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25 décembre 2013

Argentine 1919, La Semaine Tragique

par Osvaldo Bayer*

 

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Intime jubilation : la Semaine Tragique de Janvier 1919 ne sera pas oubliée. Ces évènements où le Droit fut enterré à coups de fusil tout simplement au lieu de recourir aux arguments de la raison ne seront pas oubliés. Un anniversaire de plus, oui, après toutes ces années, après tous ces morts plus exactement. Nous n’allons pas nous disputer maintenant pour savoir s’il y eut six cents ou mille morts parmi les ouvriers. Ce qu’il y a de triste, de tragique c’est qu’on discute de tout, mais comme toujours, ou presque toujours, c’est la version officielle de l’histoire qui reste. Or contrairement à ce que les médias officiels, les médias aux mains du pouvoir, l’ont prétendu pour maquiller le crime ces ouvriers n’étaient ni des « fauteurs de troubles étrangers » ni des « terroristes ».

C’étaient des ouvriers qui voulaient exercer leurs droits à la dignité, leur droit à la vie : leur droit sacré à huit heures de travail par jour. Grâce à leurs luttes, les boulangers et les plâtriers avaient déjà obtenu les huit heures en 1898, et les métallurgistes en 1919. Mais ils travaillaient toujours neuf heures par jour. C’est pour cela qu’ils ont fait grève, et aussi pour réintégrer ceux qui avaient été licenciés. Dignité et Justice. La réponse du pouvoir, ce fut le fusil, et encore le fusil. Avec les uniformes de toujours. Cette fois avec le renfort des petits gars des quartiers Nord, les gardes blancs, la fameuse « Ligue Patriotique Argentine ». Ils sont sortis pour tuer « les anarchistes, les russes, les juifs, les ennemis de la Patrie ». Et les rues de Buenos-Aires sont restées imprégnées du sang ouvrier.

Mais le même gouvernement répressif dut reconnaître l’injustice et quelques jours plus tard il accorda aux ouvriers ce qu’ils demandaient. Dès lors pourquoi tant de violence de la part du pouvoir ? Pourquoi 1 500 ouvriers emprisonnés en plus de ceux qui sont morts ? La signature du Ministre de l’Intérieur en bas des clauses par lesquelles s’est résolu le conflit, montre clairement que la raison était du côté ouvrier. Oui, mais ce retour à la raison a été payé par le sang des exploités. Par la suite, cette tuerie fut de ces questions dont on ne parle pas. Plusieurs années plus tard, quand nous avons essayé de dénommer « Parc des Martyrs de la Semaine Tragique » les terrains où le drame avait commencé, - ceux des établissements Vanesa qui avaient été démolis -, comme de juste le dirigeant Augusto Vandor [1] s’y est opposé et a proposé de l’appeler « Place Martin Fierro », nom qu’elle porte aujourd’hui.

C’est très clair : ne parlons pas du passé quand y sont impliqués Yrigoyen [2], les radicaux, l’armée et des personnages de la « guarde blanche » qui seront considérés plus tard comme de grands hommes : Manuel Carlés [3], l’Ingénieur Moreno [4], le curé Miguel d’Andrea [5] et l’indispensable grand propriétaire Martinez de Hoz, fils de l’actuel président de la Société Rurale qui avait reçu de Roca [6] 2 500 000 hectares de terres où vivaient auparavant les indigènes de la pampa et les indiens Ranqueles. Cette chauve-souris [7], dont le Général Roca était l’arrière grand-père, fut ensuite ministre de l’Economie sous la dictature de toutes les disparitions [8]. Toute une famille dont la lignée est l’héritière du "libéralisme positif" auto-proclamé des partisans de Roca.

Bien, cette semaine nous nous sommes rappelés du martyr des ouvriers des huit heures de travail. Parmi les organisations qui ont permis cet acte de mémoire, il y a la Fédération Libertaire Argentine, la FORA [9] - la plus ancienne des organisations ouvrières - et la Bibliothèque José Ingenieros. Le culte de l’utopie à travers la dignité.

Osvaldo Bayer pour Página 12.

Página 12. Buenos Aires, 16 de Enero de 2006.

Traduction de l’espagnol pour El Correo par : Paul Rouet

*Osvaldo Jorge Bayer est un historien, écrivain et journaliste argentin qui se définit comme un « anarchiste et pacifiste à outrance ». Docteur Honoris Causa de plusieurs universités, il possède la double culture allemande et argentine, qu’il met au service de combats sociaux justes que l’Histoire Officielle s’obstine à gommer.

El Correo. París, 25 de diciembre de 2013.

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Notes

[1NdT Augusto Vandor : Syndicaliste péroniste argentin né en 1923, porté au compromis avec les pouvoirs en place, avec ou sans Peron. Assassiné en 1969 au cours de « l’Opération Judas ».

[2NdT Hipolito Yrigoyen (1852-1933), président de l’Argentine de 1916 à 1922 et de 1928 à 1930. Grande figure du Parti Radical Argentin.

[3NdT Manuel Carlés (1875-1946) : écrivain d’extrême droite nationaliste, fondateur de la Ligue Patriotique d’Argentine.

[4NdT Perito Moreno : ou Ingénieur Moreno, de son vrai nom Francisco Pascasio Moreno (1852-1919), participa à la Conquête du Désert en tant que scientifique et explorateur. Il contribua à fixer les frontières entre le Chili et l’Argentine (1879). Nom donné aujourd’hui à un glacier spectaculaire que connaissent bien les touristes en visite dans le secteur de El Calafate.

[5NdT Miguel de los Santos de Andrea (1877-1960) : Evêque argentin préoccupé par les questions sociales, dirige en 1919 l’Union Populaire Catholique Argentine en vue d’appliquer la politique sociale préconisée par le Vatican. Dénonçant fermement le communisme dès cette date, il est aussi l’un des rares à s’être opposés à Peron dès 1945, contrairement à l’ensemble de la hiérarchie catholique.

[6NdT Julio Argentino Roca (1843-1914), Général, à la tête des troupes argentines lors de la « Conquête du Désert » (1878-1885), qui, au prix de l’extermination des indiens qui y vivaient, a conquis la Pampa et la Patagonie. Président de l’Argentine de 1880 à 1986 et de 1998 à 1904.

[7NdT Chauve-souris, métaphore animale ancienne et négative, désigne une figure démoniaque, symbole même de l’hypocrisie.

[8NdT De 1976 à 1983 l’Argentine connut une dictature sanglante et opaque au cours laquelle « disparurent » plus de 30 000 personnes. La dictature les assassina après des tortures atroces puis fit disparaître leurs corps sans jamais prévenir les familles. Martinez de Hoz fut le Ministre de l’Economie de la dictature de 1976 à 1980. A son départ, il laissa le pays avec 40 milliards de dollars de dettes, pour des prêts obtenus avec le plein accord du FMI, dette qui sera déclarée illégitime en 2003.

[9NdT : FORA, Federation ouvrière régionale argentine, fondée en 1901, de tendance anarcho-syndicaliste. Fut déclarée illégale après les grèves de 1919.

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