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2 juillet 2007

Argentine, entre cesarisme et decisionnisme. Entretien avec Guillermo O’Donnell

par Javier Lorca

 

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Interview de Guillermo O’Donnell, de passage à Buenos Aires pour la préparation de son retour définitif au pays. L’éminent politologue argentin, s’exprime sur les » graves insuffisances » de la démocratie Argentine. A contre-pied des théories qui réduisent la démocratie à d’entassements des bulletins de votes dans des urnes, et l’Etat comme une entreprise en recherche d’efficacité, il prône une relation constitutive entre l’Etat et la démocratie

Pourquoi considérez-vous comme faibles et diminuées les démocraties latinoaméricaines ?

La démocratie est toujours un horizon ouvert qui propose des espoirs et des questions normatives inépuisables, qui sont en relation avec la réalisation de valeurs humaines, et parfois de graves ratés. Pour cela, je pars du fait que nous avons réussi quelque chose qui a beaucoup de valeur, qui est le régime politique démocratique, qui marque une différence fondamentale par rapport à l’horreur que nous avons traversé, je me réfère à ce qu’on a appelé le Proceso. La démocratie politique que nous avons réussie signifie que nous avons des élections qui sont raisonnablement libres et ouvertes, l’existence de la liberté d’association, d’expression, de mouvement. Ce qui veut dire que nous sommes des citoyens politiques. A partir de là, émergent deux lignes de discussion. Premièrement, cette démocratie politique, il faut la perfectionner, le régime tel quel et ses institutions ne fonctionnent pas tout à fait bien. Une seconde ligne d’attention, c’est que la démocratie implique l’entrée en vigueur, la consolidation, et l’expansion de plusieurs citoyennetés : sociale, civile, culturelle, en plus de la politique. Et à regarder l’Argentine et l’Amérique Latine, sur ces autres aspects de la citoyenneté nous présentons un grave déficit. Pour le moins, nous devons exposer les objectifs et les urgences de la démocratisation non seulement en améliorant le régime politique mais aussi en respectant cet objectif normatif : améliorer nettement les graves insuffisances qu’a l’Argentine, qu’a l’Amérique Latine, et avancer dans une conquête réelle d’une citoyenneté civile, sociale et culturelle.

Comment s’expriment ces manques et faiblesses dans l’actualité argentine ?

Il y a matière à dans les droits civils où beaucoup de choses manquent pour qu’il y ait un traitement équitable de la part du pouvoir judiciaire et la police, qui soit universellement le même pour tous. En matière de sexe, il y a beaucoup de questions en suspens, dans le domaine de la contraception, de la santé, des droits des femmes. Et de façon plus générale, comment recevoir de l’Etat un traitement égalitaire et respectant tous les citoyens. Mais aussi, pour sûr, la valeur de base des droits civils c’est de pouvoir vivre sans peur : bien que les peurs les plus liées à la répression clandestine ont pris fin, il reste toutefois beaucoup de peurs liées à l’arbitraire et à la violence. Cela est clairement un objectif de la démocratisation dans le respect de la dignité de l’être humain, depuis des relations suffisamment équilibrée dans le monde du travail à une retraite digne, qui est liée à l’idée même de démocratie. Ça a commencé par ce duo terrible, Videla et Martinez de Hoz, cela a continué durant une bonne partie des années 90, nous avons expérimenté paradoxalement une série de régressions. Et tant le droit civil que le droit social, en long et un large, sont le soutien de la vie qu’un être humain mérite d’avoir, et de plus avec le soutien d’une bien meilleure démocratie politique, cela fait de nous tous des citoyens bien plus a part entière, cela nous habilite non seulement à exercer les droits en question mais aussi à apprendre et pratiquer les devoirs qui en découlent.

Comment circulent et interagissent ces déficiences de la démocratie avec les "poches autoritaires" que depuis les années 90 vous avez observé au cœur de l’Etat ?

