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27 octobre 2003

"Comment domine la classe dominante argentine" par Claudio Katz

par Claudio Katz *

 

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Si nous comparons le cadre politique actuel avec le paysage de concerts de casseroles, piquets et mobilisations qui régnait l’année passée, il est évident que la classe dominante a obtenu de reconstruire ses mécanismes de domination. Du "que se vayan todos" ("qu’ils s’en aillent tous") nous sommes passés à un "retour de la majorité". Il y a des visages nouveaux dans les vieux partis, mais sont aussi revenus Ruckauf, Reuteman et plusieurs gouverneurs.
Après le sommet de la rébellion populaire enregistré lors des meurtres du Pont Pueyrredón, les propriétaires du pouvoir ont réussi à dissoudre la révolte, en faisant appel aux mêmes mécanismes électoraux, d’assistance et discursifs qu’ils ont utilisé dans le passé pour faire taire les protestations. C’est pourquoi, les responsables de la tragédie sociale ont déjà dépassé la panique de la révolte, la terreur des piquets et fêtent avec soulagement la réadaptation du système politique.

Contrairement à Duhalde qui a seulement maintenu sur pied un régime branlant, Kirchner a réussi à stabiliser le système, en orchestrant des mesures qui canalisent les demandes populaires, et en même temps recomposent les institutions mises en question par la mobilisation de la rue. L’objectif primordial de ses initiatives est de transformer le repli temporaire de la lutte en un reflux général. Pour y parvenir, il élude la répression mais fait taire les revendications et isole les secteurs les plus combatifs, en cherchant l’usure de la résistance.

Le gouvernement essaye d’induire la résignation de la population face à la misère. Il cherche à ce que les épargnants oublient l’argent confisqué, que les chômeurs s’habituent à la mendicité, que les travailleurs supportent le suremploi et que la jeunesse démoralisée abandonne les rues. Kirchner désactive même les espoirs existants dans son propre gouvernement qui peuvent dériver sous forme de revendications sociales concrètes.

Pour que la population adopte une attitude passive et attende des solutions sans recourir à la lutte, Kirchner mène à bien une politique qui inclut certaines concessions et beaucoup de gestes camouflent la continuité du modèle capitaliste qui a appauvri la majorité.

Reconstruction d’un système

La priorité de Kirchner est de reconstruire les piliers du régime politique qui ont éclaté en décembre le 2001. Sans cette recomposition, il n’est pas possible de recréer le contexte dont la classe capitaliste a besoin pour préserver ses privilèges et ses profits.

Pour réinstaurer l’autorité de l’Etat, Kirchner a commencé à dévier vers les vieux tortionnaires, le rejet populaire des politiciens, banquiers et chefs d’entreprise, responsables de la catastrophe sociale. C’est pourquoi il a réouvert les procès et a promu le retour de Videla et d’Astiz dans des prisons veloutées et protégées de l’extradition. Comme l’ « Obéissance Due » et la « Grâce » n’ont pas pu casser l’exigence démocratique d’une punition des répresseurs, Kirchner essaye de décompresser l’irritation de la population vers un système qui depuis 25 années garantit l’impunité des criminels.

La réouverture des procès marque aussi la reconstruction du prestige de l’Armée et faciliter sa participation aux opérations que supervise le Pentagone. Sans nettoyer les hauts gradés militaires, il n’est pas possible de recréer une certaine approbation pour des actions qui incluent la présence de "Marins" dans le pays. Kirchner a essayé d’éviter la mise en cause d’un exercice conjoint avec les occupants de l’Irak, en centrant les objections sur l’opération Aguila III sur le degré d’impunité qu’auraient les américains.

La rénovation des dirigeants de la police se poursuit le même objectif de reconstruction étatique. Ici, Kirchner essaye de contenir la "colombianisation" du pays, parce que le pouvoir criminel de la Bonaerense (Police de la province de Buenos Aires) et de ses associés menacent la capacité des forces répressives pour garder les privilèges des classes dominantes. Sans nettoyer l’image de la Police, il s’avère très difficile d’utiliser les gendarmes contre les mobilisations populaires et expulser à nouveau « los piqueteros » des rues.

