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8 juillet 2004

Dignité et indignité en Amérique Latine

"Quel rapport entre l’économie de marché et celle de l’inconscient ?"

 

Conférence-débat, à la Maison de l’Amérique latine Cycle 2002-2003 : "Quel rapport entre l’économie de marché et celle de l’inconscient ?"

Comme vous savez, le but que nous nous sommes donné cette année, c’est de nous interroger sur les rapports entre l’économie de marché et celle de l’inconscient. Je veux essayer aujourd’hui, à travers "la dignité et l’indignité en Amérique latine", de continuer notre réflexion.

Le sujet est très vaste et je ne pourrai que vous proposer quelques articulations, soulever des questions, plutôt que de donner des réponses.

Déjà dire "Amérique latine" peut supposer une homogénéité qui, bien entendu, n’existe pas. Mais il y a eu un fait historique commun, à savoir leur colonisation au XVI° siècle. Je veux prendre comme point de départ ce que Charles Melman a appelé, il y a déjà presque une quinzaine d’années : "le discours post-colonial". Nous avons fait référence à ce discours à plusieurs reprises dans notre cycle.

Aujourd’hui je veux développer ce concept plus en détail, en tenant compte du fait que, pour la majorité d’entre vous, ces notions sont moins connues.

Quel est donc le type de discours qu’introduit le colonialisme ?

Comme nous le savons, l’homme est un animal social. On peut se demander quel est cet élément qui unit les hommes entre eux. L’avantage de l’intérêt économique ? Pas seulement, et pas nécessairement. L’homme en société a beaucoup de comportements qui ne sont nullement régis par un avantage économique.

La psychanalyse est en position d’avancer certaines propositions, en particulier avec l’enseignement de Lacan, qui nous dit que ce sont les lois du langage qui déterminent un certain nombre de places, pas plus de quatre, et que le fonctionnement social est régulé par la manière dont sont occupées ces quatre places. Pour ceux qui ne connaissent pas l’enseignement de Lacan, cela peut les surprendre.

On aurait pu aussi écrire, la place du maître (S1), celle de l’objet (S2), la place du plus de jouir (a) et celle de la vérité.

Lacan nous dit que ces places peuvent être occupées par des éléments différents qui se permutent entre eux de façon régulière. S1 est ce qu’on appelle le signifiant maître, et nous savons que s’il n’y avait pas des signifiants dans le langage qui nous imposent leur ordre, nous ne saurions pas ce que c’est qu’un maître. Le signifiant S2 représente le savoir. Il faut signaler que le premier savoir qui nous intéresse c’est le savoir de l’inconscient. Et l’on voit déjà une espèce de relation de contrôle, de maîtrise sur le savoir de l’inconscient. Entre deux signifiants il y a toujours une perte, ce qui échappe à la jouissance, c’est le plus de jouir et Lacan l’appela l’objet a. Après nous avons ce lieu surprenant qui est la place de la vérité. Qu’est-ce que la vérité pour un psychanalyste ? Il y a plusieurs définitions de la vérité, mais pour un psychanalyste, dans le langage il y a un défaut, un manque auquel on ne peut jamais répondre, il y a toujours une question dans le langage qui reste sans réponse. Dans ce schéma, la place de la vérité est occupée par ce que Lacan défini comme le sujet barré. Il y a une proposition encore plus forte quand il nous dit que tous ces éléments, dans ces places, sont les organisateurs du discours.

Qu’est ce que signifie discours pour Lacan ? Cela veut dire que, dans ma relation avec mon semblable, avec l’autre, je ne peux rien inventer, je suis obligé de passer par une structure de langage qui me donne une place, et qui donne une place à mon semblable, à mon interlocuteur. Si je veux qu’il y ait un rapport, un lien entre lui et moi, je ne peux pas faire autrement que de passer par ce discours.

Il y a une sorte d’obligation du langage qui nous donne une place à l’un et à l’autre et qui fait que nous ne pouvons nous aborder qu’à l’aide de quatre discours possibles. Je ne développerai pas cette notion dans cette conférence. En tout cas, grâce au discours, l’agent et l’autre peuvent se retrouver sous le principe d’une jouissance commune, même si ensuite ils vont se "bagarrer" parce que cette jouissance va être ratée.

