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8 mars 2006

Autogestion : La récupération d’entreprises en Argentine

 

L’étude des entreprises récupérées en Argentine peut paraître surprenante dans un premier temps. En effet, une idée communément admise fait de l’Argentine, et ce en dépit de la crise, l’un des pays émergents où un modèle économique de capitalisme transnational débridé a trouvé un nouveau champ de conquête.

Par Federico Calo, Caroline Pévrier et Lilia Theurier
Almas Latinas
. France, 6 mars 2006

En décembre 2001, l’Argentine connaît une grave crise économique et sociale qui plonge dans la pauvreté et le chômage une grande partie de la population. Ce contexte entraîne de nouvelles formes de solidarité et de production de richesses. L’une d’elle a focalisé notre attention : il s’agit du phénomène des « entreprises récupérées » , qui a pris de l’ampleur avec la multiplication des faillites d’établissements de production de biens et de services.

Les « entreprises récupérées » peuvent être caractérisées en premier lieu par la situation qui les a vu naître : celle d’un abandon de l’établissement de production par son ou ses propriétaires, ainsi que par tout ou partie du personnel d’encadrement, le plus souvent des suites d’une faillite. Les entreprises récupérées peuvent également être définies par l’organisation du travail particulière mise en place en réponse à cet abandon : l’autogestion, c’est-à-dire la gestion de l’entreprise par les travailleurs eux-mêmes, sur le mode de la coopérative.

En mettant à profit les ressources disponibles et sans prétendre à l’exhaustivité, nous nous sommes interrogés sur la dynamique actuelle de « récupération » et « d’autogestion » d’entreprises en Argentine.

I- La récupération d’entreprise comme nécessité vitale

1. Le contexte socio-économique

On dénombre actuellement environ 170 entreprises récupérées, employant 10000 personnes. En décembre 2001, au moment de la crise, on en comptait 44, leur développement ayant commencé au début des années 1990.

Ce n’est qu’avec la faillite de l’Etat argentin en 2001, que la presse, la politique, sommées d’ouvrir les yeux sur une situation déliquescente, en ont rendu compte.

En refusant, le 5 décembre 2001, un prêt de 1,264 milliard de dollars au gouvernement argentin, alors confronté à une dette extérieure de 132 milliards de dollars, le Fonds monétaire international (FMI) a contribué à déclencher en Argentine une crise d’une ampleur sans précédent. Défiant « l’état de siège » imposé par le gouvernement et refusant de nouvelles mesures d’austérité imposées par le FMI, un vaste mouvement de protestation sociale a poussé le président Fernando de la Rúa à la démission. C’est dans ce contexte politique et économique que la récupération d’entreprises en faillite par les salariés, sur le mode de l’autogestion, apparaît plus clairement comme une alternative à l’exclusion du monde du travail.

2. La mobilisation sociale comme réponse à l’urgence

L’émergence de ce type de gestion de l’entreprise est liée à la désertion, à l’abandon par des propriétaires de leurs entreprises, celles-ci se trouvant en situation de dépôt de bilan. La vacance du pouvoir et la crise de la politique, de manière générale, ont permis d’inventer une autre manière de gérer l’entreprise.

La caractéristique des expropriations constatées en situation critique réside dans le fait que la forme d’organisation naissante n’est pas le résultat d’un projet politique minutieusement pensé, prémédité , mais d’une réponse donnée dans l’urgence. L’autogestion a été mise en place, en Argentine, pour sauvegarder les outils de travail ainsi que la possibilité de redémarrer une activité stable et rémunératrice.

Le succès de telles initiatives a été rendu possible par le soutien de pans importants de la population, au niveau local par l’intermédiaire de mobilisations spontanées et d’assemblées de quartier, et à un niveau plus large avec le soutien de mouvements sociaux, composés de syndicalistes, de professeurs, d’étudiants, de militants associatifs, de chômeurs et d’artistes.
Au niveau national, deux associations de fabriques récupérées créées en 2002 ont constitué un réseau d’entraide et de mise en commun des expériences : le Mouvement National d’Entreprises récupérées (MNER) compte soixante entités en 2003 et la Fédération Nationale des Coopératives de travail dans les Entreprises récupérées (FENCOOTER) qui travaille directement avec l’Etat et revendique 28 coopératives .

