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9 novembre 2002

Dette illégitime ou criminalité financière contre développement humain

 

L’histoire politico-financière des trente dernières années rend compte d’une corrélation préoccupante entre criminalité financière, endettement et pauvreté. Aux quatre coins du monde, différents acteurs ont mis en place un système bien huilé de décapitalisation aboutissant à la faillite des Etats et, par conséquent, de toute politique publique garantissant le bien être des populations. Face à ce constat guère réjouissant, la question reste posée : le 21e siècle verra-t-il enfin la justice primer sur l’institutionnalisation de l’accumulation de profits frauduleux ?

Par Arnaud Zacharie
Attac, le 13 juillet 2001.

Un cas d’école : l’Argentine

L’Argentine est connu pour être un des élèves privilégiés du FMI (Fonds monétaire international). Le pays a depuis les années 80 appliqué rigoureusement les lettres d’intentions des experts de Washington. L’objectif des programmes sont désormais bien connu : désendetter le pays et l’ajuster structurellement au marché mondial, afin de rompre définitivement avec les politiques "dirigistes" du passé, responsables de la crise de la dette du début des années 80.
Suivant la théorie néolibérale, on a ainsi "dégraissé" la puissance publique, vendu les entreprises aux capitaux étrangers, ouvert les frontières économiques aux capitaux internationaux et aux multinationales. Aujourd’hui, alors que 90% des banques et 40% de l’industrie sont aux mains de capitaux internationaux, le pays est en grave récession depuis juillet 1998, sa dette extérieure est passée de 43 à 133 milliards de dollars entre 1983 et 2000, la santé et l’éducation sont en lambeaux et le salaire moyen vaut la moitié de ce qu’il valait en 1974. L’échec est dramatique, autant économiquement que socialement. La raison est, bien que peu souvent invoquée, évidente : le FMI et les gouvernements argentins n’ont pas répondu aux véritables problèmes et ont au contraire appliqué des mesures les aggravant.

Des preuves existent désormais, fruit d’une enquête judiciaire de 18 ans faisant suite à une procédure déposée par un journaliste, Alejandro Olmos, dès 1982 : la crise de la dette argentine a pour origine un mécanisme de dilapidation et de détournements de fonds mettant en scène le gouvernement argentin, le FMI, les banques privées du Nord et la Federal Reserve américaine. C’est pourquoi la Cour Fédérale argentine a déclaré "illégitime" la dette contractée par le régime Videla, car contraire à la législation et à la Constitution du pays. Le Tribunal recommande au Congrès d’utiliser cette sentence pour négocier l’annulation de cette dette odieuse.
Un mécanisme bien huilé de décapitalisation
En 1976, la junte militaire de Videla prend le pouvoir et instaure une dictature qui durera jusqu’en 1983. Durant cette période, la dette extérieure argentine est multipliée par cinq (passant de 8 à 43 milliards de dollars), alors que la part des salaires dans le PNB (produit national brut) passe de 43 à 22%. La dictature mènera à la crise de la dette et à l’entrée officielle du FMI aux commandes financières du pays, avec les résultats que l’on connaît.
La sentence du Tribunal argentin, lourde de 195 pages, retrace l’histoire de cet endettement originel. Divers types d’acteurs sont mis en présence : côté argentin, on trouve dans les rôles principaux le président Videla, le ministre de l’économie "offert" par le Conseil des chefs d’entreprise, Martinez de la Hoz, et le directeur de la banque centrale, Domingo Cavallo.
On trouve ensuite le FMI, qui octroie un important prêt à l’Argentine dès 1976, apportant par là la garantie aux banques occidentales que le pays est un endroit privilégié pour recycler leurs surplus de pétrodollars. Mais le rôle du FMI ne s’arrête pas là, puisqu’on retrouve tout au long de la dictature Dante Simone, cadre du FMI au service du régime. Le FMI se justifie en affirmant qu’il avait octroyé un congé à M. Simone et que celui-ci s’était mis à la disposition de la banque centrale du pays (p. 127 de la sentence). Cette dernière payait ainsi les frais de séjour et de logement de l’expert. Reste à savoir qui payait le salaire et si le congé était payé par le FMI.

