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23 juin 2002

Argentine : des mémos hyper-confidentiels trahissent les responsables

par Greg Palast

 

A Buenos Aires, le Paris de l’Amérique latine, la police a abattu en décembre deux douzaines d’Argentins décidés à affronter les balles plutôt que la famine. Le cours de la devise nationale s’était écroulé et le spectre du chômage, qui touchait déjà 16 pour cent de la population, avait soudain fauché des millions de personnes, bien plus que le gouvernement en déroute ne pouvait en compter. L’économie avait été assassinée de sang froid.

Qui sont les responsables ? Les assassins ont laissé leurs empreintes partout sur le cadavre encore chaud.

Un "memorandum d’accord technique" en date du 5 septembre 2000, signé par Pedro Pou, Président de la Banque centrale d’Argentine a été transmis à Horst Köhler, Directeur général du Fond monétaire international. J’ai reçu la version intégrale du rapport de.... disons simplement que l’adresse de l’expéditeur ne figurait pas sur l’enveloppe.

L’"accord" exigeait de l’Argentine qu’elle réduise le déficit budgétaire public en le faisant passer de 5,3 milliards de dollars en 2000 à 4,1 milliards en 2001. Réfléchissez. Il y a dix-huit mois, à l’époque où l’accord était rédigé, l’Argentine était déjà au bord du gouffre. Un travailleur sur six était au chômage. Même les économistes à la manque du FMI auraient dû savoir que contenir les dépenses publiques dans une économie en perte de vitesse, c’était comme stopper les réacteurs d’un avion qui partirait en vrille.
Le FMI ajoute toujours la cruauté à l’incompétence. Sous le gros titre, "Améliorer les conditions de vie des pauvres", le Fonds intimait à l’Argentine de couper de 20 pour cent les salaires mensuels de 200 dollars versés au titre d’un programme d’urgence pour l’emploi. L’"accord" promettait également des coupures de 12 à 15 pour cent des salaires des fonctionnaires et une "rationalisation" des pensions (le FMI est en faveur d’une diminution de 13 pour cent des sommes versées aux personnes âgées).
Les plans du FMI pour les retraités et les pauvres étaient émaillés de projections économiques à la limite du délire. Le rapport prévoyait qu’une fois que l’Argentine aurait haché menu ses dépenses de consommation, sa production économique bondirait de 3,7 pour cent et son taux de chômage s’effondrerait.
Cela n’a pas été le cas. Le plan du FMI a mis la production à genoux : celle-ci a chuté de 25 pour cent durant le dernier trimestre de l’an passé avant de sombrer complètement devant des taux d’intérêt qui, en été, atteignaient 90 pour cent sur les profits libellés en dollars.

UNE AUTRE ENVELOPPE a atterri sur mon bureau qui contenait un mémorandum concernant un "Plan d’assistance" pour l’Argentine pour les quatre prochaines années. Ce document du 25 juin, signé par le Président de la Banque mondiale James Wolfensohn, avertissait les destinataires de l’utiliser "uniquement dans l’exercice de leurs fonctions officielles".
Mes fonctions et mon devoir de reporter sont de vous avertir que ce plan n’est rien d’autre qu’un stupéfiant mélange de cruauté et d’aveuglement titanesque. Devant une économie déjà moribonde, Wolfensohn prétendait qu’ "en dépit d’un ralentissement, les buts énoncés dans le rapport de l’année précédente restaient valables et la stratégie adéquate". Le Plan du FMI, concocté avec la Banque mondiale, "allait grandement améliorer les perspectives pour le reste de 2001 et pour 2002, une reprise de la croissance étant attendue durant le second semestre de 2001."

Dans ce document très confidentiel, le Président de la Banque mondiale se déclarait particulièrement fier que le Gouvernement argentin ait opéré des coupes de 3 milliards de dollars dans les dépenses de base pour payer l’augmentation des intérêts. En d’autres termes, le gouvernement cessait de répondre aux besoins intérieurs pour payer les intérêts de ses créanciers, pour la plupart des banques étrangères.

Les crises ont du bon, comme le chante Wolfensohn à ses banquiers de lecteurs : "Un grand pas a été franchi vers la suppression de contrats de travail surannés." Et les "coûts de la main-d’ouvre" ont chuté grâce à la flexibilité du marché du travail induite par la libéralisation de facto du marché via un moindre formalisme." Traduction : les travailleurs ont perdu leurs emplois syndiqués et se sont retrouvés à vendre des babioles à la sauvette.