3. Le cas de l’usine Zanon

En terme de récupération d’entreprise et d’implantation du modèle autogéré, le cas de l’usine de carrelages Zanon est exemplaire. En octobre 2002, après l’abandon de l’usine par leur patron, 260 des 331 travailleurs ouvriers licenciés décident, en assemblée, d’occuper leur lieu de travail, car ils sont persuadés que celle-ci peut encore fonctionner. La fabrique est remise en marche malgré sept tentatives d’expulsion, avec l’aide d’un comité de solidarité appuyé par les mouvements sociaux et la société civile. Un fameux groupe de rock national, Bersuit Vergarabat, a notamment organisé un concert de soutien le 8 mars 2OO2 auquel ont assisté 4000 personnes . L’entreprise est progressivement devenue rentable et a embauché 210 nouveaux salariés.

La mise en place des entreprises récupérées - l’exemple de Zanon l’illustre- s’est réalisée dans un contexte d’urgence sociale à partir duquel est né une mobilisation de la population. Nous allons voir à présent quelles caractéristiques communes distinguent les entreprises concernées et tenter de comprendre leur mode de fonctionnement économique en autogestion, ainsi que leur socle juridique encore précaire.

II- L’entreprise récupérée et son mode de fonctionnement

1. Typologie des entreprises récupérées

On peut aisément dresser une typologie des entreprises récupérées. Généralement celles-ci appartiennent au milieu de l’industrie, de la petite industrie (assemblage de pièces détachées, fabrication de briques…). Les secteurs de la métallurgie, de la mécanique, de l’imprimerie sont ainsi les plus représentés.

Les productions sont le plus souvent destinées à d’autres industries et non directement aux consommateurs, faute de compétitivité. Il faut toutefois souligner que, loin de se cantonner à la production, ce modèle a également su s’imposer dans des sociétés de services. Parmi celles-ci, l’Hôtel Bauen, à Buenos Aires, dont les salariés ont adopté le modèle coopératif en 2002 (sans occupation, compte tenu de la nouvelle loi en vigueur ), avec l’aide du Mouvement National des Entreprises récupérées.

2. Les caractéristiques de l’autogestion

En dépit de la diversité des situations, on peut dégager certains traits communs dans le mode de fonctionnement et la genèse de ce type d’organisation du travail qui repose sur l’autogestion.

Tout d’abord, l’entreprise autogérée repose sur la codécision et le cofinancement. Les notions de « propriété collective » et de représentativité des salariés sont très présentes dans ce modèle où l’entreprise devient une propriété sociale, sous la forme la plus directe, chaque salarié détenant une part du capital.

L’organisation de l’entreprise est horizontale et non plus pyramidale. Ainsi, généralement, des assemblées de salariés prennent en charge les décisions. D’après la journaliste Cécile Raimbeau, « chaque travailleur y dispose d’une voix ».

En outre, dans de nombreux cas, dont celui de l’usine de carrelage Zanon , il semble que les salaires soient identiques pour l’ensemble des salariés.
Concernant la croissance de l’entreprise, celle-ci dépend des bénéfices de l’activité propre, avec les avantages de l’indépendance mais avec des limites en terme d’investissement, pouvant poser problème dans une économie concurrentielle.

C’est ainsi que l’intervention de l’Etat et des collectivités locales, encore timide, ou bien celle de réseaux solidaires de distribution, similaires à ceux mis en place dans le cadre du commerce équitable, peuvent permettre une réelle assise des coopératives .

3. Un statut juridique encore fragile.

Malgré des avancées sensibles, l’incertitude demeure dans le statut juridique des entreprises récupérées, puisque toute récupération, pour être entérinée légalement, doit passer nécessairement par une expropriation prononcée par les pouvoirs publics ou la négociation d’un contrat de location avec le propriétaire.