Quoi qu’il en soit, Dante Simone a rédigé un rapport adressé à Domingo Cavallo de la banque centrale argentine (on a retrouvé un double au FMI), rapport assurant que d’importantes marges existaient en matière d’endettement avant qu’un danger économique majeur ne survienne (p. 31 de la sentence). Et le rôle de M. Simone a clairement été de rechercher d’importants et discrets financements externes.
Ces financements externes n’étaient de toute façon guère difficile à trouver, tant les banques occidentales, regorgeant de pétrodollars impossibles à placer suite à la crise dans les pays riches du Nord, étaient avides de débouchés nouveaux. L’enquête montre ainsi que la banque centrale argentine a pu réaliser des placements discrétionnaires auprès des banques américaines, ceci sans passer par l’accord du ministre de l’économie, mais en s’appuyant sur le généreux intermédiaire de la Federale Reserve américaine !
L’entente entre ces différents protagonistes sera telle que des prêts bancaires octroyés à l’Argentine ne prendront jamais la direction du pays, mais seront directement détournés par les banques dans des paradis fiscaux au nom de sociétés-écrans. La dette n’a ainsi pas profité aux populations locales, mais bien au régime dictatorial et aux banques du Nord, apportant au passage un important soutien d’ingénierie financière.
Le reste des fonds furent dilapidés dans de généreuses subventions aux grands groupes privés amis du ministre Martinez de la Hoz.
Malgré ce jugement, le pouvoir législatif ne bouge pas. Il continue dans la libéralisation du pays pourtant poussée à son extrême durant les années 90 par les gouvernements successifs de Carlos Menem. aujourd’hui mis en détention, en compagnie de quatre de ses anciens ministres, pour trafic d’armes international durant la première partie de son mandat (entre 1991 et 1995) !
Au lieu d’utiliser la sentence pour répudier la dette illégitime qui maintient son peuple et son économie dans une situation insoutenable, le président De la Rua a rappelé d’urgence à la tête du ministère de l’économie Domingo Cavallo, celui-là même qui dirigea la banque centrale du pays sous Videla, puis qui fut le "super-ministre" de l’économie de Carlos Menem au cours des années 90, avant de se faire balayer lors des élections présidentielles de 1998. face à De la Rua !

Une culture bien ancrée

Si une telle sentence a le don de démontrer le caractère illégitime de la dette argentine, le fait que l’enquête ait duré 18 ans implique que les responsables resteront dans l’impunité, protégés par la prescription des faits. L’imprescriptibilité des crimes économiques est à cette aune un objectif juridique majeur du siècle naissant. Mais il n’est pas le seul.
Le mécanisme mis en lumière en Argentine n’est malheureusement pas une exception. Les Mobutu au Zaïre, Suharto en Indonésie, Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire, Moussa Traoré au Mali, Marcos aux Philippines et autres Pinochet au Chili sont des exemples bien connus de chefs d’Etat à la tête d’un empire financier construit à l’aide des banques par le biais des paradis fiscaux. Tous ces pays supportent aujourd’hui une dette insoutenable et sont aux mains néolibérales du FMI depuis près de deux décennies. Quant aux populations, elles n’ont en majorité même plus la volonté d’espérer, tant une culture déjà bien ancrée a été renforcée par l’ouverture totale des frontières économiques et l’abolition des contrôles.
Un des pays les plus efficaces en la matière est la Russie, passé en une décennie de l’espoir d’émancipation démocratique au pillage institutionnalisé.
Les dessous de la Russie néolibérale
Lorsque l’Union soviétique s’est définitivement effondrée, les populations locales entretenaient un formidable espoir de libération et d’émancipation démocratique. Dix ans plus tard, elles sont passées brusquement du rationnement bureaucratique à une chute dramatique de leur niveau de vie. Une nouvelle fois, une série d’acteurs influents se sont unis pour piller sans relâche un Etat désintégré.
L’ex-vice-président de la Banque mondiale, Joseph Stiglitz, résume cette transition comme suit à propos des réformes appliquées en Russie : "Suite à la chute du Mur de Berlin, deux écoles de pensée ont émergé à propos de la transition de la Russie vers l’économie de marché.
(.) L’une d’elles soulignait l’importance des infrastructures institutionnelles dans une économie de marché (.) et prônait une transition plus graduelle vers l’économie de marché. (.) La seconde école se composait de macro-économistes dont la foi dans le marché était totale. Ces économistes n’avaient aucune connaissance de l’histoire ou des détails de l’économie russe et ils ne croyaient pas en avoir besoin. La grande force, et la faiblesse ultime, des doctrines économiques auxquelles ils se reliaient réside dans le fait qu’elles étaient - ou étaient supposées être - universelles. (.) Et la vérité universelle est qu’une thérapie de choc fonctionne pour tous les pays en transition vers l’économie de marché : plus le médicament est fort (et plus douloureuse est la réaction), plus rapide est le changement. Telle est leur argumentation. (.) Ceux qui s’opposaient à ce cours ne furent pas consultés longtemps. (.) La Russie avait, en décembre 1993, expérimenté le ’trop de chocs et trop peu de thérapies’. Et tous ces chocs n’avaient pas du tout mené la Russie vers une véritable économie de marché. La privatisation rapide imposée à Moscou par le FMI et le Trésor US avait permis à un petit groupe d’oligarques d’obtenir le contrôle des actifs du pays. (.) Lorsque le gouvernement a commencé à manquer d’argent pour payer les pensions, les oligarques ont détourné les précieuses ressources nationales vers des comptes bancaires suisses ou chypriotes. Les Etats-Unis étaient impliqués dans ces affreux mécanismes. A la mi-1998, lorsque Larry Summers remplaça Robert Rubin au poste de secrétaire US aux Finances, il apparut aux côté de Anatoly Tchoubaïs, l’architecte en chef des privatisations russes. En agissant ainsi, les Etats-Unis semblaient s’allier aux forces responsables de l’appauvrissement en Russie. (.) Le Trésor US et le FMI continuaient d’insister sur le fait que le problème ne provenait pas de trop de thérapies, mais de trop peu de chocs. Mais au cours des années 90, l’économie russe continua à imploser. Alors que seuls 2% de la population vivait dans la pauvreté à la fin de la période soviétique, les ’réformes’ virent le taux de pauvreté grimper jusqu’à 50%, avec plus de la moitié des enfants russes vivant sous le seuil de pauvreté. (.) Aujourd’hui, la Russie est rongée par d’énormes inégalités et la plupart des Russes ont perdu confiance dans l’économie de marché."
Les détournements de fonds opérés par les oligarques russes depuis 1993 sont estimés à quelque 130 milliards de dollars ! Dans le même temps, la dette extérieure du pays est passée de 60 à 155 milliards de dollars entre 1990 et 1999, tandis que le PIB du pays ne vaut plus en 1999 que 59% de celui de 1989. Alors que la population a été propulsée dans la misère, une poignée d’oligarques ont accumulé une fortune nette de tout impôt avec la complicité du gouvernement Eltsine, des banques russes et occidentales et des paradis fiscaux.
Un des exemples les plus illustratifs est celui de la Menatep, au cour du scandale du Kremlingate ayant explosé en août 1999. Cette banque russe, aujourd’hui en liquidation, aurait détourné vers des paradis fiscaux quelque 10 milliards de dollars, dont une partie provenant des prêts du FMI, avec la collaboration de la Bank of New York.

