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14 décembre 2011

Le capitalisme mondial dans un échec ?

Crise structurelle et rébellion populaire transnationale

Redistribuer richesse et pouvoir comme solution à la crise structurelle

par William I. Robinson *

 

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Les pouvoirs de fait du système mondial sont de plus en plus à la dérive, au fur et à mesure que la crise du capitalisme mondial leur échappe des mains. Depuis le massacre de dizaines de jeunes manifestants par l’armée en Égypte jusqu’à la répression brutale du mouvement « Occupy » aux Etats-Unis ou aux canons à eau de la police militarisée du Chili contre des étudiants et des travailleurs, les États et les classes dominantes se montrent incapables de contenir la marée de rébellion populaire au niveau mondial et doivent recourir à une répression de plus en plus répandue. En bref, l’immense inégalité structurelle de l’économie politique mondiale ne peut plus être soutenue à travers des mécanismes consensuels de régulation sociale. Les classes dominantes ont perdu toute légitimité et nous assistons à une rupture de l’hégémonie de la classe dominante à une échelle mondiale.

Pour comprendre ce qui arrive dans cette deuxième décennie du nouveau siècle, nous devons voir le panorama dans son contexte historique et structurel. Les élites mondiales espéraient que la « Grande Dépression », qui a commencé avec la crise des hypothèques et le collapsus du système financier mondial en 2008, était une récession cyclique qui pouvait être résolue grâce à des sauvetages sponsorisés par les États et des mesures de relance. Mais il est clair que c’est une crise structurelle. Les crises cycliques sont des épisodes réguliers dans le système capitaliste, qui surviennent à peu près une fois tous les dix ans, et en général durent entre 18 mois et deux ans. Il y a eu des récessions mondiales au début des années 80, 90 et au début du XXIème siècle.

Les crises structurelles sont plus profondes, leur résolution requiert une refonte profonde du système. Les crises structurelles mondiales dans les décennies 1890, 1930 et 1970 ont été résolues grâce à une réorganisation du système qu’a produit de nouveaux modèles de capitalisme. « Résoudre » ne veut pas dire que les problèmes que la majorité de l’humanité affrontait sous le capitalisme ont été résolus, mais la réorganisation du système capitaliste dans chaque cas a surpassé les restrictions à la reprise de l’accumulation de capital à une échelle mondiale. La crise de la décennie 1890 a été résolue dans le cœur du capitalisme mondial à travers de l’exportation de capitaux et d’une nouvelle vague d’expansion impérialiste. La Grande Dépression de 1930 s’est résolue en ayant recours à des variantes de la social-démocratie, au Nord comme au Sud : bien-être, capitalisme populiste ou développementiste qui impliquait une redistribution, la création d’un secteur public et la régulation du marché par l’État.

La mondialisation et la crise structurelle actuelle

Pour comprendre la conjoncture actuelle nous devons revenir aux années 70. L’étape de la globalisation du capitalisme mondial que nous vivons maintenant s’est développée à partir de la réponse que différents agents ont donnée aux épisodes précédents de crise, en particulier, à la crise des années 70 de la social-démocratie, ou dit plus techniquement, du fordisme-keynésien, ou du capitalisme redistribué.

À la suite de cette crise, le capital s’est mis à être mondial, comme une stratégie de l’émergente classe capitaliste transnationale et de ses représentants politiques pour reconstituer leur pouvoir de classe, après s’être libéré des restrictions à l’accumulation que les États - nations imposaient. Ces restrictions – le dit « compromis de classe » - s’étaient imposées au capital à la suite des décennies de luttes des masses à l’échelle nationale des classes populaires et ouvrières, à travers le monde. Pendant les années 1980 et 1990, cependant, les élites mondialisantes se sont emparées du pouvoir étatique dans la majorité des pays du monde et ont utilisé ce pouvoir pour imposer la mondialisation capitaliste à travers le modèle néolibéral.

La mondialisation et les politiques néolibérales ont révélé d’énormes et nouvelles opportunités pour l’accumulation transnationale dans les années 1980 et 1990. La révolution dans la technologie des ordinateurs et de l’informatique et d’autres avances technologiques ont aidé le capital transnational émergeant à obtenir de grandes avancées dans la productivité et à restructurer, « flexibiliser » et se défaire de la main-d’œuvre dans le monde entier. À son tour, cela a affaibli les salaires et les bénéfices sociaux et a facilité un transfert de revenus vers le capital et les secteurs de consommation élevée à travers le monde, qui ont généré de nouveaux segments de marché, en stimulant la croissance. En somme, la mondialisation a rendu possible une grande expansion extensive et intensive du système et a déclenché un nouveau cycle frénétique d’accumulation dans le monde qui a compensé avec la crise des années 70 de diminution des gains et des occasions d’investissement.