Pour réhabiliter les institutions du régime, le gouvernement a entamé aussi la rénovation de la Cour Suprême, l’emprisonnement Maria Julia Alsogaray (ex ministre de Menem) et le déplacement de Barrionuevo, parce que depuis le 20 décembre 2001, on ne peut pas déjà justifier la misère avec l’ostentation des richesses. Pour que le retraité accepte de survivre avec 200 pesos, il faut exhiber à nouveau quelques corrompus dans les prisons VIP qu’ont utilisé Alderete ou Cavallo. Jusque dans une mesure tellement symbolique de recomposition de l’Etat - comme la confection de nouveaux documents d’identité - Kirchner travaille sur deux points : il annulera un contrat menemiste, mais en créant une base de données compatible avec le FBI.

Le double discours sur tous les terrains

Pour canaliser les demandes populaires et reconstituer simultanément le régime, Kirchner décharge toute la responsabilité de l’effondrement économique- social sur certains groupes (privatisées européennes, Macri, AFJP) et sanctifie d’autres (exportateurs, industriels et banques locales), comme s’ils étaient innocents de ce qui s’était produit pendant la décennie passée. Avec cette différenciation, il déguise l’ex-présence des menemistes (Scioli, Beliz) dans son gouvernement et cache son propre passé comme gouverneur du PJ et acteur à part entière des privatisations d’YPF.

Il a cherché résister à sa faible légitimité électorale initiale par des gestes de différenciation politique. Il dialogue avec les organisations piqueteras et détend les conflits sociaux pour se démarquer de l’autoritarisme de Dhualde, il dévoile un agenda hyperactif pour se démarquer de l’inutilité de De la Rúa et surtout met en question le "modèle des années 90" pour se présenter comme l’antithèse de Menen.
Jusqu’à présent, il dispose d’un climat favorable, qui en grande partie obéit à l’absence d’espoirs préalables. Il jouit d’un "état de grâce" prolongé parce que contrairement à ses prédécesseurs, il n’est pas obligé de répondre aux promesses de campagne. Il est arrivé au gouvernement sans jamais dire ce qu’il ferait.

Mais en outre, dans le nouveau contexte antilibéral de l’Amérique latine, Kirchner cherche recréer l’adhésion populaire, en reprenant le double discours traditionnel des politiciens justicialistes. Invite Fidel et adopte quelques positions de Chavez, mais ne prend pas la décision de renouveler le système politique interne, ni sa disposition à faire face à Bush. Au contraire, il a établi une relation de "eau dans le vin" avec l’occupant de l’Irak, qui inclut l’approbation de la loi des brevets exigée par les laboratoires américains et la pénalisation des créanciers privés qui ne disposent pas de la faveur du FMI. Il encourage la présence d’entreprises américaines pour compenser l’hégémonie des Européens dans la gestion des services publics privatisés et l’accepte de négocier l’ALCA sans la compagnie des brésiliens.

En suivant l’exemple de Lula, Kirchner a incorporé des figures progressistes dans les secteurs d’une plus grande visibilité (culture, éducation, droits humains) pour maintenir invariable l’ajustement économique. Mais comme la crise a déjà produit son effet dévastateur et a abouti un cycle de reprise, l’homme de Santa Cruz (Province de la Patagonie) compte avec une plus grande variété d’options que son alter ego brésilien pour préserver cette direction. En perspective, Kirchner parie sur l’obtention d’une recomposition du système qui lui permet ultérieurement d’essayer une certaine forme de gestion multi partisane. Son modèle est Lagos et la concertation qu’ a développée la bourgeoisie Chilienne pour jouir d’un plus grand niveau de stabilité que le reste de l’Amérique du Sud.