Dès 1997, la Menatep ouvre un compte en Cedel (aujourd’hui rebaptisée Clearstream), la chambre de compensation internationale offrant la possibilité d’ouvrir des comptes non-publiés (lire "Révélation$", Denis Robert et Ernest Backes, 2000, Les Arènes). Du côté de la Bank of New York, on trouve la vice-présidente, chargée des relations avec la Russie, et son mari, ex-vice président de la Menatep et représentant de la Russie auprès du FMI entre 1992 et 1995. Les acteurs sont en jeu, avec en arrière-plan la complicité de l’administration Eltsine, et la décapitalisation peut s’opérer.
Le 31 décembre, Boris Eltsine démissionne au profit de Vladimir Poutine, élu trois mois plus tard président. après avoir fait inculper pour abus de pouvoir le procureur Skouratov. qui enquêtait sur les détournements de fonds liés au clan Eltsine !
Des diagnostics convergents
La globalisation de marchés financiers libéralisés et la prolifération des paradis fiscaux ont facilité le mécanisme de décapitalisation des Etats du monde entier. Des milliers de milliards de dollars sont ainsi détournés et blanchis en toute impunité, le tout aux dépens des citoyennes et des citoyens du monde devant subir les foudres de l’austérité budgétaire. Combattre un tel état de fait n’est pas chose aisée, ceci pour différentes raisons :

a.. La complicité des banques : les opérations de détournement font appel à une ingénieurie financière élaborée que seules les banques possèdent : sociétés écrans, sociétés off shore, changement d’identité monétaire et juridique, diversification des "placements" dans des produits financiers complexes, etc. Aussi, lorsque les élites corrompues bâtissent un empire financier frauduleux, elles ne peuvent le faire que grâce à l’appui logistique de banques largement rémunérée pour ce faire ;

b.. La rapidité d’exécution des enquêtes : la durée d’un séquestre étant publique et limitée à quelques mois, la justice est contrainte d’opérer dans l’urgence, ce qui permet aux criminels en col blanc de réagir lorsqu’ils sont suffisamment organisés. C’était notamment le cas du malien Moussa Traoré qui, au début des années 90, a pu alerter un complice ambassadeur à Genève qui, muni d’une procuration, a contacté la banque cantonale vaudoise. Celle-ci s’est alors empressée de transférer les fonds vers d’autres lieux sûrs (lire "Afrique : abolir la dette pour libérer le développement", sous la direction d’Arnaud Zacharie et Eric Toussaint, 2001, p. 235) ;