Avec la réforme de la loi qui règle les faillites (2002), il n’est plus nécessaire pour les travailleurs d’occuper des usines pour obtenir le droit de disposer des biens de production.

La possibilité est par ailleurs ouverte de « céder la continuité de l’exploitation des entreprises en faillite à des coopératives ». Cette possibilité n’implique cependant pas nécessairement la récupération de l’entreprise par les travailleurs, la loi n’étant pas claire sur la priorité à donner à la réactivation de l’entreprise sur la liquidation ou la revente à de nouveaux investisseurs .

Si elles sont juridiquement fragiles, les entreprises récupérées pourraient à l’avenir se consolider en se soudant autour d’un mouvement politique ou bien encore par l’intermédiaire d’un soutien institutionnel élargi. C’est ce que nous allons tenter de mettre en évidence.

III - Enjeux politiques locaux, nationaux et régionaux

1. De la démocratie en entreprise à la naissance d’un mouvement politique ?

Comme nous l’avons déjà précisé, l’autogestion, telle qu’elle est pratiquée en Argentine dans le prolongement des récupérations d’entreprise, n’est pas née d’une doctrine politique dont l’objet serait de renverser un mode d’organisation du travail.

En d’autres termes, les idéologies marquées à gauche, inspirées du marxisme voire de l’anarchisme, ne sont pas à la base de ces constructions, même si elles ont pu chercher à s’y immiscer. Les ouvriers qui ont pu s’organiser, avaient pour but premier la défense du droit au travail.

En revanche, le système de participation directe à la prise de décision dans l’entreprise, l’organisation horizontale -et non plus pyramidale- du travail, ont favorisé une politisation des salariés. Dans la pratique quotidienne de la gestion et des responsabilités, ces derniers ont mis en pratique la démocratie participative et ont peu à peu construit un discours adapté à leur nouvelle position.

En clair, cette autogestion est susceptible d’entraîner une nouvelle conceptualisation de ce qu’est la politique à travers le pouvoir de décision conquis par les salariés.

Lors des élections municipales d’août 2003, plusieurs candidats, affiliés ou non à des mouvements de fabriques récupérées, se sont présentés sur diverses listes électorales . Parmi les évolutions possibles du phénomène en cours, on peut penser qu’un mouvement politique se forme et que naisse de véritables partis politiques fédérateurs.

Selon José Abelli, l’un des fondateurs du Mouvement National des Entreprises Récupérées, « nous n’avons pas encore la force, ni la capacité pour construire un parti politique mais nous rêvons, qu’avec le temps, les travailleurs puissent confluer dans une expression majoritaire, du style du Parti des Travailleurs au Brésil.

Mais aujourd’hui les partis politiques ne nous représentent pas et nous n’allons pas restés les bras croisés ».

2. La mise en place d’une organisation au niveau régional

D’un point de vue plus large, c’est aussi au niveau régional que peut se renforcer le modèle de la récupération d’entreprise par l’autogestion. Les 27, 28 et 29 octobre 2005 s’est déroulée à Caracas la Première rencontre latino-américaine d’entreprises récupérées. Celle-ci a regroupé des délégations de près d’une dizaine de pays latino-américains, dont le Venezuela, le Brésil, l’Uruguay, le Paraguay et l’Argentine.

Plus de 200 entreprises récupérées étaient représentées ainsi que les centrales syndicales de divers pays, dont la Centrale des Travailleurs Argentins . Des délégations gouvernementales étaient également présentes, ce qui n’a d’ailleurs pas été sans créer de conflits d’intérêt entre les différentes parties . 59 entreprises argentines ont participé à l’événement, signant un peu plus de la moitié des 75 accords adoptés, dont l’objectif est de développer des stratégies communes dans le transfert de technologie, d’échange de compétences, de formation, d’échanges commerciaux et d’approvisionnement en matières premières.