Soulagements immédiats et déséquilibres à la vue

Les résultats des élections illustrent le caractère partiel de la reconstitution du régime. Le justicialisme a largement gagné les élections et le "vote bronca" est décomposé, mais le péronisme est moribond dans la Capitale, le vote en blanc a obtenu la second place à Buenos Aires et un pourcentage très haut à Cordoba. En outre, on a préservé le gouvernement de la Province de Santa Fe par une frauduleuse « loi de lemas » (un parti ou une Alliance -une lema- peut présenter plusieurs candidats, en évitant de faire des élections internes et peut les transformer au deuxième tour candidat d’un même partie).

Comme la légère hausse de l’UCR ne compense pas la furieuse raclée souffert par Moreau et Caram-Artaza, il est très peu probable que le bipartisme ressuscite. L’ARI est maintenu en course, mais a perdu des députés et il s’est dilué comme une alternative nationale. La droite néo-libérale non plus ne se profile pas comme une option de gouvernement après le recul de Lopez Murphy et la défaite de Macri, et le menemisme cherche un certain caudillo pour freiner sa décadence. En résumé : le système politique a fonctionné à nouveau mais de manière inconsistante.

L’absence de solution de rechange à l’hégémonie justicialiste (majorité dans les deux chambres et dans les gouvernements) pourrait aggraver cette friabilité, parce que traditionnellement, les conflits pour le pouvoir ont perdu le contrôle quand la vie politique argentine est restée réduite à "une grande primaire péroniste". Étant donné ces antécédents, les divergences entre Kirchner et Scioli ou Duhalde effraient les fabricants d’opinion de l’establishment.
Mais ce quatrième retour du péronisme au gouvernement est très différent des précédents. On a déjà éteint le nationalisme des années 50, la Jeunesse Péroniste (JP) radicalisée des années 70 et aussi les illusions ingénues qu’a réveillées Menen. Le justicialisme est actuellement un appareil de chefaillons de quartier, orphelin d’enthousiasme populaire et Kirchner sait qu’il ne peut pas seulement administrer avec le verticalisme du PJ, ni non plus avec les concertations qui ont dominé au moment l’Alliance. C’est pourquoi il cherche à combiner le justicialisme avec la transversalité vers le centre-gauche, c’est-à-dire partager l’appareil avec Duhalde et décider avec Ibarra ou Binner.

Le président remet à flot la tentative péroniste réformatrice des années 80 (Cafiero) et aussi le projet d’atténuer le régime présidentiel avec un plus grand contrepoids parlementaire ("Chacho"Alvarez). Mais s’il amoindrit la gestion unipersonnelle pour stabiliser le système, il perdra les attributions du "gouvernement par décret" dont il a besoin pour mettre en oeuvre l’ajustement décidé avec le FMI. C’est pourquoi, il est très peu probable qu’il avance vers le parlementarisme.
La consolidation de Kirchner dépend d’une consolidation de la reprise qui ne sera pas simple, malgré la hausse cyclique qu’enregistre l’économie après quatre années de récession. L’effondrement du pouvoir d’achat a créé des limites inexistantes dans le passé pour recréer, par exemple, une période équivalente à la convertibilité.

Mais l’affirmation de Kirchner s’appuie avant tout dans le pli de la lutte. Si au lieu de normaliser la misère, les travailleurs et les chômeurs reprennent la résistance, le gouvernement affrontera une perspective qui ne cadre pas avec ses plans actuels. Les porte-paroles de l’establishment reconnaissent au président sa capacité à désactiver la protestation sociale et c’est déjà pourquoi ils ne se méfient pas de son "gauchisme". Mais ce qu’ont compris les hommes du capital, le progressisme ne l’a toujours pas compris.