Dans le contexte colonial, il y a, entre le maître (l’agent) et l’objet (l’autre), une rupture qui fonctionne comme si l’un et l’autre appartenaient non au même espace, non à la même origine, mais à un espace et à une origine différents et, dans une situation comme celle-ci, nous voyons bien que la jouissance ne sera pas l’élément qui va les réunir, mais qu’il y aura seulement violence exercée par le maître sur l’autre, sans avoir aucune préoccupation de la communauté, qui aurait pu faire lien.

C’est une situation qui a des conséquences pratiques très importantes, parce que le lien entre les deux ne pourra pas se faire par la voie de ce pacte symbolique qui met en place cette jouissance commune et qui veut que l’intérêt de l’un soit solidaire de l’intérêt de l’autre. Il y aurait seulement du côté du maître une violence réelle et du côté de l’objet (l’autre), une rébellion réelle.

Si la barre est devenue verticale, la barre horizontale s’efface et il y a une confusion entre le signifiant maître et le sujet, de façon telle que la demande du sujet (parce que ce que caractérise le sujet avant tout c’est la demande qui est dans cette fente) va s’exercer avec une force égale à la violence du maître : l’objet (l’autre) demandera avec la force du maître. Par ailleurs, l’autre se trouvera assimilé à l’objet a, dans la place du "plus de jouir". Il sera traité comme un excrément. Cela explique que la situation coloniale est une violence contre le lien social établi par le discours, qui fait qu’on ne puisse plus parler d’un côté ou de l’autre ; on ne peut que commander ou se rebeller, parce que le propre du signifiant maître est d’ignorer toute limite, toute loi. Le signifiant maître prend son autorité en lui-même et considère cette autorité comme totalitaire, c’est-à-dire qu’il exige également une jouissance sans limites. Il refuse d’obéir à toute loi, quelle qu’elle soit.

Nous savons qu’à l’époque de la colonisation, la couronne d’Espagne essaya d’établir des lois pour limiter le pouvoir des colons, mais les maîtres n’ont pas suivi ces lois. On comprend aisément, que ceux qui sont dans la position d’objet (dans la place de l’autre), ne font aucune confiance aux lois. Le fait est toujours actuel, parce qu’ils constatent qu’ils subissent le non-respect des maîtres !

Quand celui qui est en position d’objet ou d’esclave obtient une place nouvelle par sa rébellion, il prend alors la place du maître. On peut penser qu’il se comportera comme le maître, c’est-à-dire dans une forme de pouvoir aussi totalitaire que le maître. Voilà le type de scénario qui se répète inlassablement en Amérique latine depuis cinq siècles. Quand est possible la gouvernance ? Elle ne s’avère possible que lorsque les discours et leurs fonctionnements sont respectés. Dans ces conditions, cela fonctionne tout seul. Quand le maître respecte les lois et que celui qui est en position d’objet, respecte également les lois. Lorsque les discours ne sont pas respectés, les relations avec les autres ne peuvent s’organiser qu’à travers une violence réelle.

Ainsi, il y aurait une tendance de celui qui est en position d’agent et de celui qui est en position de sujet, à se replier sur leurs propres communautés. Ainsi, celui qui est en position d’agent et celui qui est en position de sujet, ont tendance à se replier vers leur communautés d’origine.

Charles Melman nous indique qu’il a fait ces découvertes en repérant les traces subjectives sur des patients issus de pays colonisés. Il nous fait également remarquer la persistance d’une méfiance face au pouvoir, quand l’exigence du pouvoir est une exigence de satisfaction complète et totale, de façon telle que le démenti qu’oppose la réalité se vit toujours comme un accident inadmissible.

Il nous avait déjà expliqué, à l’époque, la manière dont cette attitude se généralisait dans les pays développés. Il attribuait ce fait à une méfiance croissante envers le langage, jumelée à une déliquescence des rapports symboliques. Et c’est ce que nous n’arrêtons pas de constater !

Dans ce discours dit "post-colonial", cette barre verticale vient indiquer qu’il n’y a pas de circulation des discours, et que l’importance que nous donnons à cette place de la vérité, (dans laquelle il y a toujours quelque chose qui manque au langage et qui permet de relancer le désir), cette place de la vérité ne fonctionne plus avec les autres.

