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1er février 2014

Attaques spéculatives contre l’Argentine : pour les dollars et bien plus encore

par Raúl Dellatorre

 

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La décision d’appliquer une dévaluation de 18 % en une seule fois, l’ouverture à la vente de devises pour la thésaurisation des particuliers et les interventions de la Banque Centrale sur le marché ont permis de retrouver un certain calme sur le marché des changes. Mais il ne s’est guère passé qu’une semaine. La menace de nouveaux orages n’a pas disparu de l’horizon. La source principale de l’instabilité, selon le diagnostic du Gouvernement et de divers analystes, se trouve dans la décision d’un groupe réduit mais puissant de négociants en céréales de continuer à retarder le règlement de leurs exportations, ce qui a pour effet d’étrangler l’offre de dollars sur le marché. Certains y voient une forme de pression pour parvenir à une dévaluation plus importante ; d’autres devinent derrière ces manœuvres l’intention d’affaiblir le Gouvernement. Les plus grosses entreprises d’exportation de céréales, au cœur de ce groupe de pression, ont été convoquées à la Casa Rosada [1] lundi prochain [2].

Il en sortira soit un accord, si ces entreprises changent de comportement, soit une rupture. Dans ce dernier cas, le Gouvernement se verra dans l’obligation d’empêcher que le comportement borné de ce secteur puisse faire échouer la stratégie officielle accompagnant la dévaluation. Les autorités disposent déjà de différentes options qui conforteront ceux qui constatent depuis pas mal de temps, que l’exportation de céréales représente un foyer d’accumulation de pouvoir trop important. La nécessité pour l’Etat de jouer un plus grand rôle dans la commercialisation des céréales est à la base de toutes ces propositions.

La question du manque de devises se pose dans un contexte de lutte impitoyable pour l’appropriation des ressources. D’un côté le groupe exportateur agricole qui bénéficie d’une conjoncture particulièrement favorable en raison des prix du marché mondial et d’une récolte nationale de céréales parmi les plus élevées historiquement. Qui plus est, ce groupe reçoit, depuis novembre dernier, les bénéfices d’une accélération du rythme de correction du taux de change (10% au cours du deuxième semestre de 2013), auquel s’ajoute la forte dévaluation de janvier (23% en cumul sur le mois). De l’autre côté, un Gouvernement qui cherche à protéger les acquis en matière de redistribution des revenus, luttant contre la brusque augmentation des prix des principaux produits du panier de la ménagère pendant le deuxième semestre de 2013 et la prétention des secteurs hégémoniques des chaînes de production locales de s’accaparer d’une partie des "bénéfices" de la dévaluation, en répercutant sur le prix de ses produits l’incidence supposée de l’augmentation du dollar, qui n’est pas aussi élevée.

Pire encore, le secteur dominant du bloc exportateur, par spéculation ou poussé par des raisons politiques, voit la possibilité de creuser l’écart en imposant au Gouvernement une dévaluation plus grande encore. Pour y réussir, il lui faut créer un climat d’instabilité. Le pari est alors, clairement, le désordre. Ce qui montre bien cette volonté, c’est l’information fabriquée de toute pièce par certains médias, selon laquelle le "dollar bleu" se rapprocherait des 13 pesos, alors que dans les officines du marché noir non seulement les acheteurs ont disparu, mais en plus s’il s’approche quelqu’un pour vendre des devises, on les lui refuse, même à 12 pesos. Pour les intérêts de ces secteurs il ne convient pas de valider le fait que le taux de change au noir soit tombé à un prix plus proche de 11 que de 13.

Sur le marché officiel des changes, cependant, ce secteur a fait sentir sa pression de façon directe. Le Gouvernement estime que sont en attente de règlement environ 8 millions de tonnes de céréales de la récolte antérieure,, surtout du soja, ce qui représenterait environ 3,5 milliards de dollars. Les organismes producteurs calculent qu’il n’y pas plus de 6 millions de tonnes, mais ils admettent l’existence de la manœuvre. La tentative du jour au lendemain de Jorge Capitanich, d’essayer de différencier le comportement des petits et moyens producteurs de celui des grands producteurs exportateurs est valide pour identifier les acteurs du conflit (Il a dit que ces derniers, avec un gros appui financier, sont les seuls qui peuvent attendre le paiement pendant des mois afin de spéculer sur une nouvelle dévaluation). Mais pour obtenir un changement de comportement il aura besoin d’autres mesures. C’est sur ce plan qu’apparaissent les propositions, venant de différents milieux, de progresser vers le contrôle par l’Etat du commerce extérieur des céréales.