Mais qu’est-ce qui a bien pu faire avaler un tel programme à l’Argentine ?
Un prêt d’urgence de 20 milliards de dollars et un crédit "en attente" du FMI, de la Banque mondiale et des banques commerciales qui sont leurs partenaires : voilà l’appât utilisé. Mais attention : cette générosité est moins grande qu’il n’y paraît. L’"accord" prévoyait que l’Argentine poursuive son "plan de convertibilité", la réforme de 1991 qui arrimait le peso, la devise nationale, au dollar yankee à un taux fixe de un peso pour un dollar. Ce rattachement du peso au dollar avait coûté fort cher : les banques étrangères travaillant avec le FMI avaient demandé à l’Argentine de payer une prime de risque de 16 pour cent supérieure aux taux d’escompte du Trésor américain pour les dollars nécessaires à la bonne marche du programme.

Maintenant, faites les comptes. Lorsque Wolfensohn a écrit son mémo, l’Argentine avait 128 milliards de dettes. Les intérêts plus les primes se montaient à 27 milliards par an. En d’autres termes, les argentins n’ont pas vu un seul penny des prêts de "sauvetage" de 20 milliards de dollars. La dette s’est accrue, mais pas un sou n’a échappé à New York, où l’argent s’est attardé pour payer leurs intérêts aux créanciers américains qui détenaient les obligations.

Ces créanciers sont de tous acabits, depuis les requins de la Citibank basée à New York jusqu’aux moins gourmands comme Steve Hanke, président du Toronto Trust Argentina, un fonds du marché émergent. L’équipe de Hanke a engrangé 100 pour cent sur les actions argentines lors d’une panique monétaire en 1995. Don’t cry for Steve, Argentina. Grâce aux profits de 79,25 pour cent enregistrés cette année-là, son fonds est passé en tête de la ligue des spéculateurs. Les joueurs appellent ça des "investissements de vautours" : parier sur l’échec des politiques du FMI.

Hanke, qui est professeur d’économie à l’Université John Hopkins, propose à ses étudiants un remède gratuit aux plaies de l’Argentine. "Il faut abolir le FMI", me dit-il. Un conseil qui le mettrait sur la paille.

Et, ajoute-t-il, il faut abolir le taux de change fixe. L’adoption d’un tel taux a contraint l’Argentine à mendier et à emprunter un solide paquet de dollars pour soutenir chaque peso, ce qui a permis au FMI et à la Banque mondiale de déchaîner sur la pampa leurs quatre hérauts de la politique néolibérale : marchés financiers libéralisés, pouvoirs réduits du gouvernement, privatisation et libre échange.

Libéraliser, cela veut dire permettre au capital de passer librement les frontières nationales. Et c’est bien ce qui s’est passé. L’an dernier, l’élite argentine s’est défait de ses pesos pour des dollars qu’elle a envoyés dans des paradis fiscaux à l’étranger, à raison de 750 millions de dollars par jour.
Au bon vieux temps, les banques nationales et provinciales, propriété du gouvernement, finançaient les dettes de leur pays. Mais vers le milieu des années 90, le gouvernement du Président Carlos Saúl Menem les a bradées à des opérateurs étrangers tels la Citibank et la Fleet Bank de Boston. Charles Calomiris, ancien conseiller à la Banque mondiale, m’a confié que la privatisation de ces banques était un vrai conte de fées. Oui, mais pour qui ? Comme les banques sous contrôle étranger ne voulaient pas rembourser les déposants argentins, le gouvernement a gelé les comptes d’épargne le 3 décembre, saisissant l’argent de la classe moyenne pour rembourser les créanciers étrangers.

Pour ne pas mécontenter ces créanciers, l’"accord" du FMI prévoyait également "une réforme du système de partage des recettes fiscales". Un doux euphémisme pour dire que les banques américaines seraient payées en opérant une ponction sur les recettes fiscales que les provinces réservaient à l’éducation et autres services publiques. L’’accord" a également permis de trouver de l’argent en "réformant" (tronquant) le régime d’assurance maladie.
Et lorsque ces coupes ne suffisent pas à payer les créanciers, on peut toujours vendre les "bijoux de famille" ? c’est ainsi que les argentins décrivent les privatisations. En 1995, le gouvernement a vendu une grande partie du système d’approvisionnement en eau à Vivendi Universal. Le conglomérat français s’est empressé de dégraisser les effectifs et d’augmenter les prix ; les hausses ont atteint 400 pour cent dans certaines régions. Dans son mémo confidentiel, Wolfensohn, de la Banque mondiale, soupire : "Presque tous les biens d’équipement ont été privatisés"... alors bien sûr, maintenant, il n’y a vraiment plus rien à vendre.