Cependant, le modèle néolibéral s’est aussi traduit par une polarisation sociale sans précédents au niveau mondial. Au XXème siècle, des luttes sociales et de classe dures sur toute la planète ont pu imposer une certaine régulation sociale sur le capital. A divers degrés, les classes populaires ont réussi à obliger le système à lier ce que nous nommons la reproduction sociale à l’accumulation de capital. Ce qui est arrivé avec la mondialisation est une rupture entre la logique d’accumulation et celle de la reproduction sociale, qui a répercuté sur une croissance sans précédents d l’inégalité sociale et a mondialement intensifié les crises de survie de milliers de millions de personnes.

Les effets de paupérisation déclenchés par la mondialisation ont généré des conflits sociaux et une crise politique que le système trouve aujourd’hui de plus en plus difficile à contenir. La devise « nous sommes le 99 % » surgit de la réalité selon laquelle les inégalités mondiales et l’appauvrissement se sont énormément intensifiés depuis que la mondialisation capitaliste a démarré dans la décennie 1980. De vastes secteurs de l’humanité ont vécu l’expérience d’une mobilité descendante absolue dans les dernières décennies. Le FMI lui-même s’est trouvé obligé à admettre dans un rapport de l’année 2000 que « dans les dernières décennies, presque d’un cinquième de la population mondiale a reculé. C’est sans doute l’un des plus grands échecs économiques du XXe siècle ».

La polarisation sociale mondiale aiguise le problème chronique de suraccumulation. Cela se réfère à la concentration de la richesse dans chaque fois moins de mains, jusqu’à ce que le marché mondial soit incapable d’absorber la production mondiale et que le système stagne. Pour les capitalistes transnationaux il est de plus en plus difficile de se débarrasser de leur masse déjà bouffie et encore croissante d’excédents : ils ne peuvent pas trouver des opportunités où investir leur argent pour générer de nouveaux bénéfices, ce pour quoi le système entre en récession ou quelque chose de pire. Durant ces dernières années, la classe capitaliste transnationale a recouru à l’accumulation militarisée, à la spéculation financière sauvage et au viol ou au pillage des finances publiques, pour soutenir son profit face à la suraccumulation.

Tandis que l’offensive du capital transnational contre les classes ouvrières et populaires mondiales remonte à la crise de la décennie de 1970 et a grandi en intensité depuis ce temps-là, la Grande Récession de 2008 fut sous beaucoup d’aspects un point important d’inflexion. En particulier, à mesure que la crise s’étendait, elle générait les conditions pour de nouvelles vagues d’austérité brutale dans le monde entier, une plus grande flexibilité du travail, l’augmentation brutale du chômage et le sous-emploi, et ainsi de suite. Le capital financier transnational et ses agents politiques ont utilisé la crise pour imposer une austérité brutale et pour essayer de démanteler ce qui reste des systèmes de bien-être et des états sociaux en Europe, en Amérique du Nord et dans d’autres lieux, pour exprimer plus de plus-value de la main-d’œuvre, tant directement à travers d’une exploitation plus intense, qu’ indirectement à travers des arches étatiques. Le conflit social et politique s’est intensifié partout à partir de 2008.

Cependant, le système fut incapable de se redresser, et au contraire il sombre plus dans le chaos. Les élites mondiales ne peuvent pas gérer les contradictions explosives. Serait ce que le modèle néolibéral du capitalisme entre dans une phase terminale ? Il est crucial de comprendre que le néolibéralisme n’est qu’un modèle du capitalisme mondial ; dire que le néolibéralisme peut être dans une crise terminale cela ne veut pas dire que le capitalisme mondial est en crise terminale. Est-il possible que le système réponde à la crise et à la rébellion de masses grâce à une nouvelle refonte qui débouche sur un modèle différent du capitalisme mondial – peut-être un keynésianisme mondial qui implique la redistribution transnationale et la régulation transnationale du capital financier – Serait-ce que les forces rebelles depuis en bas seront cooptées dans nouvel ordre capitaliste réformé ?