A l’opposé d’une bonne partie de la littérature dominante contemporaine, il m’est apparu très important de signaler que la démocratie n’implique pas seulement un régime mais aussi implique un Etat, ce qui est l’ancrage indispensables des droits des citoyennetés. Et un sujet qui apparaît dans notre pays, et qui apparaît dans une forme plus dramatique en Amérique Latine, c’est qu’en dehors des territoires, la légalité de l’Etat n’existe pas, des légalités mafieuses, patrimoniales, informelles, que dominent et coexistent, et parfois se superposent à la légalité de l’Etat. J’utiliserais la métaphore de « zones marron » pour indiquer des régions, des quartiers de villes ou des zones plus grandes où cette légalité de l’Etat qui est supposée être le soutien des droit civils, en réalité n’est pas en place. Cela montre que la tâche de la démocratisation est aussi une responsabilité directe de l’Etat, dans le sens où il doit avoir la volonté d’étendre sa propre légalité à tout le territoire et à tous ses habitants.

Comment évoluent ces zones marron en Argentine ? Ont-elles tendance s’étendre ou à diminuer ?

Durant la décennie des années 90, m’est apparu un paradoxe cruel, si ce n’est une contradiction, en observant que sous un régime démocratique au niveau national, cette légalité de fait gagnait le pays. Je n’ai pas de chiffres récents pour dire si cela a diminué ou non. Mais cela coexiste avec d’autres problèmes qui n’ont pas été pris en considération : la science politique contemporaine présuppose que s’il y a démocratie, la légalité démocratique s’étend à tout le territoire, une vision qui découle de l’expérience historique du Nord, bien que les Etats-Unis ne sont pas un bon exemple. Le second présupposé de la théorie politique contemporaine est que s’il y a un régime démocratique au niveau national, alors il y a des régimes démocratiques au niveau sous-national (régional). La réalité flagrante de l’Amérique latine démontre que ce prémisse nordiste n’est pas vrai. Pour le moins nous avons une situation un peu théorisée dans la quelle coexistent des régimes démocratiques avec des Etats dont la légalité ne pénètre pas tout le territoire, des régimes sous-nationaux (régionaux) qui certainement ne sont pas démocratiques. C’est une réalité sociale qui est sous-jacentes à nos démocraties, qui réclament à corps et à cris une pensée plus latinoaméricaine, pour assumer et théoriser ces problèmes.

Sur ce problème régional, quels facteurs historiques et sociaux agissent sur son développement ?

En réalité ce n’est pas que l’Amérique Latine, il y a d’autres pays avec des problèmes similaires en Afrique, aussi en Indonésie, aux Philippines, en Inde. Entre nous, c’est un héritage de plusieurs choses. Premièrement un vieil héritage historique de grandes inégalités territoriales, de pactes sur la création de nations entre parties très différentes tant dans leurs intérêts et que dans leur représentation internationale. Deuxièmement dans le cas argentin, c’est du, brutalement, à ce que ces inégalités sous-jacentes ne furent jamais prises en compte par une politique d’intégration nationale, et ont toujours coexisté des modes de domination assez différents, et en plus, cette terrible période néolibérale des années 90 a servi à les aiguiser. L’époque actuelle rencontre en effet un héritage bien lourd, et difficile à lever. Mais, en même temps, c’est un défi absolument nécessaire. Non seulement pour des raisons démocratiques, mais aussi pour des raisons de développement économique et social.

Quelle relation peut on envisager entre les démocraties incomplètes, qui ne garantissent pas des droits socioculturels et la tendance que vous venez de signaler sur les pouvoirs exécutifs latinoaméricains au présidentialisme, à gouverner par décrets et pouvoirs spéciaux. ?