Éclat progressiste

Dans leurs variantes populiste et centre-gauchiste, tous les courants du progressisme approuvent la gestion de Kirchner. Le secteur primaire fantasme avec un retour au « camporisme », en oubliant que "el flaco de la JP" a , il y a déjà beaucoup d’années agit au service d’Ypf-Repsol. Pour la même raison que Lula s’est éloigné de Salvador Allende, Kirchner s’est éloigné de la "Patrie Socialiste". Le président peut éblouir avec sa légèreté les nostalgiques des années 70, mais il s’est comporté comme un fonctionnaire du système. Loin d’agir comme porte-parole du 20 décembre, il cherche à diluer les exigences de cette rébellion. Les éloges de Bush devraient dissiper les analogies que certains établissent avec Chavez (M.Bonasso), à moins qu’on ne découvre dans l’envahisseur de l’Irak un nouvel allié du pays contre le FMI.

Kirchner est "transversal" mais appartient au PJ et pactise avec Duhalde. Ceux qui supposent qu’ "il n’est pas peroniste" (JP Feinman), n’apportent pas leur soutien actif pour que Ruckauf entre au Congrès. Cet appui a affecté y compris directement les inconditionnels du gouvernement (D’Ëlia) qui ont formé des listes autonomes de celles du parrain Duhalde. On affirme que le président "a besoin de tisser des alliances", que si ces rapiéçages étaient obligatoires et les prébandes se sont retrouvées acceptables.
Le progressisme centre-gauche entraîne encore l’échec de l’Alliance et soutient Kirchner avec davantage de méfiance (E.Carrio). Mais il n’y a pas d’autre alternative, parce que, comme la classe dominante, ils sont arrivés à la conclusion que "seulement avec le péronisme on peut gouverner" (B.Sarlo).

"Le Moindre Mal" et résignation

Kirchner est très différent de Menen, parce qu’aucun politicien n’est égal à un autre. Mais ces divergences ne justifient pas l’appui que lui offre le progressisme. Les démocrates américains sont différents des républicains, les Uruguayens rouges diffèrent des blancs et le radicalisme n’est pas analogue au péronisme. Mais ces options constituent des variantes d’un même régime d’oppression et c’est pourquoi Alfonsin, Menen, la Rúa et de Duhalde se sont différenciés seulement par le type d’épreuves qu’ils ont imposé au peuple. En outre, fréquemment le candidat progressiste provoque une frustration plus grande, comme le démontrent Mitterrand, Blair ou Felipe Gonzalez. Ces gouvernements se sont chargés de mettre en oeuvre les mesures antipopulaires que les conservateurs ne pouvaient pas appliquer.

On affirme que Kirchner "freine l’avance de la droite", sans remarquer combien des gens de droite l’entourent dans le gouvernement. Mais en outre, cette caractéristique présente une image grossie du danger répressif, qui est toujours latent mais qui n’est pas une menace imminente dans la conjoncture actuelle. La rébellion populaire cantonné la défense des répresseurs qui ont perdu deux batailles : l’état d’état de siège et la provocation du Pont Pueyerredón. Les artisans de ces agressions n’ont pas été Patti, Riche, Macri, ni Lopez Murphy, mais De la Rúa et Duhalde, c’est-à-dire deux exposants du système que reconstruit actuellement Kirchner.

Certains défendent simplement le président comme "le moindre mal", sans rappeler que cette même attitude a conduit à soutenir le radicalisme et l’Alliance. Quand le peuple donne sa confiance aux responsables de ses malheurs, le "moindre mal" se transforme en un "mal majeur", parce qu’on oublie qu’obtenir des conquêtes exige de batailler contre tous les maux.

Le plus regrettable dans l’appui de beaucoup d’intellectuels du progressisme au gouvernement est la perte du sens critique. Ils se sont laissés entraîner par la publicité officielle, ils dissimulent la réalité et défendent le statu quo. Et cette conduite dans l’Argentine d’aujourd’hui revient à confirmer politiquement la misère et le génocide social.

Nous avons exposé notre analyse de la situation économique dans «  Le modèle est encore sur pied  » par Claudio Katz, (septembre 2003), dans le Rapport au III Colloque latinoamericain d’Économistes Politiques.

Traduction pour El Correo : Estelle et Carlos Debiasi

Enfoques Alternativos, 8 octobre 2003, Argentine

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