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18 mars 2003

Comment réaliser le "traitement de choc redistributif" en Argentine

par Claudio Katz *

 

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Avec 19 millions de pauvres et 8 millions de personnes vivant dans l’extrême pauvreté, il s’avère complètement inutile de débattre d’un programme économique quel qu’il soit si celui-ci n’apporte pas une solution immédiate au drame des familles qui en sont réduites à fouiller les poubelles pour se nourrir. Cette tragédie exige qu’on rejette toutes les propositions qui n’expliquent pas comment mettre fin -concrètement et tout de suite- au génocide social. Sa solution passe d’abord par le réaménagement des revenus des classes populaires à travers l’instauration d’une véritable assurance-chômage et l’augmentation généralisée des salaires.

Face à la hausse des prix (34% pour les ventes au détail et 97% pour le commerce en gros depuis le début de l’année), l’assurance-chômage ne peut être inférieure à 600 pesos, le salaire minimum se situer au-dessous de 750 pesos et la retraite de base, elle, doit dépasser 550 pesos. Ces sommes constituent un point de départ, étant donné qu’aucune d’elles ne suffit à assurer la subsistance d’un ménage. Une hausse de 30% des salaires doit être généralisée et ne peut se limiter à cette augmentation dérisoire de 100 pesos que le gouvernement a décrétée pour une fraction limitée du secteur privé et que, de plus, 43% des entreprises n’ont pas appliquée. L’assurance-chômage permettra de manger, mais ne donnera pas du travail aux 44% de la population qui se trouvent au chômage ou en sous-emploi. D’où la nécessité de réduire aussi le temps de travail et de répartir les heures de travail disponibles entre l’ensemble des salariés. Les grandes entreprises ont les moyens d’affronter une augmentation des salaires. Certaines ont profité de la "pesification", de la dévaluation ou de l’inflation et d’autres ont accumulé d’importants profits durant cette dernière décennie. Pour financer l’augmentation des fonctionnaires, payer l’assurance-chômage et octroyer des crédits aux petites entreprises, il faut recueillir des fonds avec différents impôts progressifs.

LE FINANCEMENT IMMEDIAT DU "TRAITEMENT DE CHOC"

La CTA a déjà effectué de nombreux calculs qui montrent comment on peut, en éliminant le système privé des retraites, en imposant les revenus financiers et en augmentant l’impôt sur la fortune, élever les revenus des classes populaires. Ces estimations s’avèrent cependant insuffisantes face à l’apparition soudaine, suite à la dévaluation, de cinq millions de nouveaux pauvres. L’instabilité des taux de change rend difficile un calcul précis de la somme qui serait nécessaire pour enrayer cette énorme paupérisation, mais on peut identifier clairement les secteurs qui devront être imposés en priorité. Tout d’abord, les groupes industriels bénéficiant des revenus du pétrole (6000 millions de dollars en l’an 2000), lesquels paient des redevances dérisoires pour la déprédation des réserves alors qu’ils maintiennent monopolistiquement élevé le prix local du brut et qu’ils ont l’usufruit des exportations sans pour autant investir dans l’exploration de nouveaux puits. En second lieu, les exportateurs de céréales qui ont multiplié leurs profits grâce à la dévaluation et à l’augmentation récente de leur prix international (1000 millions de dollars supplémentaires pour l’année à venir) et qui empochent des gains frauduleux en sous-facturant leurs ventes à l’étranger (900 millions de dollars pour ce premier quadrimestre). En troisième lieu, les capitalistes qui possèdent des biens considérables dans notre pays et d’énormes actifs à l’étranger (plus de 100.000 millions de dollars). En quatrième lieu, les industriels qui, malgré la désindustrialisation généralisée, continuent à percevoir des subventions (remboursements sur les exportations, plans de compétitivité, excédents de la production industrielle pour environ 1000 millions de dollars).

Grâce à l’argent recueilli dans ces secteurs, on pourra commencer à endiguer le drame de la faim, de la mendicité et de la désertion scolaire qui affecte sept enfants sur dix. Cependant, bien que ce "traitement de choc redistributif" soit aujourd’hui une question de vie ou de mort, sa mise en oeuvre se heurte à deux obstacles principaux : le FMI et la dette extérieure.