Dans les démocraties qu’on appelle délégatives (représentatives), la conception de l’autorité et ses pratiques sont démocratiques parce qu’elle surgissent d’élections libres et n’amputent pas les libertés politiques, mais en même temps, ces pouvoirs exécutifs sentent qu’ils tiennent le droit et l’obligation de faire comme bonne leur semble pour le pays. Ils sentent que l’existence des autres institutions politiques étatiques, le congrès, les médiations, les audits, les syndicats dérangent leur liberté d’action qu’ils veulent avoir et jusqu’à un certain point, parce qu’ils ne sont pas omnipotents, quelques fois ils réussissent.
En simplifiant beaucoup, cela est du à deux raisons. Premièrement, en Amérique Latine, nous avons une forte tradition dans ce sens, ce n’est pas une invention récente : ces grands traits nous les retrouvons déjà dans le gouvernement de Yrigoyen [Président de l’Argentine entre 1916 et 1928], et ils ont continué sous des formes autoritaires mais aussi sous des formes démocratiques. Cette tradition, que je me refuse d’appeler populiste parce que cela me parait peu adéquat, je préfère césariste, est une constante dans la politique argentine, pas seulement parmi les gouvernants, mais aussi dans l’écho qu’elle trouve, au moins pendant un temps, dans une grande partie des majorités publiques.
Deuxièmement, un élément plus récent, je crois que cela en plus répond à des sociétés extrêmement fragmentées, qui ont de grandes difficultés à trouver, chez elles, par les mécanismes institutionnels de médiation habituelle -je pense au partis politiques- des formes d’agrégation, des formes de constitution d’identités collectives alternatives. La perception par la société de la nécessité de construire une quelconque forme d’unification, même si elle est précaire et transitoire face à des situations de fragmentations, contribue à augmenter ce biais décisionnaire. Cette fragmentation sociale est une des formes d’expression des citoyennetés qui jamais n’ont existé vigoureusement comme sur le plan civil ou ont été durement affectées comme sur le plan sociale. La carence ou le recul de ces citoyenneté reflète cette grande fragmentation sociale, cette atomisation des revendications d’intérêts qui apparaissent en Argentine. Ce qui est préoccupant c’est que pour quelques uns, cela est une façon bonne et efficace de gouverner. Je ne le crois pas, et il faut se demander comment en sortir.

Comment la fragmentation du système traditionnel des partis, et l’émergence à sa place de nouvelles coalitions, comme celle construite depuis le kirchenerisme ou depuis le centre droit ? Comment peuvent affecter ces caractéristiques de l’Etat (démocratie limitée, décisionnisme [1])

En soi, je ne crois pas qu’il y ait des conséquences directes. S’il était enviable que les divers courants politiques prennent comme défi -comme part de l’objectif de croissance et démocratisation - la reconstruction de l’Etat, une tâche peu demandée par la société, et peu programmée par les politiques. Il y a beaucoup de contestations sur tel ou telle déficiences de l’Etat, mais il n’y a pas dans la sphère publique de discussion sur comment reconstruire un Etat qui envisage-prend en compte tant les diverses citoyennetés qu’un développement durable et plus équitable. Cet Etat nous ne l’avons pas. Nous avons un Etat qui jamais ne fut très fort, ni très harmonique, qui fut brutalement puni par le Proceso, et qui après fut attaqué et diabolisé, maintenant nous entrons à présent dans une situation d’extrême précarité.
Contre les crédos des années 90, quand la façon de faire de la politique était sans Etat et si c’était possible contre l’Etat maintenant nous découvrons que les bonnes politiques ; les politiques sociales qui reconnaissent aux citoyens, les politiques durables dans le domaine économique, supposent un Etat plus fort, plus flexible, plus intelligent. La clef d’or de toute bonne politique serait, a coté de proposer de bonnes mesures, de se demander quelles sont les capacités de l’Etat nécessaire pour parvenir à cette politique. Autrement dit, comment valider les bonnes intentions avec les instruments publics pour les mettre en œuvre. Et il me semble que cette question fait vraiment défaut tant au gouvernement que dans les oppositions. Bien évidemment, la réponse n’est en rien facile, reconstruire l’Etat va contre beaucoup d’intérêts et les bénéfices politiques sont à long terme.

Dans l’agenda politique aujourd’hui, les questionnements sur l’Etat ne semblent pas dominer ?

C’est vrai.... Comparé à la diabolisation de l’Etat dans les années 90, ou avec l’Etat qui depuis 76 s’est hypertrophié comme machine répressive, pire clandestine. Maintenant, ce climat idéologique s’est effacé, je ne crois pas que ceux qui les soutiennent aient disparus, mais au moins ils se sont tus. Cela crée une opportunité, que nous n’avons pas eu depuis longtemps, et je m’inquiète de ne pas voir que cela ne soit pas mise au profit.
Il y a des symptômes positifs, par exemple la secrétaire de la fonction publique a élaboré des programmes de formation et redéfinition des carrières qui sont prometteuses. Reste à voir, et là je ne suis pas optimiste- quel type d’écho cela va avoir dans le reste de l’appareil étatique.