Je voudrais mettre en relation cette impossibilité de rotation des discours, avec une observation, toujours actuelle, qu’avait fait Lacan lors d’un court voyage au Mexique. Il avait été frappé par ces peuples qui sont toujours là, inchangés, et dont le visage, y compris le regard, sont les mêmes. Que ce soient ceux qui servent à pas discrets dans les couloirs des hôtels ou que ce soient ceux qui habitent encore les cabanes de chaume au bord des routes. Ces Indiens qui ont le même visage, le même regard que les figures que nous voyons figées dans le basalte ou le granit, depuis des siècles. Pour lui c’est la figure de tout ce qui a été manqué durant le passé. C’est, en quelque sorte, la figure rétroactive d’une adhérence à quelque chose qui n’a jamais été vécue. Lacan dénote cette adhérence comme l’impression vraiment écrasante de ce qu’il peut y avoir de lourd à porter dans notre monde. Il nous avait amené cette expérience pour nous rappeler justement notre adhérence à l’objet a, sans en avoir conscience, voire même en l’ayant, parce que "sur la vérité qui nous cause, nous ne voulons rien savoir",

Je me permettrai de dire qu’une des conséquences de cette adhérence, c’est que ces gens-là ne peuvent pas sortir d’une situation de demande pour passer à une autre position centrée sur le désir. C’est toute la différence avec le cycle frustration, indignation, obtention de ce qu’on demande, apaisement momentané pour toujours recommencer : rébellion, violence, répression, repli communautaire, résignation et, bien entendu, utilisation perverse de ces mécanismes par ceux qui sont au pouvoir. Nous pouvons dire que l’indignité était tissée dès la découverte et la conquête de l’Amérique hispanique. Plus encore, on peut affirmer que c’était l’un des instruments de domination des conquérants. Je veux vous donner un exemple. Dans une extension territoriale qui comporte aujourd’hui le Paraguay ainsi qu’une partie du littoral argentin, à l’époque des missions jésuites, on y parlait le Guarani. Dans cette langue, le mot homme faisait référence à certaines conditions qui désignaient la dignité et l’honneur. Qu’ont-ils fait les religieux dans le but de les évangéliser ? Ils leur ont appris que désormais le mot homme ne pouvait être employé que pour nommer les Espagnols. Ce changement linguistique fut très opérant dans le langage Guarani. C’est-à-dire qu’ils ont changé les places au sein de leur langue, dont le signifiant homme renvoyait à la dette symbolique, à la dignité qu’être homme leur signifiait. Ils ont changé le discours.

La conquête et l’évangélisation espagnoles passaient par la destruction de la tradition sur laquelle ils s’étaient construits et il fallait en imposer une autre.

C’est-à-dire que les maîtres de l’époque, même s’ils étaient pauvres, ont accaparé les insignes de la dignité humaine, et pour cette raison ceux qui étaient de l’autre côté de la ligne verticale les respectaient.

Nous savons que le Paraguay n’arrive pas a sortir d’une situation assez commune aux différents pays latino-américains : il y a une petite minorité dont la corruption est la normalité, qui garde le pouvoir sans se soucier du reste de la communauté, et le reste, c’est le cas de le dire, est une majorité métisse, méprisée qui, à la moindre rébellion, se voit rapidement et solidement réprimée.

Pour illustrer leur rapport au Guarani, même si depuis quelques années ce pays est officiellement bilingue, je vous rapporte cette petite anecdote : Il y a seulement deux ou trois ans, un ami paraguayen aux traits indiens, qui parlait parfaitement guarani et qui habitait en Europe, a fait l’expérience de s’adresser aux employés d’un luxueux magasin d’Asunción (la capitale) en Guarani. La réponse des employés alla de l’embarras au refus. Il n’était pas convenable de s’exprimer en public en cette langue. Même si depuis quelques années, l’enseignement du Guarani est obligatoire dès les premières années de scolarisation, le Guarani est la langue que l’on ne parle qu’en famille, ou dans l’intimité.