Le chef du Gouvernement [3] a convoqué pour lundi prochain, les représentants des associations de producteurs et exportateurs de céréales et d’oléagineux au siège du Gouvernement. Les faits immédiatement antérieurs ne sont pas très encourageants. On espérait qu’après la dévaluation de vendredi dernier, le 24 janvier, il y aurait eu des signes de reprise des règlements, mais rien ne s’est produit jusqu’à maintenant. Lundi, Capitanitch écoutera ce que sont disposés à lui dire les grands céréaliers. Après, il devra agir.

Le problème est parfaitement identifié. Que 95% du poste principal d’exportation du pays, et donc que la principale source de devises, soit aux mains de pas moins de dix firmes céréalières, la plupart multinationales, représente un point faible, surtout si l’on tient compte des manigances auxquelles elles se livrent avec ces devises. Cargill, Nidera, Noble Grain, Dreyfus, Topfer, ADM, Molinos et autres forment un bloc de contrôle avec plus de 150 centres d’approvisionnement dans tout le pays, moulins à farine, usines de fabrication d’huile et jusqu’à des ports privés pour l’embarquement qui les soustraient à toute possibilité de contrôle de l’Etat. Il y a quelques mois, le comportement d’un secteur de grands producteurs, alliés aux grands exportateurs, a été sur le point de désapprovisionner le pays pour défendre son négoce d’exportation de blé. Aujourd’hui il menace de vider les réserves de devises internationales si le dollar ne monte pas à la valeur qu’ils prétendent.

Ceux qui soutiennent la nécessité de mettre dans les mains de l’Etat le contrôle du commerce extérieur des céréales rappellent que le Venezuela, depuis bien avant Chavez, tient son secteur pétrolier - principale et exclusive source de devises et de revenus fiscaux - dans les mains de l’Etat. Il se passe la même chose au Chili avec le cuivre, selon un critère qui n’a même pas été remis en cause par le processus d’ultra-privatisation, à feu et à sang, du dictateur Pinochet. Jusqu’à il y a peu, la propre Fédération Agraire Argentine [4] (selon Pablo Orsini son ex-vice-président en janvier 2011) soulignait la nécessité de récupérer le Conseil National des Céréales. Les propositions actuelles font état de l’urgente nécessité de créer une agence nationale de commercialisation pour garantir aux petits et moyens producteurs "la valeur réelle de leur production", et une agence nationale des aliments pour "défendre la sécurité et la souveraineté alimentaires". Quelles que soient les formules, présentant des différences de conception mais non pas d’objectifs, elles visent à enlever au noyau agro-exportateur le contrôle de la production, l’assujettissement des petits producteurs aux prix que leur fixe ce secteur, la capacité de spéculer sur l’approvisionnement du marché intérieur de produits de consommation de base et enfin la gestion du contrôle de l’offre de devises.

Julien Dominguez, Président de la Chambre des Députés et ex-Ministre de l’Agriculture, soutient que cette proposition se renforcera au moyen d’une alliance stratégique de l’Etat avec les coopératives de producteurs. Leopoldo Moreau, dirigeant radical, affirme que "l’urgence de prendre des mesures" exige qu’elles soient concrétisées par une décision de l’exécutif qui fasse appel ensuite au soutien des secteurs populaires. Il rappela que le radicalisme n’hésita pas à appuyer la ré-étatisation de YPF [5] bien qu’il n’ait pas été invité à en discuter avant. Des analystes comme Atilio Boron mentionnent aussi la nécessité "de couper net le noeud gordien" [6] du conflit qui menace aujourd’hui la stabilité de l’économie, à travers les convulsions des marchés financiers et des marchés de changes sans pitié pour la situation économique réelle, alors même que les principaux indicateurs continuent à faire apparaître des résultats positifs.

