache du centrage de leur économie dans la globalisation. Cette peur augmente la cohésion autour de la légende sur l’origine morale de cette crise dans laquelle l’Allemagne n’a aucune responsabilité.

« Il y a un consensus entre le gouvernement, l’opinion publique et presque tous les médias, jusqu’au point que l’opposition n’ose déjà plus s’opposer » explique l’écrivain autrichien Robert Misik. « Il n’est pas étonnant que dans cette atmosphère d’ivresse nationale du ’nous contre ceux qui veulent notre argent’ , les dirigeants politiques qui désirent être élus ou réélus, ne dévient pas d’un millimètre de ce cliché ».

Un terrain friable

Apparemment robuste, cet édifice idéologique si allemand est fragile. La récession en Europe du Sud commence à affecter directement l’économie exportatrice allemande. Durant les dernières années Berlin a compensé ce qu’il arrêtait d’exporter au Sud de l’Europe par une progression sur les marchés des Etats-Unis, de la Chine, du Brésil et même de la Russie et de l’Europe de l’Est. Maintenant le refroidissement sur ces marchés complique ce recours pour le deuxième exportateur mondial, qui réalise en Europe 60 % de ses exportations.

La Chine a enregistré son plus bas taux de croissance, 7,6 % en trois ans. L’eurocrise affaiblit ses exportations, tandis que sa bulle immobilière, la plus grande du monde, permet tous les paris. En Russie, le géant Gazprom, qui représente 20 % du budget à l’État, exporte moins de gaz en Europe. Les États-Unis, la Russie, l’Europe de l’Est lancent des signaux de ralentissement, chacun avec sa particularité, mais tous liés. Même en Pologne, l’élève modèle, il y a des indices de refroidissement.

La série d’entreprises allemandes en faillite entre janvier et juillet est notable et touche plus de 150 000 salariés, le double que l’année dernière. Les cessations de paiement de la chaîne de drogueries Schlecker, avec 25 000 salariés, et chez son homologue Ihr Platz, dans l’entreprise de vente par correspondance Neckermann, avec 2 400 employés, des restructurations en vue chez le fabricant de camions Iveco, dans les supermarchés Karstadt, chez le colosse de l’énergie RWE, premier émetteur européen de CO2, et à Deutsche Telekom. Problèmes liés à la maladie d’Opel, réduction des effectifs sur la deuxième chaîne de télévision, ZDF, incertitude dans le secteur automobile et même chez le géant de l’acier Thyssen Krupp. Bien que les médias allemands évitent de dramatiser sur le sujet, les experts craignent que ce soit seulement le début.

« L’eurocrise affecte l’Allemagne », constate l’institut allemand de recherche économique (DIW). « La phase d’incertitude a déjà commencé, tôt ou tard nous allons sentir la crise », dit Martin Kannegiesser, président de la métallurgie patronale. Si telle est la perspective, il faut se demander quelles conséquences politiques cela aura pour l’Europe.

Une marche arrière équivaudrait au suicide politique de Merkel, parce qu’il faudrait reconnaître que la grande réussite industrielle et en tant qu’exportateur allemand de ces dix ou quinze dernières années a joué un rôle central dans la crise de l’euro et fait partie de l’échec général. C’est beaucoup plus amer que de reconnaître la sottise criminelle de la construction immobilière en Espagne, qui est sur le point d’être reconnue par gouvernement, ce qui est, indubitablement, encore pire et plus grave.

Être préparé à tout

En Allemagne les sacrifices et les coupes sociales pour la classe moyenne et basse, bien que moindres en comparaison de ce que l’on vit au sud de l’Europe, furent douloureux. Et voilà qu’ils ont été faits au nom d’une stabilité maintenant incertaine. Les élections allemandes sont en septembre 2013 et la tentation de tirer sur la corde, de tenir jusqu’alors tandis que la périphérie européenne s’écroule, est irrésistible pour Merkel. Une marche arrière autocritique serait politiquement explosive. Elle ne va pas se produire.

Dans ce contexte, de nouvelles tonalités s’entendent dans le discours. L’une est l’ « Union politique » pour l’Europe. Quand on ne sait pas se qui passera avec la dette espagnole et italienne cet été même, cette « union politique » est, dans le meilleur des cas, une fable à à long terme qui sert à cacher le désolidarisation en cours derrière une volonté intégratrice déclarée. Une autre nouveauté dans le discours consiste à ce qu’à Berlin on parle déjà de« limites ».

Dans son entretien traditionnel de l’été sur la deuxième chaine de télévision la chancelière a dit, le dimanche 15 juillet, que « les forces de l’Allemagne ne sont pas illimitées ». C’était la quatrième fois que Merkel prononçait cette phrase depuis qu’elle l’a étrennée pour la première fois le 14 juin devant le Bundestag. Cela sonne comme un préparatif, mais : de quoi ? L’opinion majoritaire est que l’Allemagne a besoin de l’euro, mais les deux dernières années de politique européenne suggèrent que ce n’est pas toujours le chemin plus rationnel qui est suivi : Pourquoi pas une « Ligue du Nord », et un euro « plus » avec les pays du nord de note triple A ?

« Le projet européen n’est pas construit encore de telle manière que nous pouvons être sûrs que tout va bien fonctionner », a dit mercredi la chancelière. Pour une Allemagne qui commence à sentir la crise, enfermée dans sa légende, et sans marche arrière possible, les scénarios les plus imprévisibles se détachent.

La Vanguardia. Barcelone, 23 juillet 2012.

Titre original : « L’Allemagne imprévisible »

* Rafael Poch, Rafael Poch-de-Feliu (Né à Barcelona en 1956) a été vingt ans correspondant de La Vanguardia à Moscou et Pékin. Il a étudié l’histoire contemporaine à Barcelone et à Berlin Ouest, fut correspondant en Espagne de Die Tageszeitung, rédacteur au sein de l’agence allemande de presse DPA à Hambourg et correspondant itinérant en Europe de l’Est (1983-1987). Actuellement correspondant de La Vanguardia à Berlin.

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo. Paris, le 24 juillet 2012.

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