Comme on sait, la pire chose qu’on puisse faire à un être humain, c’est de lui arracher ce que lui permet sa verticalité. Cela introduit une perversité fondamentale dans la vie et l’histoire des groupes humains. Qu’est-ce que cette perversité met en place, quelles en sont les conséquences et est-ce que ça peut s’arranger ? Perversion en venant détruire les figures ancestrales locales et en y substituant une figure unique essentielle investie de tous les pouvoirs. Ce qui est notable est que ceux qui sont dignes d’occuper la scène ne se caractérisent pas pour une morale commune (caractéristique de ceux qui participent du même ancêtre), ils se réfèrent au pouvoir uniquement, ils appartiennent à une minorité qui depuis des siècles s’est attribué tous les droits.

Pour le nouveau représentant de la dignité mondaine, il n’y a pas non plus de différence de sexes. Il y a cette minorité et cette négation de l’altérité. Il y a les déchus, ceux qui sont privés de toute référence ancestrale,

Or, notre lien social est d’abord régi par un pacte symbolique et non pas par le droit. Même s’il est invisible et qu’on ne le perçoit qu’à travers ses effets, le pacte symbolique qui gouverne nos conduites, le pacte symbolique qui me lie à mon semblable, est le témoignage d’une confiance, d’une solidarité et du crédit que nous accordons à nous échanges. La gouvernance n’est possible que si l’on peut maintenir unis les deux groupes, les maîtres d’un côté et ceux qui travaillent pour les maîtres. Il faut que ce pacte soit respecté. L’histoire de l’Amérique latine a été marque par le colonialisme, qui a établi cette rupture du pacte symbolique : Elle a détruit la reconnaissance et le respect de l’autre comme un semblable.

Dans une conférence que Charles Melman a donnée à Bogotá sur le thème "Bien public, bien privé" il nous disait que notre bien public le plus précieux est la langue. Pourquoi ?

Parce qu’elle permet aux locuteurs de reconnaître leurs humanités réciproques. C’est-à-dire que c’est la langue qui organise ce bien commun essentiel, puisqu’elle est capable d’établir entre les locuteurs ce pacte symbolique qui me permet de reconnaître comme un semblable celui qui partage cet idiome avec moi. Ainsi, je le reconnais comme appartenant à une humanité commune.

Le fonctionnement de la démocratie n’est nullement naturel, dans la mesure où cela suppose des citoyens qui puissent savoir lire, pas seulement dans le sens d’être alphabétisés, mais lire dans le sens d’avoir la possibilité d’interpréter les textes, comme par exemple des textes politiques. Quand dans divers contextes politiques ou historiques, les citoyens ne savent pas lire les textes, c’est-à-dire lire entre les lignes, les interpréter, ils deviennent inévitablement victimes du populisme, parce qu’il existe toujours la tentation de résoudre les tensions sociales au moyen du repli sur une communauté. Cette communauté reflétant une homogénéité ethnique, culturelle, religieuse. Si la population n’a pas l’habitude de ce style de lecture, la tentation populiste est très facile.

L’unité de la communauté exerce une telle fascination sur l’Un et sur la communauté qu’on pourrait dire que c’est la cause de la servitude volontaire qui se produit dans le populisme. Il s’installe une certaine paresse de la pensée et une tendance à trouver la cause des problèmes ailleurs,en direction de l’étranger.

Un des pays de l’Amérique latine dans lequel le populisme a profondément pénétré, comme vous le savez, c’est l’Argentine. Il semble que ce cycle est en train de se terminer.

Mais l’autre label qu’ils affichent est celui d’un pays devenu l’un des plus corrompus du monde, au point d’avoir fait perdre le sens même de ce que gouverner veut dire.

On peut soulever la question : pourquoi le Chili ou le Brésil, deux voisins, affrontés à des conditions semblables, ne sont pas arrivés à un pareil délabrement institutionnel et économique ? Je me permettrai de donner une raison, à partir de ce que énonçons aujourd’hui. Dans ces deux pays, malgré les dictatures et des énormes inégalités sociales, il semble que leur pays, leur patrimoine, que ce soit au Chili ou au Brésil, était un bien commun à protéger. Cela a sûrement contribué au fait qu’ils n’ont pas produit l’évidement, la vente du pays lui même, comme cela s’est produit en Argentine. Nous dirons qu’ils ont ce bien public, cette jouissance commune, à savoir leur pays, et cela freine un individualisme à outrance. Certes, le discours capitaliste a permis cette dérive. Le discours du capitalisme permet de rendre compte d’un discours où le sujet se trouve à la fois rivé à son objet et en position d’agent, c’est-à-dire en position de ne se croire assujetti à rien, maître des mots et des choses. Dès lors on voit l’intime relation entre ce que produit le sujet et, avec lui, l’ordre social dans lequel il s’inscrit. Quand le bien commun n’est plus ressenti comme tel, les valeurs classiques sont en berne, la possibilité de s’enrichir est à portée de la main : ainsi la corruption s’installe avec aisance.