c.. L’impuissance de la justice : alors qu’il suffit de quelques jours pour détourner des fonds par le biais de paradis fiscaux, il faut en moyenne deux ans et demi à un juge pour retracer une opération. Face à une telle équation, il semble difficile pour la justice de répondre efficacement à ce mécanisme mondialisé de décapitalisation ;

d.. L’opacité des informations : alors qu’un banquier peut facilement identifier qui est titulaire d’un compte, avec quelle société écran, quel montage financier, etc., il a pour habitude de se taire lorsqu’une enquête est réalisée. La raison en est simple : les opérations de détournement sont fortement rémunératrices pour les banques et une véritable concurrence s’est développée. Aussi, une banque coopérant avec la justice verrait ses clients frauduleux lui tourner le dos au profit de banques plus "compréhensives" ;

e.. La complexité des procédures : le fait qu’une procédure est traditionnellement longue et complexe (1e instance, 2e instance, etc.) permet souvent aux criminels financiers d’être protégés par la prescription des faits.
Pistes pour une justice financière internationale
L’établissement d’une justice financière internationale est devenue une nécessité pour l’existence des Etats. Elle implique des avancées juridico-économiques aux niveaux national et international. Quelques pistes sont à exploiter, même si dans le panorama politique actuel, elles peuvent sembler aléatoires :

a.. La dette odieuse et illégitime : on l’a vu dans le cas de l’Argentine, des enquêtes nationales peuvent être réalisées pour déterminer l’illégitimité de la dette extérieure du pays. Selon le droit international, une dette est illégitime lorsqu’elle a été contractée par un régime non-démocratique, sans profiter aux populations locales et avec la collaboration des créanciers. Bien que l’impact de telles enquêtes reste limité pour les raisons évoquées ci-dessus, elles peuvent provoquer une prise de conscience citoyenne poussant les pouvoirs législatifs à réagir enfin ;

b.. La Convention de Rome (1998) : lorsque la Convention de Rome aura été ratifiée par suffisamment d’Etats, la Cour pénale internationale disposera d’un parquet et un Etat pourra porter plainte contre un autre. Or, depuis mars 1991, l’ECOSOC (Conseil économique et social) considère le détournement de bien public comme une violation des droits de l’Homme. Aussi, il sera possible de poursuivre la décapitalisation comme un délit international, même si ces poursuites seront réservées au Etats et qu’elles ne donneront pas droit à des dommages et intérêts civils (juste à la sanction du délit) ;

c.. La mise sous tutelle internationale des sociétés de clearing : on l’a vu dans le cas de la Menatep, l’utilisation de comptes non-publiés offerts par une chambre de compensation internationale comme Clearstream rend encore plus opaques les éventuelles opérations de détournements. Comme le souligne l’Appel pour une justice financière internationale, lancé le 30 mai 2001 par ATTAC en Belgique : "(.) Si l’explosion des échanges financiers a pu laisser croire au chaos des flux financiers, en réalité, aucune trace de la circulation des capitaux, qu’ils soient licites ou non, ne s’égare. Toutes les opérations sont enregistrées sur micro-fiches ou disques optiques et conservées au sein des chambres de compensation, et dans les archives de Swift.(.) Ainsi, les mouvements de fonds à partir des paradis bancaires et fiscaux peuvent être facilement reconstitués, ce qui offre les outils nécessaires à la lutte contre la criminalité financière et la prolifération des paradis fiscaux. (.) A contrario, abandonnés sans contrôle réel, ou contrôlés par les seules banques, ces organismes supranationaux peuvent être des pourvoyeurs de corruption, de fraudes financières et de blanchiment. C’est pourquoi nous demandons aux institutions politiques nationales et supranationales de placer Swift, Euroclear et Clearstream sous le contrôle démocratique d’une organisation de tutelle" ;

d.. La taxation des transactions financières internationales : l’établissement d’une taxe de type Tobin, revendication commune à de nombreuses organisations, possède des bienfaits rarement relatés. En effet, une telle taxe impliquerait une transparence et une "traçabilité" des transactions, ce qui faciliterait leur contrôle par les pouvoirs publics et la justice.

Enfin, plus globalement, les droits économiques doivent être défendus de la même façon que les droits civils et politiques, notamment à travers le Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1966). Ceci implique d’abord d’adopter un Protocole tel que demandé en 1993 par la conférence de Vienne, puis de pouvoir juger les crimes économiques comme des crimes contre l’Humanité - imprescriptibles par nature.

Source Communication au colloque "Que faire contre la criminalité financière et économique en France et en Europe ?", organisé par ATTAC, le syndicat de la magistrature et Alternatives Economiques, Paris, 30 juin 2001. Sur le site d’Attac, le 13 juillet 2001.

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