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9 février 2013

Chili - Uruguay :
Une politique d’alliances ou de fraternité

par Raúl Zibechi *

 

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Itacumbú, en 1962, fut le premier campement des coupeurs de canne à sucre (des « cañeros ») à Bella Unión, département d’Artigas, au nord de l’Uruguay. Le campement était, d’un côté, un espace de vie commun, de débat et d’élaboration collective de réponses d’un groupe de cañeros devant le harcèlement policier et patronal dont ils souffraient. Dans ce sens les campements ont contribué à nouer des liens puissants de solidarité entre opprimés, condition élémentaire pour affronter les combats durs qui les attendaient.

Dans un deuxième temps, y sont arrivées des personnes venues de tout le pays pour les soutenir dans une lutte si inégale contre les grandes entreprises qui mettaient en application des formes de travail proches de l’esclavage. Sont arrivés des étudiants, des ouvriers, des partisans du coopératisme, des professionnels, des prêtres français et des communautés catholiques, qui coexistaient dans le campement et dans les maisons de familles de la localité. Ils ont travaillé aux côtés des cañeros pour construire la policlinique, travail qui a demandé trois ans de travail collectif, et ils menaient des travaux culturels, récréatifs et donnaient des cours de formation.

Les campements des cañeros, regroupés dans le syndicat du nom UTAA (Union de Travailleurs Sucriers d’Artigas), doivent beaucoup à l’inspiration de leur leader, Raúl Sendic Antonaccio, bien que la forme - campement ou était déjà et continuera d’être un mode d’action des opprimés dans beaucoup d’ endroits du monde. L’expérience vécue par des centaines des jeunes, et pas seulement, dans les campements cañeros fut décisive dans la formation d’un vaste mouvement de libération national qui exploserait des années plus tard. Ce furent des écoles d’autoformation populaire, avant que ne naisse l’éducation populaire et bien avant que celle-ci ne soit codée comme « méthode » de travail par des ONG dédiés aux politiques de « combat de la pauvreté » en ligne avec la Banque mondiale.

Ce qui est arrivé, il y a un demi-siècle entre les cañeros et les jeunes citadins n’a pas été quelque chose d’exceptionnel bien que, on doit reconnaître, que cela n’arrive pas tous les jours. Quelque chose de similaire s’est passé au Chili entre les secteurs les plus actifs et autonomes du peuple mapuche et les étudiants organisés autour de l’Assemblée Coordonnatrice des Étudiants Secondaires (ACES). Des dizaines et ensuite des centaines d’étudiants lycéens ont commencé à rejoindre les marches mapuches et ont créé au sein de l’assemblée « une commission spéciale pour travailler de façon directe avec les mapuches », comme l’expliquent certains de ses membres.

Les étudiants mapuches sont aussi organisés et les deux collectifs appuient les communautés militarisées dans le sud chilien. Les liens entre les deux mouvements les plus importants du pays se sont approfondis dans une sorte de perméabilité, en participant à des actions et dans quelques cas en se présentant dans de petits groupes aux communautés pour, simplement, y être, accompagner, apprendre, soutenir. Je ne crois pas qu’il soit approprié d’appeler ce type de liens « solidarité », puisque il s’agit d’une relation sujet - objet dans lequel une partie décide, quand et comment il lui semble bien, de soutenir, et de la manière qu’elle considère la plus adéquate, les autres de plus ou moins près. Mais sans bouger du lieu matériel et symbolique qu’elle occupe.

Ce qui se passe au Chili actuellement et qui est arrivé il y a demi-siècle en Uruguay, et tant et tant de fois dans tant d’endroits, c’est une autre chose. Je préfère l’appeler « union fraternelle ». C’est un lien entre égaux, entre deux sujets qui construisent une nouvelle réalité, matérielle et symbolique, les deux en se déplaçant du lieu qu’ils occupaient. Cela suppose un auto enseignement collectif sans quelqu’un qui enseigne et l’autre qui apprend, mais quelque chose de beaucoup plus fort : la construction de quelque chose de nouveau entre tous et toutes celles qui participent à l’expérience de vie, quelque chose qui n’appartiendra pas aux uns et aux autres parce que c’est un résultat collectif.

Cela ne passe pas par apporter des choses à ceux dont on suppose qu’ils en ont besoin parce qu’ils ont un « manque ». La force de volonté de cette union fraternelle n’est pas d’aider, quelque chose que l’on ne sait jamais bien ce qui est, mais de créer. Il ne s’agit pas de donner ou de recevoir. Historiquement, c’était le chemin de ceux d’en bas pour construire des mouvements rebelles, non pour gagner des élections, mais pour créer un nouveau monde, quelque chose qui passe inévitablement par la destruction du système capitaliste et militariste actuel.

Au Chili, les étudiants du secondaire ont parcouru un chemin dressé en deux ans de mobilisations massives. Ils ont commencé en réclamant une éducation gratuite et de qualité pour mettre en place, avant les élections municipales d’octobre, la campagne « Je ne prête pas le vote », appelant à l’abstention. Il y a eu 60% d’abstention dans les urnes, montrant le degré élevé de discrédit du système politique. La combativité et l’efficacité des étudiants, le courage démontré après avoir affronté les Carabiniers dans la rue et l’ensemble du système des partis, leur créativité et leur persistance dans le temps, les ont transformés en acteurs centraux de la scène chilienne.

Le mouvement mapuche, comme Gabriel Salazar signale dans son récent les «  Movimientos sociales en Chile  » [1], fait un type de politique qui « ne s’appuie pas sur la Constitution (...) ni se constitue comme parti politique ; ni cale son rythme sur le calendrier des élections, ni cherche à se transformer en pouvoir parlementaire ». Il ne dispute pas non plus sur « la conquête d’un ’poste’ (fétiche de pouvoir) dans l’État ». La politique pour les mapuches est « l’attention d’un ’peuple’ sur lui- même. De la ’vie’ sur lui- même … Et tout cela est, sans doute, un travail de toute la communauté, non d’un ou d’un autre individu. C’est pourquoi c’est politique, et en même temps, souveraineté ». En somme, « ils vivent en luttant et luttent en vivant ».

Appeler « politique d’alliances » le lien entre deux sujets semble non seulement insuffisant, mais cherche à nommer avec des mots de là-haut les relations entre ceux d’en bas. La politique de ces premiers se conduit par la « corrélation de forces », concept qui ne peut pas dissimuler son mode basé sur des calculs mesquins d’intérêts immédiats. Parlons alors de fraterniser, de nous faire chair et sang, et boue. Pour fraterniser, nous nous assemblons, nous nous mélangeons, nous nous emmêlons, nous nous métissons ; nous arrêtons d’être, pour continuer d’être dans, et avec, les autres.

La Jornada. Mexique, le 8 février 2013.

Traduit de l’espagnol pour El Correo par  : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo. Paris, le 9 février 2013.

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* Raul Zibechi est auteur et journaliste uruguayen de l’hebdomadaire « Brecha », est aussi un enseignant et chercheur dans la Multiversidad Franciscana de América Latina , et conseiller auprès de plusieurs groupes sociaux.

Notes

[1Movimientos sociales en Chile » de Gabriél Salazar. Editorial : Uqbar. ISBN : 978-956-917-105-5

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