Disons quelques mots sur la manière dont change l’ordre social et comment se banalise la corruption. La corruption n’est pas un phénomène nouveau. Dans toute société un tant soit peu organisée, on trouve des hommes ou des femmes prêts à vendre une parcelle de leur pouvoir ou de leur fonction. Les formes de ce phénomène, en revanche, ont sensiblement évolué. La corruption contemporaine utilise au mieux les possibilités offertes par la circulation accélérée des capitaux. La mondialisation paraît souvent remplacer les dictatures des élites nationales par la dictature de la finance internationale.

Il y a un cercle vicieux qui se met en place : le manque de conscience et de responsabilité politique favorisent la jouissance d’une façon perverse à travers ce qui permet la privatisation hâtive et sans garde-fou. Le cas de l’Argentine est exemplaire. Des grands capitaux achètent à très bon marché les richesses d’un pays ou privatisent les services nationaux qui, en règle générale, marchent très mal. Ce transfert n’est possible qu’avec l’accord des gouvernements impliqués dans le transfert des milliards de dollars localisés sur les comptes suisses. Bien entendu, il ne faut pas l’oublier, avec le consentement de la population qui jouit de cet argent sans trop se demander d’où il vient.

Mais voyons un peu comment va s’organiser le discours : dans la banalisation de la corruption, nous pourrions dire que l’agent corrompu est supporté par la vérité du corrupteur. Ou, pour le dire d’une autre façon : "si je n’accepte pas, l’autre va accepter".

À partir du moment où le corrompu corrompt à son tour, il se produit une situation sociale dans laquelle ceux qui ne participent pas restent dehors comme purs déchets. Ce qui ne s’établit pas sans produire de lourdes conséquences. Ainsi, ceux qui restent ainsi marginalisés deviennent menaçants pour les corrupteurs qui paniqués accusent les corrompus.

Cela va plus loin encore : une situation corrompue promeut des changements subjectifs. Il y a celui qui s’adapte aux offres d’une loi cassée, mais également celui qui se tient dans la place risquée de témoin. La "situation corrompue" obtient sa consistance en proposant des règles capables d’être modifiées par des décisions singulières des membres de cet ensemble. Ces règles se superposent au contexte de la légalité comme s’il s’agissait de la même chose, mais en réalité elles sont à l’ombre de la Loi. Ainsi se trouvent confondues règles et loi. Les corrompus vont proposer par ce mélange leur propre logique. Et dans celle-ci il y aura de la place pour l’irruption d’une subjectivité singulière qui dépend de l’interprétation particulière des règles. Mais toutes les décisions singulières dans une situation corrompue ne sont du même ordre. Celui qui habite une situation corrompue peut créer un nouvel espace inventant, à ses risques, un nouveau personnage, le témoin. Ce dernier pense et agit du dedans, ce que l’oblige à être un autre, inaugurant une sorte de "dehors-dedans" : il appartient à la scène et peut simultanément parler en elle et d’elle. Il devient un nouveau personnage et cela implique un prix à payer. Dans une certaine mesure, c’est la réponse qu’impose un contexte corrompu Alors, que faire ? Si dans le social les offres d’autres valeurs sont en berne, on voit comment l’institutionnalisation du témoin est une figure fondamentale qui donne un nouveau sens à une situation qui s’autoalimente.