Cette rencontre internationale, d’un point de vue politique, constitue un symbole et confère une légitimité plus grande à un modèle économique encore marginal.

D’une situation de crise est né un type d’entreprise modelé par la nécessité immédiate. La mise en place et la perpétuation de celui-ci a été permis par la mobilisation de travailleurs, largement soutenus par une partie de la population et décidés à revendiquer leur droit au travail. Au prix de confrontations avec l’Etat et la justice, le modèle de l’entreprise récupérée et autogérée a fini par acquérir une légitimité sociale puis, de manière plus tangente, juridique.

Si l’organisation autogérée a montré son efficacité dans de nombreux cas, à travers un modèle de prise de décision et de financement collectif, sa viabilité, notamment sur le plan juridique, n’en demeure pas moins précaire. En outre, d’un point de vue économique, l’entreprise autogérée reste sujette aux lois du marché et de la concurrence, loin de lui être favorables.

Les nouveaux enjeux que le phénomène implique sur le plan politique, en permettant une participation citoyenne active, peuvent éventuellement encourager les collectivités locales et l’Etat, mais aussi la région sud-américaine, qui traverse de profonds changements politiques, à jouer un rôle déterminant dans l’avenir des entreprises récupérées, notamment en Argentine, où le retour de la croissance économique pourrait permettre un soutien d’ordre financier à un modèle d’entreprise encore fragile. Toutefois, on ne peut pas exclure qu’une fois son assise consolidée, l’actuelle équipe gouvernementale argentine durcisse sa politique à l’égard d’entreprises qui se sont installées dans un climat de fragilité institutionnelle.

Ressources bibliographiques :

Articles parus dans la presse et sur internet :

 Raimbeau Cécile, « En Argentine, occuper, résister, produire », Le Monde diplomatique, septembre 2005.

 Zibechi Raul, « Fabriques récupérées : de la survie à l’économie solidaire », IRC Programa de las Américas (www.americaspolicy.org/), série Accion Ciudadana en las América, n° 12, juillet 2004

 Tognonato Claudio, « Argentine : les ouvriers, patrons à leur manière », Le Courrier (http://www.lecourrier.ch), Genève, février 2005

 « Sans patron ni censure », La Vaca (http://www.lavaca.org), 16 mars 2005.

 Argentine - « Usine Zanon : succès de la gestion ouvrière », Nuestra Lucha, journal militant de la classe travailleuse, 30 août 2004.

 Korol Claudia, « Brukman : le Nouvel an des ouvrières sans patron », ADITAL (http://www.adital.org.br/), 30-12-03.

 Vales Laura, « L’Asamblearia, entreprise solidaire. Une chaîne de commercialisation d’entreprises autogérées en Argentine », Página 12, 12 avril 2004.

 Hauser Irina « Quand les ouvriers des usines occupées font de la politique », Pagina 12, 7 septembre 2003.

 Hauser Irina, « Autogestion des entreprises en Argentine : Gatic, une entreprise récupérée qui produit 300 de paires des chaussures par jour », Página 12, 29 mars 2004.

 Losserand G., « Et si les patrons ne servaient à rien ? », tecknicart.com, 25 avril 2005.

 Devienne G., Des salariés tentent de reprendre eux-mêmes leurs entreprises ravagées par la crise, L’Humanité, 6 mars 2003.

 « Espectacular festival de la Bersuit Vergarabat por Zanón (« Spectaculaire festival de Bersuit Vergarabat pour Zanon »)

 « Suscriben 75 acuerdos en Encuentro de Empresas Recuperadas » (« Ils souscrivent 75 accords lors de la Rencontre des Entreprises Récupérées »), El diario de Guayana

 « Analisis y balance, Encuentro Latinoamericano de Empresas Recuperadas en Venezuela » (« Analyse et bilan, Rencontre latino-américaine d’Entreprises Récupérées au Venezuela »)

Filmographie :

Klein Naomi, The take, mk2 editions, 2004.

Voir aussi en "El Correo la rubrique : "Récupérées"

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