L’OBSTACLE DU FMI

Il n’est pas possible, sans interrompre les négociations avec le Fonds, d’introduire une amélioration des revenus des classes populaires. Les auditeurs du FMI ne se contentent plus de donner des consignes depuis Washington et de vérifier par des missions trimestrielles qu’elles ont bien été respectées. Ils se sont maintenant installés directement dans les bureaux du ministère de l’Economie pour inspecter quotidiennement les comptes de l’Etat. Ils élaborent des décrets sur la réduction des salaires, opposent leur veto à des lois, quantifient l’ajustement fiscal des provinces, établissent à des niveaux récessifs l’expansion de la masse monétaire, décident l’augmentation des prix et dictent aux législateurs et aux juges quelles mesures ils doivent modifier (prochainement, la prorogation du CER et des saisies bancaires ou la diminution des protections pour les petits épargnants). Sous une telle surveillance de la part de nos créanciers, la mise en oeuvre du "traitement de choc" s’avère inconcevable.

Par ailleurs, cela n’aurait aucun sens de présenter cette initiative aux hommes du FMI, lesquels préconisent de plus grandes réductions des dépenses sociales pour que l’Etat puisse destiner ses excédents fiscaux au paiement de la dette extérieure. Prétendre démontrer au FMI l’intérêt du "traitement de choc" pour nos créanciers -en expliquant qu’une éventuelle relance augmenterait les possibilités de paiement- est absurde. Les banquiers n’attendent pas de nous des conseils : ce qu’ils veulent, c’est gagner le maximum d’argent en un minimum de temps. Tant qu’on continuera à négocier avec le FMI, cette proposition redistributive restera une illusion, de même qu’elle perdrait de sa crédibilité si l’on dissimulait l’obstacle insurmontable que représentent nos créanciers. Il ne suffit pas d’expliquer comment on va financer le réaménagement des revenus des classes populaires. Il faut aussi reconnaître que l’Argentine est actuellement traquée par des banquiers que tout message humanitaire laisse froids. L’alternative est claire : ou bien on interrompt les négociations avec le FMI, ou bien on renonce au "traitement de choc redistributif".

L’OBSTACLE DE LA DETTE

Les revenus des classes polulaires ne pourront pas non plus connaître d’amélioration si nous continuons à payer la dette. Le défaut de paiement actuel n’est pas complet, puisqu’il affecte les engagements envers les créanciers du secteur privé extérieur(32% du total) et ceux envers les créanciers intérieurs dont les titres ont été "pesifiés" (41%). Mais les échéances avec les organismes internationaux (26%), qu’il n’a pas été possible d’ajourner, sont payées avec des réserves et ont représenté ces deux derniers mois un coût de 1260 millions de dollars. Tant qu’on maintiendra ces paiements et qu’on acceptera les conditions de leur prorogation, il n’y aura de fonds disponibles ni pour ceux qui ont faim, ni pour les chômeurs. Là encore, nous nous trouvons face au dilemme suivant : suspendre le paiement de la dette ou bien renoncer au programme du "traitement de choc". On ne peut pas satisfaire à la fois Dieu et le diable.

Étant donné l’ampleur de la dette (164 % du PIB), il n’y a pas d’"effacement", de pardon ni de renégociation qui permette d’alléger la charge du passif. Ces mesures n’engendreraient pas même ce soulagement circonstanciel qu’a entraîné le "Plan Brady" ni le moment de répit illusoire qui a suivi le "Megacanje". Un nouveau verdict sur le caractère frauduleux bien connu de la dette (du Tribunal de La Haye cette fois) n’adoucira pas non plus les artisans de la fraude. L’hémorragie provoquée par le paiement de la dette a démenti toutes les prétentions à réduire le passif par des négociations ou à l’amortir par des privatisations. Mais c’est aussi une erreur que de qualifier la dette de "problème mineur" comparé à celui de la fuite des capitaux que préconisent certains économistes du FRENAPO. Ces deux drainages sont complémentaires et non pas en opposition. Le fait que les grands groupes capitalistes nationaux détiennent sur des comptes à l’étranger une somme d’un montant équivalent à celui de notre endettement ne fait que confirmer qu’ils partagent avec leurs associés les banquiers la responsabilité de l’effondrement du pays. Ces deux secteurs sont l’un comme l’autre créanciers de l’Etat et c’est pourquoi Fortabat, Macri, Rocca et Perez réclament les mêmes ajustements que le FMI.