Ce témoin est différent du simple spectateur. Une grande partie de la population apprend un certain savoir en observant la production d’actes corrompus réalisés par des personnes ou des institutions. Ces actes diffusés aux moyens des médias par leurs commentaires, nous placent comme spectateurs, c’est-à-dire à une certaine distance de ces actes qui prennent la qualité d’étranges. Cependant cela ne rend pas la prise de conscience facile puisque ces faits s’imposent à nous. Les moyens massifs de communication proposent une sorte de prêt à porter qui fonctionne comme un grand Autre. Le spectateur en regardant de dehors croit ne pas participer, dans le sens de "ne pas prendre part à...". Tandis que le témoin est un personnage qui donne une nouvelle vie à ce qu’il regarde. Et vivre dans un tel contexte n’est certainement pas trivial ! Dans la mesure où l’impunité au contact de la corruption vient faire florès... il ne s’agit pas de la même jouissance qui est en jeu. Ce n’est pas la jouissance de la transgression mais le passage à une jouissance sans limites, dans laquelle tous les coups sont permis.

Et logiquement, "quand on accepte l’inacceptable on a tendance à le reproduire", l’indignité s’installe alors tranquillement.

Mais nous pourrions dire que même si la corruption passe pour être une banalité, elle n’est jamais considérée comme une normalité. Même s’il y a fraude à grande échelle et que les citoyens la reproduisent, on sait que pour établir un lien social viable, il faudra accepter un principe d’autorité.

La parole pervertie a entraîné une falsification illimitée du langage. Et les sociétés, autant que les individus, ne peuvent résoudre que les problèmes qu’ils sont capables de se poser.

Toutefois, derrière ce sombre panorama, on constate que les sociétés locales gardent une grande vitalité (en dépit ou à cause des circonstances difficiles dans lesquelles elles se trouvent placées), elles déploient une énergie considérable.

Aujourd’hui émerge ou s’affirme une grande variété de dynamiques inédites, souvent ignorées ou minimisées, mais pourtant susceptibles d’avoir une incidence décisive sur l’organisation, la vie sociale et le profil culturel futurs des populations de la région.

Il n’est guère de problématique qui soit épargnée par cet élan transformateur. Recompositions sociales, culturelles, identitaires, politiques, religieuses ou territoriales, du nord au sud, ces dynamiques émergent ou s’affirment, faisant de l’Amérique latine un singulier terrain d’expérimentation sociale et offrant une occasion unique de réfléchir sur le devenir des collectivités à l’aube du nouveau siècle.

On voudrait que tous ces phénomènes concomitants ne soient pas simplement les sursauts, plus ou moins pathétiques, d’une sorte d’"énergie du désespoir " ou le signe que "malgré la crise, la vie continue", ou soient le seul résultat d’un certain "capital social".

Nous pouvons supposer qu’en Argentine par exemple, la situation sociale devenue insupportable, a déchiré la léthargie néo-libérale, interpellant son unité imaginaire et imposant la possibilité d’une autre logique à partir de l’inclusion de ceux qui étaient exclus. Au niveau local, au niveau du quartier - l’hôpital, l’école, les voisins - ils essaient de refonder un texte propre, un projet d’autonomie, un désir puissant d’être maître de leurs propres réalités non pas dans le sens d’une domination mais d’une réappropriation de leur corps, de leur espace. Prenons par exemple, la réappropriation des fabriques ou des entreprises en faillite par les chômeurs eux-mêmes. Le succès de ces actions locales leur a permis de sortir de l’état de déchets et de se réapproprier de leurs forces.

Mais le pacte symbolique est cassé à plusieurs niveaux et le manque de confiance dans les hommes politiques et dans les institutions en général, va prendre, dans le meilleur des cas, un long temps avant de se mettre place.

Temps de remise en place stimulant...

Il y a un énorme pays dont, justement, la dignité prend ses lettres de noblesse et pas uniquement sur le plan local, mais au niveau du gouvernement... Vous avez compris que je parle du Brésil.

Nous assistons à quelque chose qui a mis justement longtemps à se mettre en place. Environ quarante ans d’un chemin qui a connu de nombreux aléas, et qui a permis de constituer un gouvernement qui semble pouvoir tenir ses propositions. Pas seulement dans les mots, mais concrétisés par des actes. Quoique les mots soient importants : le président Lula parle "d’option éthique".

Cette équipe gouvernementale donne à croire qu’elle est en train de faire re-fonctionner ce pacte symbolique dont nous parlions tout à l’heure.

