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18 juin 2015

De la politique des masses en Amérique Latine

par José Steinsleger *

 

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Les gouvernements populaires d’Amérique latine entreraient-ils dans la fin d’un cycle ? Le pouvoir s’userait-il ?

Et bien, cela dépend de qui gouverne et de pour qui le pouvoir est exercé. Fidel et Raúl marquent le chemin stratégique de la révolution depuis 56 ans ; le chavisme gouverne depuis 17 ans, remportant élection sur élection ; Evo Morales et Rafael Correa ont rompu davantage de schémas que Silvio Rodríguez, et l’image de Cristina Fernández (53 points de popularité) permettra à son parti (après 8 ans de lutte contre des ennemis avec un grand « e ») de s’imposer aux élections présidentielles argentines d’octobre prochain.

Ce sont des processus qui, en principe, seraient suffisants pour nous débarrasser des œillères que nous ont fait porté les descendants du Grand Amiral. Négatif. Les œillères sont toujours à la mode, même lorsque l’on porte des lunettes de dernière technologie qui s’ajustent à la deuxième définition que le dictionnaire confère à l’artefact, à savoir : « …pièces en cuir de vachette qui retombent à côté des yeux de l’animal afin qu’il ne puisse pas voir de côté mais devant ».

Arrêtons de nous mentir. Après tout, l’Amérique tri-ethnique doit beaucoup à l’héritage européen et anglo-saxon. Mais certains affirment que nous sommes une invention, un simple choc de civilisations, un accident… Et on fait ainsi disparaître sans y toucher l’apport des autres Espagnes dans la construction de notre identité : le municipio et le cante jondo, Machado et Federico, et ce que, malgré l’absence des Lumières, les fonctionnalistes appellent populisme. Sans oublier ce que les gauches de la legua, ont clôné des droites villageoises : le chauvinisme.

Et Martí a tracé le chemin. Un chemin que l’apôtre a illuminé à son époque par des lustres que la nôtre exige. C’est pour cette raison que lorsque Fidel a invoqué le droit à être des marxistes-léninistes, je me suis dit qu’il voulait peut-être dire des martiens-fidélistes. Ce qui n’est pas la même chose, pas la même chose du tout.

Qu’on se le dise : en politique les « si » n’existent pas. La générosité politique légendaire du commandant était obligée (et l’on comprend cette obligation) d’invoquer un tel droit. Bien que, et c’est important, Fidel nous ait appris que l’universalité de la révolution cubaine est née précisément d’un vaste mouvement national, avec une lignée de masses.

C’est là que réside le cœur d’une confusion encore plus profonde que la faille de San Andreas et dont les fissures remontent aux temps de l’invasion napoléonienne et des débats profonds des délégués des Cours de Cadiz. Malheureusement, les professeurs qui ont l’habitude de dire à leurs étudiants que pour faire des études universitaires, ils doivent courir au quotidien autour de l’université, n’ont jamais su dans quelle catégorie cataloguer les mouvements nationaux.

D’un côté, ils célèbrent leurs aspects potentiellement démocratiques et révolutionnaires, de l’autre, ils déplorent leurs contenus potentiellement absolutistes et totalitaires. Le fait de ne pas pouvoir les définir les désespère : centre ? centre-droite ? conservateurs-progressistes ? Néo développement ? Pré ou anti-libéral ? Post-capitalisme ou anticapitalisme radical ?

Centrons le hic dans un cas archétypique. Jusqu’à la moitié du siècle dernier, les travailleurs argentins ont transité par des décennies de luttes sociales infructueuses. Cependant, avec l’apparition du péronisme (1945), ils ont découvert que la défense de leurs intérêts les obligeait à serrer leurs rangs autour des peuples en lutte. Mais en toute indépendance politique.

Prenons, à titre d’exemple, un jeune anticapitaliste qui aurait qualifié de fasciste et conservateur le mouvement national qui a alors changé pour toujours l’histoire des Argentins. Si le jeune s’accrochait à son idée, serait-il surprenant d’entendre un autre lui dire « eh, mec, change un peu de disque, qu’est-ce que tu veux dire 70 ans plus tard par gauche, fascisme, anticapitalisme ? »

Avec le ton allègrement optimiste des initiés, le vieux recourrait peut-être au monothéisme des gauches à foison et, comme le patriarche Abraham, il lui expliquerait le programme à suivre pour arriver à la terre promise. Mais s’il était de mauvaise humeur, il répondrait par les vers du tango qui dit : rien n’est mieux/tout est pareil/en l’an 506/et à l’an 2000 aussi.

À contre-courant de situations tellement pathétiques, la grande majorité des Argentins a fini par savoir que le célèbre tango de Discépolo a été composé quand l’oligarchie argentine se vantait d’être le joyaux le plus précieux de la couronne britannique (1934), acquérant ainsi le nom mérité et consacré de Cambalache : un terme d’argot argentin (lunfardo) faisant référence à l’endroit où en plus de pouvoir acheter et vendre des vêtements peu chers, on trouvait des œillères d’occasion.

Le 25 mai dernier, jour de la patrie des Argentins, 800 000 jeunes, et de nombreux vétérans sans œillères, ont repris en cœur sur la Plaza de Mayo un chant à l’éloge de leur présidente :

Cristina ! Cristina ! Cristina, corazón !
Nous voilà, les gamins de la libération !

Sans avoir besoin d’autant de bobards, il convient de dire que toute politique de masses dont l’objectif est le retrait de structures complexe de la domination commence par un véritable savoir.

José Steinsleger * pour La Jornada

La Jornada. Mexique, 3 juin 2015

* José Steinsleger Ecrivant et journaliste argentin. Editorialiste de La Jornada de México. Resident au Mexique.

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Floriane Verrecchia-Ceruti

El Correo. Paris, le 18 juin 2015.

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