Le "traitement de choc redistributif" suppose un affrontement à la fois avec les banquiers et avec les grandes entreprises argentines, étant donné qu’on ne pourra le soutenir que grâce à des impôts progressifs et à la suspension du paiement de la dette. Il ne dépend pas de l’une ou de l’autre de ces actions, mais des deux, et c’est pourquoi suspendre le remboursement des intérêts pour canaliser l’argent épargné vers les capitalistes nationaux serait aussi néfaste que de transférer aux banquiers les subventions que reçoivent ces groupes. Si l’on n’empruntait que l’une ou l’autre de ces deux voies, le "traitement de choc" serait voué à l’échec. Néanmoins, le non-remboursement de la dette a plus de poids politique parce qu’il s’inscrit dans une lutte mondiale contre le dépouillement financier qui affecte les pays périphériques. C’est une revendication qui unifie l’action solidaire de tous les peuples victimes de l’oppression impérialiste.

Les conditions permettant de lutter pour le non-paiement de la dette sont actuellement plus favorables en Amérique latine qu’à la fin des années 90, car il est à présent évident que la crise est régionale et non pas exclusivement argentine. L’Uruguay est sur le point d’ajouter un blocage des comptes bancaires au plan de privatisations, de licenciements et de liquidation de la banque publique mis en oeuvre par le FMI. La menace du défaut de paiement persiste au Brésil bien que tous les candidats à la succession de FH Cardoso se soient engagés publiquement à effectuer l’ajustement. Les banques du Paraguay sont dans un état de délabrement particulièrement grave, le Pérou, quant à lui, subit d’importantes fuites de capitaux, la dollarisation ne fait pas décoller l’Equateur et toutes les économies de la région ont perdu leur statut de pays propices aux investissements.

La crise actuelle de l’Amérique latine dépasse ce qui s’est passé durant la "décennie perdue" et les débâcles financières des années 90, car la pauvreté, le chômage et le délabrement social ont atteint un niveau sans précédent depuis la grande dépression de 1930. L’ampleur de cet effondrement est même supérieur à celui qui a ébranlé l’Asie du Sud-Est de 1997 à 1998 parce la vulnérabilité financière et commerciale de l’Amérique du sud est plus grande que celle de ces pays. Par ailleurs, alors que l’impact du séisme asiatique a été limité par la croissance nord-américaine, la conjoncture actuelle est dominée par un ralentissement économique à la fois plus global et plus synchronisé.

QUATRE DOMAINES DE REORGANISATION PRODUCTIVE.

Même si les revenus des classes populaires peuvent connaître une amélioration immédiate grâce aux recettes provenant des impôts progressifs et à la fin de la sujétion au FMI, cette augmentation du pouvoir d’achat ne s’établira pas par des mesures exclusivement redistributives. Pour la soutenir, il faut introduire des transformations radicales dans l’organisation sociale de la production qui affectent la propriété capitaliste dans au moins quatre domaines. Il faut tout d’abord nationaliser, sans aucune indemnisation, le système financier. Face à la faillite des établissements et à la pression exercée par les créanciers pour qu’on expatrie leurs excédents, toute amélioration des revenus des classes populaires sera aussitôt anéantie si les capitalistes dirigent les banques. La fuite des capitaux, la flambée du dollar et l’hyperinflation pulvériseraient en quelques semaines l’augmentation de salaire et l’assurance-chômage. Seule la nationalisation de ce secteur stratégique qu’est le secteur banquaire permettrait de contrecarrer cette réaction prévisible des grands capitalistes.

La nationalisation est aussi indispensable pour commencer à mettre sur pied une solution populaire au drame blocage des comptes bancaires. Si les banques continuent de se refuser à rendre l’argent qu’elles ont exproprié, seule la gestion directe de leurs établissements par l’Etat permettra de mettre en place des mécanismes de remboursement progressif de l’argent confisqué. Pour mettre en oeuvre le "choc redistributif", il est nécessaire de soutenir les petits épargnants et de répondre autant que possible à leurs plaintes légitimes. Grâce à une action commune avec tous ceux qui ont été expropriés, on pourrait démasquer des banquiers comme C.Héller qui, tout en faisant l’éloge du "traitement de choc", prétendent imposer aux petits épargnants des bons compulsifs, optionnels ou des dépôts reprogrammés qui entérinent la confiscation. En second lieu, le "traitement de choc" sera neutralisé si les entreprises privées continuent à diriger les services publics, car on ne peut pas améliorer les revenus des classes populaires dans une économie où les prix sont en hausse et les prestations en baisse. La renationalisation sans indemnisation et avec une nouvelle gestion populaire est la seule issue face à ces firmes qui cherchent à préserver leurs profits en détériorant les services et en s’enrichissant grâce à de nouvelles prébendes de l’Etat (comme l’exemption d’amendes et d’impôts). Plus l’Etat tardera à récupérer ces entreprises, plus le risque de faillite sera grand pour les firmes les moins rentables. Dans certains secteurs (comme celui du pétrôle), le renationalisation est nécessaire au financement du "traitement de choc" et, dans d’autres branches (comme celle des chemins de fer) , celle-ci s’avère indispensable pour reconstituer notre niveau d’emploi.