Comment expliquez vous, depuis la perspective d’une démocratie représentative avec des citoyens qui limitent leur participation politique au vote, l’augmentation au cours des dernières années de la contestation sociale et ses nouveaux modes d’expression ?

C’est un phénomène très intéressant et nouveau. Pour commencer, les démocraties dites représentatives sont des démocraties... Il y a une part importante de la population qui ne se sent pas gênée par ces pratiques de délégation, à une exception : historiquement, le fait d’accepter des pratiques déléguées était temporaire et était lié à des situations de crises profondes, dans lesquelles il y a une légitimité attendue qui émerge d’un type de pouvoir qui sera capable d’affronter et résoudre les problèmes. Quand ces constructions de pouvoir prennent fin, alors arrive l’heure de payer le prix de sa réussite : les revendications sont plus différenciées, les exigences de quelques électeurs sont plus grandes, les voix se lèvent, demandant des actions plus transparentes, des décisions plus contrôlées. Le caractère temporaires de ces pratiques montre aujourd’hui des symptômes de relatif épuisement. Tout ceci coexiste avec les reflux de l’énorme crise que nous vivons et les différentes formes de participation qui en émergent, en conséquence de quoi le gouvernement a eu l’adresse louable de ne pas adopter de politiques répressives. Alors deux choses convergent. D’un coté la poursuite de revendications qui désormais s’élargissent, grande nouveauté, à des thèmes d’environnement. Je ne me réfère pas seulement à Gualeguaychú (Énorme résistance populaire argentine à la construction finlandaise d’une usine de pâte à papier sur la marge uruguayenne du fleuve Paranà), mais aussi dans d’autres lieux du pays, des manifestations se tiennent contre des entreprises polluantes, ce qui laisse entrevoir un thème nouveau, lié à la santé. D’un autre coté, pour d’autres personnes, l’étape décisionniste devient insuffisante, et des questions émergent comme la crise énergétique, comme possible conséquence du manque de voix dans le processus de prise de décision.

Quels facteurs sociaux et institutionnels sont derrière la corruption et le clientélisme comme pratiques persistantes du partisan politique et de la fonction publique ?

l’État argentin a été historiquement faible en ce sens, a été utilisé unilatéralement par l’oligarchie dans le passé éloigné, et depuis lors a été l’exemple d’un État captif, corporatif, de classe, très poreux à ce type d’influences. Ensuite, ce qui a aggravé beaucoup les choses ça a été la destruction de l’État, d’abord avec Videla-Martínez de Hoz, et la dévaluation énorme de l’État pendant le festival antiétatiste des années 90. Tout ceci a produit ensuite un État invertébré, avec des dirigeants qu’ils ont eu le talent pervers de jeter ou induire à s’en aller des gens très précieux, par conséquent il n’est pas surprenant qu’à l’heure actuelle nous devons regretter l’existence de pratiques clientélistes, à auxquels très peu de secteurs politiques cessent d’avoir comme une partie de leur identité. Il faudrait commencer par avoir le courage et la vision à long terme de créer un véritable service civil. Ce ne serait pas la panacée face aux maux de l’État, mais ce serait une espèce de colonne vertébrale de fonctionnaires nommés par des concours sérieux, pas des faux, avec des processus de qualification récurrents, avec des salaires décents, en fin, créer les conditions pour qu’il y ait un secteur qui parcourt tout l’appareil étatique et il soit une grande tranchée contre la corruption et le clientélisme. Il serait, en outre, par conséquent, fondamental pour avoir un État plus démocratique et plus apte pour le développement de la citoyenneté. Évidemment, il aiderait beaucoup que les dirigeants donneraient l’exemple, il aiderait beaucoup à ne pas coopter et a si donner des ressources suffisantes aux agences de contrôle.

Página 12. Buenos Aires, le 2 juillet 2007.

Traduction de l’espagnol pour El Correo-de : Estelle et Carlos Debiasi.

Notes :

Notes

[1Le décisionnisme : représentation qui fait voir la politique comme produite par des décisions que prennent les autorités politiques.

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