Je vous donnerai quelques exemples de leur talent pour rétablir ce pacte :

Vous êtes au courant de ce que proposait le programme électoral et qui est l’objectif de l’actuel président du Brésil, et qui est qu’à la fin de son mandat, dans 4 ans, tous les brésiliens - soit 170 millions - puissent manger trois fois par jour ! Cela aurait pu être une déclaration démagogique. Mais non. Sans prise ni pause, ils se sont mis à la tâche.

Le personnage clef du plan est un économiste de 53 ans, avec un diplômé à Londres. Son obsession permanente est d’effacer la frontière entre les politiques sociales et l’économie. Je le cite : "Les critiques se préoccupent seulement de questionner le coût de notre projet contre la faim et l’origine des ressources, mais ils ne se demandent pas combien coûte d’arrêter de combattre la faim. Le manque de stratégies pour créer des emplois dans le secteur de la santé et de l’éducation a un coût élevé pour le pays, qui voit croître la violence. Et il y a aussi un coût, du fait du manque de consommation et du manque de production de biens. Selon l’économiste en charge du projet Faim Zéro, lutter contre la faim ce n’est pas un coût mais un investissement".

Dans ce même esprit, je vous relate un fait récent : certains d’entre vous sont au courant du bras de fer qu’a eu Lula au Congrès (dans lequel son parti n’a pas la majorité) pour faire passer une réforme au loi sur les retraites. Au Brésil l’écart est entre 80 dollars et 17.000 dollars. Le gouvernement, avec l’appui de ses 27 gouverneurs propose une différence d’un à cinq, pour le reste il faudra payer des impôts. Qui en furent les opposants ? Pas ceux qu’on croyait, mais les gens les plus radicaux de son parti.

C’est grâce à un grand effort pédagogique, avec une grande fermeté, qu’il a pu mettre au pas ceux qui, dans son parti, au sein de l’assemblée, voulaient empêcher ces mesures d’intérêt général.

Mais je disais tout à l’heure que c’est un travail qui a commencé il y a des années et dont une majorité des brésiliens ont bien conscience que ce n’est pas Lula qui est au gouvernement, mais les 52 millions qui ont voté . Ils se sentent coresponsables. Dans cette affirmation, je pense, par exemple, à tout ce qu’ils ont appris au niveau local à travers la démocratie participative.

Qu’est ce que c’est que la démocrate participative ?

Dans une démocratie participative, les institutions conservent leur centralité, mais leurs conduites doivent se soumettre au consentement avec délibération préalable des populations directement intéressées. Cela donne bien à comprendre la différence d’avec les prises de décisions des partis qui restaient complètement centralisés : pouvoirs exécutifs soumis au trafic d’influence. C’est l’exemple de Porto Alegre qui a fait cette expérience pendant 12 ans. Là-bas j’ai appris que si une communauté arrivait à la conclusion, par exemple, qu’il leur manquait une école plutôt qu’un hôpital, cela été écouté et pris largement en compte. Les citoyens étaient associés à toutes les étapes : étude des projets, adjudication des terres, la construction et la gestion des avoirs publiques, le fonctionnement même de cette école. Cela a dû leur apprendre beaucoup sur ce que veut dire faire un pacte symbolique ainsi que sur la jouissance commune de ce bien public qu’ils ont réalisé ensemble.

Cela a dû également leur en apprendre long sur l’insatisfaction propre à toute organisation sociale, sur ce à quoi il fallait renoncer concernant l’individuel et sur l’indispensable solidarité pour faire avancer leurs projets.

Si l’on peut dire de Lula et de son équipe qu’ils incarnent une possibilité de dignité en Amérique latine c’est parce qu’ils le démontrent tous les jours, à différents niveaux. Nous savons tous le discrédit envers les armées en Amérique latine, institution dans laquelle Lula lui-même a été prisonnier. Et bien, un des premiers actes de son gouvernement a été d’établir une autre relation avec l’armée. Il est allé leur demander - cela ne leur a pas été imposé - de l’aider dans la distribution d’aliments. D’autres gouvernements ont dû faire face à la corruption que cela a entraînée. Lui a parié sur la possibilité de que cette institution rentre dans le pacte qu’il voulait mettre en place.