En troisième lieu, sans une relance basée sur la réindustrialisation, il ne sera pas possible de consolider la redistribution des revenus. Cependant, il est naïf de croire que l’augmentation de la consommation entraînera tout naturellement une multiplication des investissements, car tant que les capitalistes détiendront nos ressources, ils continueront à avoir le choix entre les deux options suivantes : l’épargne ou bien la fuite des capitaux. La réindustrialisation dépendra principalement de l’investissement et du crédit publics, étant donné la très faible probabilité d’avoir, dans la situation de débâcle actuelle, des investissements privés extérieurs ou intérieurs.

Néanmoins, le "traitement de choc" ne sera pas non plus possible si on destine les fonds publics à des entrepreneurs qui n’aspirent pas à améliorer les revenus des classes populaires, mais à réduire les coûts salariaux. Les ressources entraînant une augmentation de la consommation devront être canalisées de façon productive vers les les travailleurs des entreprises qu’on aura récupérées, vers les véritables coopératives et vers les petites et moyennes entreprises qui payent régulièrement leurs impôts et respectent la réglementation du travail.

Enfin, il est à prévoir que "le traitement de choc" tendra à se diluer si la future politique des changes n’est pas soutenue par une gestion souveraine des réserves, par le contrôle des taux de change et par le monopole public du commerce extérieur. Tant que 20 groupes exportateurs continueront à manipuler à leur guise le bradage des devises en sapant le cours du dollar, le pouvoir d’achat ne pourra remonter. Il faut une gestion publique planifiée de l’excédent commercial afin de réguler de façon sélective les matières premières importées. Il est par ailleurs nécessaire d’établir un contrôle public de l’excédent agricole pour assurer la subsistance du peuple dans un pays qui nourrit 300 millions de personnes avec ses exportations de céréales.

NEOLIBERALISME ET IMPERIALISME

Si le démarrage du "traitement de choc redistributif" exige qu’on rompe avec le FMI et qu’il faut, pour le soutenir, une réorganisation sociale de la production, c’est que le succès de cette initiative dépend de l’adoption de mesures antilibérales, anti-impérialistes et anticapitalistes. Cette combinaison dérive de la nature de la débâcle argentine qui obéit avant tout à ce "modèle". Les néolibéraux orthodoxes, qui expliquent la crise par la fiscalité désastreuse, la convertibilité et les adversités externes, ignorent l’effet dévastateur des politiques qui ont été menées ces dernières années. Dans les courants de droite les plus à la page, on attribue la débâcle aux "mauvaises politiques" du FMI et de vulgaires sociologues l’imputent, eux, au découragement, au pessimisme ou encore à l’auto-flagellation des Argentins. Ces trois variantes disculpent de cette catastrophe la politique économique d’exclusion, de privatisation et d’ouverture commerciale.

Cependant, penser que la crise est exclusivement due au néolibéralisme et qu’on ne peut la corriger que par une redistribution des revenus suppose qu’on ignore que, dans le capitalisme périphérique contemporain, les modes d’accumulation stimulés par la consommation brillent par leur absence. Dans les régions sous-développées, les expériences "fordiennes " tendent à disparaître, car les politiques de relance keynésiennes restent l’apanage des Etats-Unis, de l’Europe et du Japon.