Pendant le sommet récent de la Celac [7], l’Argentine a défendu l’idée d’avancer dans le renforcement d’un bloc régional en élaborant un projet commun qui permettrait de venir s’asseoir d’égal à égal avec les blocs dominants de la planète. La Présidente argentine, dans son discours de La Havane, souligna la force que confère le fait de pouvoir compter sur les hydrocarbures, les ressources naturelles et la production alimentaire [des 33 pays membres] pour garantir à la région les conditions d’un développement durable partagé par tous. Mais pour rendre ces forces effectives, la région a encore besoin de résoudre quelques conflits internes, comme le contrôle du processus de production, de commercialisation et d’appropriation de la rente, par exemple dans un domaine comme l’agro-alimentaire en Argentine. Il y a un lien étroit entre la façon dont se résoudront les conflits actuels dans le pays et les possibilités de concrétisation de projets comme celui qui a été proposé cette semaine au cours du forum international de Cuba.

Raúl Dellatorre pour Página 12 Página 12. Buenos Aires, 1er février 2014.

Traduction de l’Espagnol pour El Correo de : Paul ROUET

El Correo. Paris, le 7 février 2014

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Notes

[1NdT : La Casa Rosada, ou "Maison Rose", est le siège de la Présidence Argentine. Elle a été inaugurée dans sa forme actuelle en 1898. Toutefois la partie la plus ancienne a été construite sous la présidence de Sarmiento (1868-1874) et peinte en rose afin de symboliser, dans un pays qui peinait à sortir de la guerre civile, la réconciliation des unionistes (blanc) et des fédéralistes (rouge). Le symbole serait de Sarmiento lui-même. Toutefois les unionistes se référaient plutôt à la partie bleue des deux couleurs de leur drapeau... Et puis le rose (mélange de peinture à la chaux et de sang de bœuf) était très utilisé au XIXème siècle en Argentine.

[2NdT : donc le 3 février 2014

[3NdT : L’Argentine connaît un régime présidentiel, un peu comme la France. Le chef du Gouvernement, dont le rôle a été récemment renforcé, a un rôle proche de celui du Premier Ministre en France. Son titre est toutefois "Jefe de Gabinete", littéralement "Chef de Cabinet", mais cette traduction littérale correspond en France à une toute autre fonction. Le terme de chef de Gouvernement a donc paru le plus approprié.

[4NdT : La Fédération Agraire Argentine, FAA, a été fondée en 1912 à la suite d’un mouvement social des petits propriétaires agricoles, fermiers et tenanciers systématiquement ruinés par les grands propriétaires fonciers. Ce mouvement, qui a pris le nom de "Cri d’Alcorta", eut lieu après les excellentes récoltes de 1912 qui permirent à peine aux petits exploitants de rembourser leurs dettes accumulées suite notamment à la récolte catastrophique de l’année précédente, sans qu’il ne leur reste rien ensuite. La FAA milite ouvertement pour une agriculture familiale et coopérative, et donc contre le modèle agraire des grands propriétaires, encore principalement en vigueur dans le pays.

[5NdT : YPF, acronyme de "Yacimientos Petrolíferos Fiscales" ou "Gisements Pétrolifères de l’Etat" est une entreprise argentine d’exploration, exploitation, raffinage, distribution et vente du pétrole et de ses dérivés. C’est l’entreprise la plus importante d’Argentine (46000 employés directement ou indirectement) fondée en 1922. Elle fut privatisée à partir de 1992 sous la Présidence de Carlos Menem et rachetée à près de 98% par Repsol, compagnie pétrolière espagnole. Cette privatisation a rapporté entre 1992 et 1999 environ 20 milliards de dollars. L’Etat argentin a repris le contrôle à 51% de l’entreprise en 2013, l’Argentine étant devenu importateur net d’hydrocarbures depuis 2011.

[6Voir l’article : Contra la ofensiva de los oligopolios en Argentina : ¡ Estatizar el comercio exterior ! por Atilio Boron. El Correo, 31 de enero de 2014

[7NdT : La CELAC, Communauté des Etats Latino-Américains et Caribéens, héritière du Groupe de Rio et de la CALC, Sommet de l’Amérique Latine et des Caraïbes, a été créée en 2010 dans le but de promouvoir l’intégration et le développement des 33 pays membres, regroupant près de 600 millions d’habitants et 20 millions de km2 : tout le sous-continent depuis le Mexique jusqu’au Cap Horn incluant aussi bien Cuba que le Brésil par exemple (mais non les Iles Malouines ni la Guyane). Le dernier sommet des chefs d’Etat et/ou de gouvernement de ces 33 pays s’est tenu à Cuba les 28 et 29 janvier 2014.

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