C’est l’imposition d’une "politique d’ouverture commerciale", bien clairement expliquée dans l’accord, qui a porté le coup de grâce. Elle a forcé les exportateurs argentins (et leurs produits vendus en dollars EU à cause du taux fixe) à rentrer en compétition et jouer une partie pathétique et perdue d’avance contre les produits brésiliens vendus en réals, la devise dévaluée du pays.

La Banque mondiale et le FMI ont-ils tirés les leçons de leurs erreurs ?

Ils ont appris autant qu’un cochon qui apprend à chanter : il ne le peut ni ne le pourra, et s’il s’y essaie, il vous écorche les oreilles. Le 9 janvier, alors que la capitale de l’Argentine était en flammes, le Directeur général adjoint du FMI, Anne Krueger, a ordonné au nouveau Président argentin, Eduardo Duhalde, de couper encore davantage les dépenses publiques. Il est intéressant de constater que le Président George W. Bush s’est rallié à l’avis du FMI sur les coupes budgétaires précisément la semaine où il demandait au Congrès américain d’adopter un plan de 50 milliards de dollars pour sortir les Etats-Unis de la récession.
Dans son mémo, Wolfensohn résumait ainsi le programme : tout ce que l’Argentine devait faire, c’était "réduire le coût de la production", une démarche qui ne nécessitait qu’une " main-d’ouvre flexible".

Traduction : diminutions supplémentaires des retraites et des salaires, ou, mieux encore, pas de salaire du tout. A la grande consternation de l’élite argentine, toutefois, les abeilles ouvrières se sont résolument obstinées à s’accorder sur une chose : leur appauvrissement.

Un de ces travailleurs, Anibal Verón, 37 ans et père de cinq enfants, a perdu son travail de chauffeur de bus dans une compagnie qui lui devait déjà 9 mois de salaire. Verón a rejoint les argentins au chômage, les "Piqueteros" comme on les appelle là-bas, qui organisent des barrages routiers. En novembre 2000, en levant un blocus, la police l’a tué d’une balle dans la tête.
Et pourtant, les chantres de la mondialisation dépeignent la résistance au nouvel ordre mondial comme une blague de jeunes occidentaux gâtés et naïfs, cherchant à échapper à l’ennui "en se laissant aller à la contestation" selon les dires du Premier ministre anglais Tony Blair. Et les médias américains et européen d’entonner le même refrain : elles mettent les projecteurs sur les contestations à Seattle et à Gênes, mais elles se gardent bien de parler des grèves générales qui mobilisent des millions de travailleurs argentins. Le meurtre du manifestant Carlo Giuliani le 20 juillet à Gênes a fait les gros titres des journaux aux Etats-Unis et en Europe. Mais ces mêmes journaux ont passé sous silence la mort de Verón et le meurtre de deux manifestants, Carlos Santillán, 27 ans, et Oscar Barrios, 17 ans, abattus par la police le 17 juin dans un cimetière de General Mosconi, une ville du nord de l’Argentine. Ce n’est qu’en décembre, lorsque l’Argentine n’a pas pu payer ses tr !aites, que la presse euro-américaine a signalé une "crise".

Pour appliquer leurs "réformes", le FMI et la Banque mondiale travaillent avec des gens du cru comme Domingo Cavallo, qui a dû démissionner de son poste de Ministre de l’économie en décembre sous la pression populaire. Le même Domingo Cavallo qui était, les argentins s’en souviennent, Directeur de la Banque centrale pendant la dictature militaire de 1976 à 1983.
Parce qu’ils n’ont pas oublié cette période, les membres du Service de la paix et de la justice (SERPAJ), basé à Buenos Aires, documentent les cas de torture pratiquée par la police sur des contestataires dans le nord du pays. Le responsable du SERPAJ, Adolfo Pérez Esquivel, prix Nobel de la paix en 1980, m’a raconté que son groupe avait déposé officiellement plainte contre la police, accusée de recruter des enfants ? parfois même des enfants de cinq ans dans leurs escadrons paramilitaires pour servir d’informateurs. Il comparait cette opération aux jeunesses hitlériennes, organisation qui inculquait aux jeunes garçons allemands les principes nazis. Pour Pérez Esquivel, qui a pris l’an dernier la tête des manifestations contre la proposition d’accord de libre échange des Amériques, libéralisation économique et répression politique vont de pair.

Traduction pour ATTAC : Marie France Perez, traductrice bénévole

Pour plus d’information sur ce sujet, consultez les derniers livres de Greg Palast, The Best Democracy Money Can Buy et Democracy and Regulation, sortirons en avril 2002.

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