Il est par ailleurs peu réaliste de croire que l’Argentine pourrait revenir à la situation des années 40 et 50, où le volume important des recettes provenant de l’agriculture alimentait l’amélioration de la consommation de même qu’une certaine redistribution progressive des revenus. La présence économique de notre pays sur le marché mondial a régressé de façon radicale depuis cette époque et la classe dominante a abondonné son programme d’accumulation nationale. Expérimenter d’autres projets, en reproduisant par exemple les récents modèles périphériques de plus forte croissance -comme celui du Chili, des "Maquilas" ou du Sud-Est Asiatique- équivaudrait à renoncer au "traitement de choc redistributif" étant donné que ces politiques se sont basées sur une réduction initiale des salaires et sur la précarisation de l’emploi.

Le néolibéralisme a entraîné une escalade des effondrements économiques dans la périphérie. Cependant, ces crises ne sont pas le produit exclusif de ce "modèle", elles sont aussi le résultat d’une dépendance croissante, c’est-à-dire du drainage systématique des ressources des pays sous-développés vers les centres impérialistes. C’est pour cette raison que la crise argentine ne constitue pas une "exception", mais qu’elle s’inscrit au contraire dans cette série de chocs qui, depuis la moitié des années 90, ont secoué le Mexique, la Thaïlande, l’Indonésie, la Corée du Sud, la Russie, l’Equateur, le Brésil et la Turquie. Comme la montée en puissance de la mondialisation à laquelle on a assisté a accentué la polarisation de l’accumulation et par conséquent l’essoufflement des économies sous-développées, les crises tendent à provoquer des catastrophes sociales dans toutes les nations dépendantes. C’est pour cela que la débâcle argentine a une ampleur considérable comparée à ce qui s’est passé aux Etats-Unis, en Europe ou au Japon. C’est le produit spécifique de l’oppression impérialiste et non pas une simple manifestation de la "crise mondiale". Aussi ne peut-on pas la résoudre uniquement par des mesures redistributives, il faut aussi pour y parvenir adopter des mesures anti-impérialistes. Il existe, par ailleurs, un troisième champ d’explication de l’effondrement de l’Argentine qui commence à être considéré au niveau populaire comme la véritable cause de la catastrophe actuelle : le système capitaliste.

CAPITALISME ET SOCIALISME

Le mode de production capitaliste habituellement basé sur l’exploitation des travailleurs s’est transformé avec la crise en une machine à fabriquer des pauvres et en un mécanisme d’expropriation des petits épargnants. Il s’avère inutile de cacher cette réalité en affirmant que ce n’est pas le "vrai capitalisme" qui gouverne en Argentine mais seulement sa variante "mafieuse" : la corruption, en effet, n’est pas une invention nationale. Elle est présente dans les gouvernements soudoyés de l’Afrique, dans les fraudes corporatives de l’Asie, dans le maquillage des comptes aux Etats-Unis. Cette diversité des escroqueries est due à l’appât du gain qui guide le capital et c’est pour cela que les études comparatives sur la corruption nationale n’apportent pas grand-chose à la compréhension de la crise.

Ceux qui font d’habitude l’éloge du capitalisme des nations centrales ont tendance à oublier que les trois quarts restants de la planète sont eux aussi régis par le même mode de production. Quand ils déplorent le sort qui nous a été réservé, à nous les Argentins, ils ignorent qu’aucun peuple ne choisit lui-même librement son mode d’accumulation. Si un tel choix était possible, personne n’accepterait de se trouver en Afrique et tout le monde choisirait de devenir la Suisse, ce qui est bien sûr impossible étant donné qu’il n’y a pas beaucoup de place sur le marché mondial pour des économies comme celle de la Suisse.

Reconnaître que le capitalisme est à l’origine de la catastrophe actuelle permet de lutter pour un système différent. Cependant, lorsque l’option socialiste n’est pas préconisée, les propositions font défaut et le pessimisme quant à l’existence d’un système permettant de surmonter la catastrophe présente fleurit. À moins d’imaginer l’existence d’un troisième type de mode de production -lequel n’a jamais été conçu au niveau théorique- ceux qui se disent anticapitalistes devraient eux aussi se prononcer en faveur du socialisme. Dans le cas de l’Argentine, il existe une raison supplémentaire pour adopter cette perspective socialiste : l’importance de l’internationalisation des classes dominantes. Les économistes de la CTA en particulier soutiennent que les liens étroits entre nos entrepreneurs nationaux et leurs associés étrangers ont entièrement miné l’existence de la "bourgeoisie nationale". Or si cette extinction est désormais définitive, quel sens cela a-t-il de maintenir en place un projet capitaliste ?

