recherche

Accueil > Les Cousins > Colombie > En Colombie résister, c’est aussi récupérer la mémoire

21 janvier 2003

En Colombie résister, c’est aussi récupérer la mémoire

La Lutte contre l’impunité est une lutte contre la terreur d’Etat

par Frédéric Lévêque

 

Le 10 octobre avait lieu au Parlement européen une audition publique sur les crimes de la transnationale Coca-Cola en Colombie et dans le monde. En mars prochain devrait se tenir, à Bruxelles également, un tribunal international d’opinion sur le Sud de Bolivar, région de Colombie où des milliers de mineurs et paysans s’étant déclarés en résistance sont victimes d’un blocus militaire et paramilitaire. Ces initiatives font partie de la Campagne permanente nationale et internationale "la Colombie réclame justice". Interview d’un de ses porte-parole, de la famille franciscaine.

Pourrais-tu nous expliquer en quoi consiste l’impunité en Colombie ?

En Colombie, nous vivons une guerre ouverte depuis 40 ans, une guerre entre deux acteurs armés, les guérillas et l’Etat colombien. Mais, simultanément, une autre guerre se déploie contre la société civile colombienne, et spécialement contre les secteurs populaires. Il s’agit ici d’une guerre sale qui, comme la guerre ouverte, inclut des desseins stratégiques, des ressources économiques, des armes.

Cette guerre sale a coûté la vie à des milliers de leaders sociaux. Elle a eu un coût très élevé pour les organisations auxquelles ces victimes appartenaient. Nous ne parlons pas seulement de morts physiques de leaders sociaux mais de la mort d’organisations qui, au niveau local et régional, ont été éliminées du panorama social en Colombie. Cette situation est systématique, non isolée. Elle ne se présente pas de manière accidentelle. C’est quelque chose de dessiné, de pensé, c’est quelque chose qui a lieu massivement et qui signifie quasi l’élimination de toute une génération de dirigeants et leaders sociaux.

La Colombie est souvent qualifiée de "plus vieille démocratie d’Amérique latine" ! Mais, ne faudrait-il pas plutôt parler d’un Etat terroriste ?

En effet, quand il y a une intervention directe par action ou omission de l’Etat dans ces crimes, nous appelons cela terrorisme d’Etat parce que les morts, les massacres ont un impact social très fort qui génèrent la terreur au sein des organisations et des communautés où ils ont lieu. Dans la pratique, c’est un message pour les autres : évitez d’emprunter le même chemin si vous voulez garder la vie. C’est cela la terreur. C’est à partir de là que l’on génère l’immobilisme, le conformisme, l’inquiétude et plus généralement une attitude permissive face au projet politique, social et économique qui se met en place en Colombie.

Quel est le rôle de l’impunité dans ce cadre ?

Cette guerre sale ne serait possible sans l’impunité. Le terrorisme d’Etat et la guerre sale ne peuvent fonctionner que si l’impunité est garantie. C’est l’unique manière pour que les criminels commettent leurs crimes en ayant la certitude qu’il ne leur arrivera rien ensuite. Pour cela, la lutte contre l’impunité est un axe stratégique. Nous voulons définitivement extirper du futur de la Colombie, de tous les pays, la possibilité de tomber dans ce type de processus aussi barbare, de destruction du tissu social, de communautés entières, de milliers d’assassinats, de gens torturés et massacrés. L’unique possibilité est de lutter contre l’impunité. C’est garantir des processus de justice de telle manière que les responsables soient condamnés socialement, éthiquement et pénalement.

Mais la lutte contre l’impunité a de nombreux ennemis, je suppose ?

En effet, surtout dans un pays où ceux qui ont le pouvoir et qui impose le modèle politique et économique dirigent la répression. Il est logique que dans ces conditions, ils sont les moins intéressés à rendre la justice.

Il y a aussi la question des interventions politiques, idéologiques et militaires d’autres pays. Dans le cas colombien, depuis les années ’60, il y a intervention directe des Etats-Unis qui ont défini à l’époque une stratégie pour les pays vivant un processus de libération et de lutte sociale. C’est la fameuse doctrine de "guerre de basse intensité" et toute la politique contre-insurrectionnelle qui met quasi au même niveau la population civile et un groupe armé. Ce sont des Etats-Unis qui sont importés toute la philosophie avec laquelle agit l’armée en Colombie et les ressources économiques, les techniques de guerre, et toute une quantité de mesures visant à protéger l’Etat colombien, coresponsable de nombreux crimes. C’est pourquoi le problème de l’impunité n’est pas seulement interne. Je me réfère aux Etats-Unis car son rôle dans la guerre en Colombie est très clair mais il ne faut pas oublier le silence complice de l’Union européenne et d’autres Etats face à ce qu’il se passe en Colombie. Le nombre de morts en Colombie est largement supérieur à celui en Palestine et à celui du Chili à l’époque de la dictature. Mais la Colombie n’est pas un thème d’intérêt en terme de problématique humanitaire, mais seulement en terme d’investissements ou de problèmes de la drogue. C’est pourquoi nous croyons que la dynamique de la lutte contre l’impunité doit engager des efforts nationaux et internationaux d’importance si nous voulons effectivement travailler pour construire un nouveau pays.

Quels types d’actions menez-vous ?

Depuis près de sept ans, un travail d’investigation est mené sur les crimes de lèse-humanité qui ont eu lieu ces 30 dernières années. C’est un processus qui a rencontré de nombreux obstacles car il se déroule au milieu de la guerre. L’an dernier, le premier rapport de ce projet - Nunca Mas - est sorti. Il rend compte de l’extermination systématique d’organisations sociales, de population civile dans deux régions du pays et montre que les responsables de cette stratégie de mort ne sont toujours pas jugés mais ont au contraire été plutôt primés dans leur carrière militaire. La majorité d’entre eux jouissent d’une reconnaissance politique et/ ou militaire.

Actuellement, on est en train d’élaborer un second rapport dans deux autres régions. C’est un projet qui va continuer afin de collecter la vérité de ce qui s’est passé durant des années et pour garder en mémoire ces crimes, pour le présent mais surtout pour le futur afin qu’on arrive finalement à des procès, à des bilans de ces décennies de mort.

Une autre initiative qui a lieu simultanément au projet Nunca Mas, c’est la campagne permanente nationale et internationale "La Colombie réclame justice". C’est une campagne qui fait appel aux secteurs populaires pour qu’ils prennent conscience qu’en tant que victimes, ils doivent travailler pour récupérer la mémoire de ce qui s’est passé et pour dénoncer à l’opinion publique nationale et internationale les faits et effets des crimes et pour qu’ils deviennent surtout les sujets des propositions de changement pour en finir avec l’impunité et pour construire des vraies expressions de justice.

Dans ce processus de mobilisation, se sont rassemblés au niveau régional et dans certains secteurs nationaux différents acteurs : syndicats, organisations de femmes, paysannes, religieuses qui développent des processus de lutte contre l’impunité à partir des secteurs populaires : tribunaux d’opinion, auditions publiques, la Caravane internationale pour la vie dans le Sud de Bolivar. Ce sont des expressions, des formes concrètes pour impulser des processus de dénonciations et de construction de nouvelles formes de justice sociale. Grâce à ces processus, des crimes ont été reconnus au niveau international.

Socialisme Sans Frontières, nov 2002.

Courtoisie de Risbal

Retour en haut de la page

El Correo

|

Patte blanche

|

Plan du site