Il a aussi fait confiance au savoir-faire des ingénieurs militaires, les faisant participer dans la réparation des routes, et du même coup il a pu ainsi offrir aux conscrits la possibilité d’apprendre un métier et d’avoir un premier emploi. Je ne sais pas si vous êtes de mon avis mais je vois des signes évidents d’une volonté permettant que la dignité des uns et des autres tissent les rapports sociaux. Et cela même dans les rapports avec le Premier Monde. Il est aller leur dire au mois de janvier, que "Davos a besoin de Porto Alegre", tout en payant les crédits accordés à son pays. Pas de revendication ni d’accusation, mais les idées très claires et la détermination de travailler pour.

Simultanément Lula rappelle aux collègues latins que les grandes puissances n’écoutent pas ceux qu’ils ont peur d’exiger au moment des négociations. Comme vous le savez, pour le moment les marchés sont tranquilles, leur monnaie se valorise chaque jour.

Constater l’échec relatif de toute organisation sociale comme un fait de structure pourrait être une prise de conscience à partir de laquelle nous pouvons entendre que les intérêts des maîtres et de ceux qui travaillent pour eux ne sont pas contradictoires, qu’en réalité ils sont associés, même si la distribution est inégale.

Une société qui peut prendre en compte cette association, grâce à la solidarité qui en résulte, se transforme fondamentalement en une société gouvernable. C’est-à-dire que les intérêts généraux de la société peuvent être pris en compte et peuvent être réalisés.

Comme aujourd’hui nous avons choisi de parler de la dignité, je voudrais commenter avec vous un dernier fait.

Sachant l’indignité et le manque de pacte symbolique et réel qui règnent dans les favelas brésiliennes, le gouvernement vient d’octroyer le titre de propriété aux habitants en traitant les situations au cas par cas. Le fait qu’ils puissent être propriétaires de leur terrain, les droits et les obligations que cela engendre, peuvent changer leur position face au grand Autre social. Ils avaient la place de l’objet de rebut, du mépris. Dès lors, leur lieu de vie devient un bien commun à préserver et non un lieu précaire d’où ils pouvaient être évacués à tout moment ; lieu soumis aux lois des variations individuelles et arbitraires et dont les lois variaient entre eux mêmes aussi, de façon arbitraire.

Pour conclure, on peut se demander, pourquoi ce changement de qualité dans la gouvernabilité s’est produit au Brésil et non ailleurs. Ayant à l’esprit les structures que j’ai rappelées aujourd’hui, on est en droit de se demander si le fait que la colonisation portugaise a été différente de la colonisation hispanique n’est pas un fait à prendre en compte. Quelles en furent les différences ?

Les Portugais ne se sont pas précipités comme les Espagnols durant la conquête. Ils ont pénétré les territoires avec beaucoup plus de lenteur.

Pour des raisons que j’ignore, les colonisateurs se sont mariés immédiatement avec des indigènes. Ces unions ont provoqué beaucoup de problèmes avec l’Église, mais cela a établi avec la population une relation qui n’était pas seulement relation de violence et d’exploitation.Cela explique pourquoi le problème s’est posé très différemment pour eux. Nous savons que la population brésilienne est essentiellement métisse. Ce que Charles Melman nous dit de cette barre verticale qui marque une majorité de métisses dans l’Amérique hispanique ne se produit pas au Brésil de la même façon. Justement les métisses, produits des espagnols et des indigènes, vivent leur métissage avec honte, honte des ancêtres : ils montrent dans leur propre chair cette réunion impossible du maître et de ceux qui travaillent pour lui.

Le rapport à la langue qui, très vite, s’est mélangée à celles qui existaient à l’arrivée des conquistadores portugais est hélas très différent de ce qui est arrivé dans le reste du sous-continent américain.

La différence apparaît aussi au moment de l’indépendance. Le Brésil arrive à conquérir son indépendance sans échanger un seul coup de fusil avec la mère Patrie. Dans l’Amérique indo-hispanique, la séparation passe par des longues guerres très sanglantes.

Que tout ceci nous laisse un peu pessimistes ne veut pas dire que nous soyons résignés. Si la psychanalyse ne peut changer le lien social, elle peut au moins dire qu’il y a un autre rapport possible au réel.

Paris, 14 Mai 2003

© 2003 association lacanienne internationale

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