Pour ériger un "autre capitalisme", national ou régional, en l’absence de l’acteur principal de ce système , il faudrait créer à partir de l’Etat une nouvelle classe dirigeante, ce qui favoriserait les inégalités sociales. Et cet objectif se situe tout à fait à l’opposé du projet du "traitement de choc redistributif".

Adopter ou non la perspective socialiste a des implications immédiates, par exemple face au problème des usines qui ont été abandonnées par leurs propriétaires et récupérées par les travailleurs. Faut-il dans ces cas-là avancer dans la dynamique anti-capitaliste du contrôle ouvrier, de l’expropriation et de la création d’un secteur industriel directement autogéré par les travailleurs ? Ou bien au contraire accentuer l’essoufflement financier et commercial de ces entreprises afin de préparer leur restitution à leurs anciens ou à leurs nouveaux propriétaires ? Le choix conséquent de la première voie dépend de l’adoption explicite d’un projet socialiste. Et comme ce processus ne sera pas l’oeuvre d’une avant-garde éclairée, mais de l’ensemble de la population qui s’est mobilisée, il convient de parler aujourd’hui de socialisme, lorsqu’on discute du "traitement de choc redistributif" ou du non-paiement de la dette.

LA VOIE DU "TRAITEMENT DE CHOC"

 Comment mettre en marche de façon concrète le "traitement de choc redistributif" ?

 Par où commencer ?

 Qui en a besoin ?

 Quels acteurs sociaux le mettraient en oeuvre ?
Les réponses à ces questions apparaîtront au cours de la lutte. On peut déjà prévoir, néanmoins, que les ennemis de ces revendications populaires sont les hommes politiques de la classe dominante, lesquels se relaient au pouvoir depuis des décennies. Réclamer ce "traitement de choc" à Duhalde serait aussi inutile que de l’attendre de Rodriguez Saa, de De la Sota ou bien de Terragno. Et les manifestants qui proclament qu’il faut qu’ils "s’en aillent tous" partagent cette conviction.

Les principaux artisans du réaménagement des revenus des classes populaires seront les victimes elles-mêmes de l’ajustement, c’est-à-dire les travailleurs, les chômeurs et les membres des associations de quartier qui résistent depuis des années aux abus des capitalistes. Depuis la révolte du mois de décembre dernier, ces secteurs ont transformé leurs groupements en consolidant ou en formant de nouvelles organisations piqueteras, de quartier, syndicales ou de la jeunesse.

C’est dans ce contexte de structuration de la lutte collective que se déroule actuellement le débat sur les voies menant au recouvrement des salaires, des emplois et de l’épargne. Le programme effectif du "traitement de choc" mûrit dans les assemblées de ces organisations et on y décide peu à peu comment rompre avec le Fonds, cesser de payer la dette et réorganiser socialement la production. Un programme écomomique alternatif est en train de prendre corps de façon plus nette depuis qu’une proposition politique, à laquelle adhèrent chaque jour de plus en plus de gens, a commencé à se dessiner : convoquer une Assemblée constituante libre et souveraine qui mette en oeuvre la réorganisation du pays.

Cette Assemblée n’est pas seulement une réponse à la fraude électorale que le gouvernement est en train de préparer pour faire en sorte "qu’ils restent tous". C’est aussi un outil qui permettra d’entamer le "traitement de choc redistributif" grâce à l’adoption -au sujet de l’endettement, des relations avec le FMI, des nationalisations des banques et de la renationalisation des sociétés privées- des décisions clés nécessaires à un tel programme.

Dans une Assemblée constituante qui se limite à résoudre le problème de l’expiration des mandats ou celui du renouvellement de la Cour suprême, cela n’aurait aucun sens de débattre de l’amélioration des revenus des classes populaires. Mais au sein d’une Assemblée souveraine qui serait autorisée à élaborer un programme intéressant réellement la majeure partie de la population, on pourrait voter les mesures nécessaires au recouvrement des salaires, des retraites et des emplois. La voie de la lutte pour le "traitement de choc redistributif" est en train de se dégager. On peut déjà percevoir par où commencent les conquêtes d’un processus qui pourrait nous ouvrir les portes de l’émancipation sociale.

Buenos Aires, 28 août 2002

Traduction de l’espagnol pour El Correo de : Gisèle Fournier

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