Ou serait- ce que nous nous dirigeons plutôt vers une crise systémique ? Une crise systémique est celle dans laquelle la solution implique la fin du système en lui même, soit déjà à travers de son dépassement et la création d’un système complètement nouveau, ou - plus inquiétant- le collapsus du système. Le fait qu’une crise structurelle se transforme ou pas en systémique dépend de comment réagissent les différentes forces sociales et les forces de classe : depuis les projets politiques qu’ils proposent, aux facteurs d’éventualité qui ne peuvent pas être prédits d’avance, et des conditions objectives. Il est impossible en ce moment de prédire le résultat de la crise. Cependant, plusieurs choses sont claires dans la conjoncture mondiale actuelle.

La conjoncture actuelle

En premier lieu, cette crise partage une série d’aspects avec les crises structurelles précédentes, des années 1970 et 1930, mais a aussi quelques caractéristiques qui la différencient :

 Le système arrive rapidement aux limites écologiques de sa reproduction. Nous sommes confrontés au spectre réel de l’épuisement des ressources et de catastrophes environnementales qui menacent par le collapsus du système.

 La magnitude des moyens de violence et de régulation sociale n’a pas de précédents. Les guerres informatisées, les avions télécommandés, les bombes antibunker, les guerres de galaxies et autres similaires ont changé le visage de la guerre. La guerre a été transformée en quelque chose de « normal » et de « sanitaire » [d’humanitaire] pour ceux qui ne sont pas dans le viseur direct d’une agression armée. Aussi est sans précédent la concentration entre les mains du capital transnational du contrôle des médias et de la production de symboles, d’images et de messages. Nous sommes arrivés à la société de surveillance panoptique et au contrôle orwellien de la pensée.

 Nous arrivons aux limites de la grande expansion du capitalisme, dans le sens où il n’y a plus de nouveaux territoires d’importance qui peuvent être intégrés au capitalisme mondial ; la déruralisation est déjà très avancée, et le mercantilisme des terres et de l’agriculture s’est intensifié et des espaces pre - et non capitalistes, transformés dans le style d’une serre en espaces du capital, de manière que l’expansion intensive arrive à des niveaux jamais vus. C’est comme rouler en bicyclette : le système capitaliste a besoin de rouler de façon continue sinon dans le cas contraire il s’écroule. Vers où peut-on faire rouler le système maintenant ?

 Émerge un grand surplus de population qui habite une planète de villes de misères, exclue de l’économie productive, jetée aux marges, et soumise à des systèmes de contrôle social sophistiqués et de crise de survie, comme aussi à un cycle mortel de spoliation-exploitation-exclusion. Ce fait entraine d’une nouvelle manière le danger d’un fascisme du XXIe siècle et de nouveaux épisodes de génocide pour contenir la masse en surplus d’humanité et sa rébellion réelle ou potentielle.

 Une alternative existe entre une économie mondialisante et un système d’autorité politique basé sur l’État-nation. Les appareils étatiques transnationaux sont naissants et n’ont pas été capables d’occuper le rôle de ce que les scientifiques sociaux nomment un « hegemón » [1] ou l’État - nation leader avec assez de pouvoir et d’autorité pour organiser et stabiliser le système. Les États-nations ne peuvent pas contrôler la tempête d’une économie mondiale hors contrôle ; et ainsi donc les États sont confrontés à des crises croissantes de légitimité politique.

En deuxième lieu, puisque les élites mondiales sont incapables d’avancer des solutions. Elles se trouvent apparemment dans prises dans une banqueroute politique et dans l’impuissance de diriger le cours des événements qui se déroulent sous leurs yeux. Au G-8, G-20 et autres forums, dominent les disputes, les divisions et une apparente paralysie, où elles se montrent pas disposées à mettre en question le pouvoir et la prérogative du capital financier transnational : cette fraction du capital qui est hégémonique à l’échelle mondiale, et qui représente la fraction la plus rapace et déstabilisatrice. Tandis que les appareils étatiques nationaux et transnationaux se refusent d’intervenir pour imposer des régulations au capital financier mondial, chose qu’ils ont faite pour imposer les coûts de la crise aux travailleurs. Les crises budgétaires et fiscales qui justifient, à ce qu’on suppose, les coupes dans la dépense et l’austérité, sont artificielles. C’est la conséquence du manque de volonté ou de l’incapacité des États à défier le capital et de sa disposition à transférer la charge de la crise aux classes populaires.

En troisième lieu, il n’y aura pas de sortie rapide du chaos mondial qui grandit. Une période de grands conflits et de troubles profonds nous attend. Comme nous l’avons déjà dit, l’un des dangers est une réponse néofasciste pour contenir la crise. Nous sommes en face d’une guerre du capital contre tous. Trois secteurs du capital transnational se distinguent, en particulier, comme les plus agressifs et les plus enclins à chercher des arrangements politiques néofascistes pour garantir l’accumulation continue au fur et à mesure que la crise avance : le capital financier spéculatif, le complexe militaro-industriel-sécuritaire et le secteur extractif et énergétique. L’accumulation de capital au sein du complexe militaro-industriel-sécuritaire dépend de conflits interminables et de guerres - incluant les dites guerres contre le terrorisme et la drogue - ainsi que de la militarisation du contrôle social. Le capital financier transnational dépend de la prise de contrôle des finances étatiques et de l’imposition des dettes et d’austérité aux masses, ce qui peut être obtenu seulement grâce à une répression croissante. Et les industries extractives dépendent des nouveaux cycles de spoliation violente et de la dégradation de l’environnement sur toute la planète.

En quatrième lieu, les forces populaires sont mondialement passées de la défensive à l’offensive, plus rapidement que personne ne pouvait l’imaginer. Clairement en 2011, l’initiative est passée de l’élite transnationale aux forces populaires d’en bas. Dans les années 1980 et 1990, le Léviathan de la mondialisation capitaliste avait renversé la corrélation mondiale de forces sociales et de classe en faveur du capital transnational. Bien que la résistance ait continué dans différentes parties du monde, les forces populaires de base se sont trouvées désorientées et fragmentées dans ces décennies, poussées à la défensive dans l’apogée du néolibéralisme. Ensuite, les événements du 11 septembre 2001 ont permis à l’élite transnationale, sous le leadership des États-Unis, de soutenir son offensive grâce à la militarisation de la politique mondiale et à l’amplification des systèmes de régulation sociale répressive, au nom de la « lutte contre le terrorisme ».

Maintenant tout cela a changé. La révolte mondiale en marche a transformé tout le panorama politique et les termes du discours. Les élites mondiales sont troublées, réactives et elles sombrent dans le marais de leur propre création. Il faut souligner que ceux qui sont en lutte à travers le monde ont montré un sens élevé de solidarité et ont communiqué à travers les continents. Ainsi le soulèvement de l’Égypte a inspiré le mouvement « Occupy », ce dernier fut une inspiration pour une nouvelle vague de la lutte de masses en Égypte. Reste à agrandir la coordination transnationale et à avancer vers des programmes coordonnés de façon transnationale. Toutefois, l’empire du capital mondial n’est certainement pas un « tigre de papier ». Au fur et à mesure que les élites mondiales se regroupent et évaluent la nouvelle conjoncture et la menace d’une révolution mondiale des masses, ce qu’ils feront - et ils ont déjà commencé à faire - c’est organiser une répression massive coordonnée, de nouvelles guerres et interventions, et des mécanismes et projets de cooptation, dans leurs efforts pour restaurer l’hégémonie.

L’ « unique » solution viable à la crise du capitalisme mondial est une redistribution massive de la richesse et du pouvoir vers le bas, vers la pauvre majorité de l’humanité en suivant les lignes du socialisme du XXIe siècle démocratique, dans lequel l’humanité n’est pas en guerre avec soi même et avec la nature.

* William I. Robinson est professeur de sociologie, d’études mondiales et latino-américaines dans l’Université de Californie, à Santa Barbara, EU. Son dernier livre est : « Latin America and Global Capitalism : A Critical Globalization Perspective », publié par Johns Hopkins University Press. Automne 2008.

* Ce texte a été publié dans la Revue l’América Latina en Movimiento, No. 471

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi

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El Correo. Paris, le 13 décembre 2011.

Notes

[1 Hégémon de Thasos, vers 415 avant J.-C., est un poète comique grec auteur de parodies. D’après Aristote, il a été l’inventeur par des infimes modifications des mots de tragédies connues, en la transformant ainsi en comédie. Sa parodie la plus célèbre fut Gigantomachie si divertissante que les spectateurs refusaient de s’en aller après le spectacle.

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