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5 décembre 2004

Amérique latine, origine et spoliation

par José Pablo Feinmann *

 

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 Hypothèse de travail : Il s’agit d’être provocateur. Insolent. Et jusqu’à porter à l’imagination théorique à toutes les extrêmes qu’elle peut atteindre. Pour quoi ?
C’est simple : nous avons besoin de nous réveiller nous mêmes. Nous sommes restés des décennies et décennies endormis, handicapés, convaincus depuis l’extérieur et depuis l’intérieur de notre insignifiance. Nous avons besoin de réveiller les théoriciens du Centre. Voici (encore une fois) l’Amérique latine. Et elle a (à partir de la spoliation et du sang) quelque chose à dire. Rien de moins que ceci : sans spoliation de l’Amérique latin, il n’y a pas de capitalisme occidental. Nous sommes l’origine. La condition de possibilité. Le point de départ. Telle est la praxis conquérante européenne et l’esprit cruel, rapace et obstinément historique du capitalisme. Mais le capitalisme a été fait au moyen du pillage. Et la victime la plus fructueuse de ce pillage fut le Sud. La Périphérie. Nous. Nous ne retournons pas à la Théorie de la Dépendance. Était sous-jacente en elle une philosophie de l’histoire qui ne nous sert pas aujourd’hui. Nous verrons pourquoi.

 Et pour finir : ceux sont des notes. Des rapprochements. Repérages pour de futurs travaux. Projets. Si nous les publions ainsi, c’est parce que nous ne pouvons pas attendre. Le temps est de retour, et c’est maintenant.

 Les Indes, on les appelle : Chapitre I de la redoutable Histoire Argentine de José Luis Busaniche. (Durant trente ans j’ai dit que c’est la meilleure. Je ne vais pas le dire une fois de plus. Bien que, à la rigueur, je viens de le faire.) Busaniche écrit : "Depuis le voyage initial de Christophe Colon, jusqu’à ce que finisse le périple de Magellan, on a élucidé, dans une période de presque trente ans, l’énigme des premières découvertes. Et le monde assiste ému à la plus prodigieuse révélation qui se produisait depuis l’arrivée de Jésus-Christ (). ’La plus grande chose depuis la création du monde, en dehors de la réincarnation et la mort de celui que l’a crée’, est la découverte de ce nouveau monde qu’on appelle les Indes, a dit le chroniqueur López de Gomara. Cette phrase traduit la pensée de l’Europe chrétienne face au fait le plus important de son histoire " (Busaniche, p 7). Là où il dit "Europe chrétienne "faut remplacer" par « Europe capitaliste". Bien que, comme on le sait, le christianisme a eu a voir avec l’accumulation du capital. Notons les débordements conceptuels, qui ne les sont pas, mais qui étayent les faits : "La plus grande chose depuis la création", dit López de Gomara. Le "fait le plus important d’Europe", dit notre Busaniche. Aucun de ceux qui devront sérieusement faire face au sujet n’oseront baisser le ton.

 Adam Smiths, les grands sucées : Le grand très grand théoricien du capital industriel britannique commence à recourir à la Histoire philosophique du français Raynal pour mettre en tempo ses propres débordements. Raynal admet (parce que, pour nous, ce sont des confessions) : "Il n’y a pas eu d’événement aussi important pour les peuples d’Europe que la découverte du Nouveau Monde et la route des Indes par le Cap de Bonne Espérance. Alors a commencé une révolution dans le commerce, dans le pouvoir des nations, dans les coutumes, dans l’industrie et dans le gouvernance de tous les peuples "(Smiths, Richesse p 556). Et Adam de se lâcher : " la découverte de l’Amérique et la route des Indes Orientales par le Cap de Bonne Espérance sont les événements les plus grands et importants enregistrés par l’histoire de l’humanité "(Smith, p 556). Et apparaissent la vexation, le massacre, la torture des Européens exquis. Quand la civilisation tue, elle le fait avec davantage de cruauté que personne d’autre. Parce qu’elle ajoute à la cruauté, la technique de la cruauté. Ou elle met la technique au service de la cruauté. "A l’époque de la découverte, la force des Européens était tellement supérieure que se prévalant de l’immunité que celle-ci leur conférait, ils ont commis toutes sortes d’injustices dans ces pays éloignés" (p 556). Et un peu plus sur le développement de l’industrie et le commerce : "Suite à ces découvertes les villes commerciales d’Europe (...) se sont transformées en industries et commerces des nombreux et prospères colons d’Amérique, et aussi presque de toutes les nations d’Asie, d’Afrique et d’Amérique" (p 557). Et le signalement dédaigneux de l’absent pathos hispanique : "les colonies d’Espagne donnent, en réalité, une plus grand stimulation à l’industrie étrangère qu’à la sienne". (p 557).

 Sarmiento et l’Espagne : Sarmiento n’aimait pas l’Espagne. Elle manquait d’esprit capitaliste. Dans ses Voyages il annote : "J’ai été en Europe... et en Espagne ". Dans Mémoires de province : "On craint beaucoup que trois cent ans terrifiants (sic) d’Inquisition aient considérablement vidé le cerveau espagnol". L’Espagne n’a pas l’esprit capitaliste. Elle vole l’Amérique et vole pour le luxe de la Couronne. C’est le maître hégélien confiné à la sphère de la jouissance. L’Angleterre incarne l’esprit de labeur. Surtout, avec les pirates. Les galions espagnols portaient l’or de notre Amérique et Drake et Morgan et Errol Flynn le lui volaient pour la couronne britannique. Quand Morgan est installé comme gouverneur de la Jamaïque... John Locke lui écrit son programme de gouvernement ! "Les pirates, les flibustiers, les corsaires et les boucaniers ont été les constructeurs des institutions du capitalisme que nous connaissons actuellement" (phrase que je prends du grand Enrique Silberstein, à qui les Maisons d’Editions argentines doivent une réédition urgente de son oeuvre. Allons, les garçons et les filles : Chitarroni, Sabanes, Djament, c’est pour quand ?).

 Chronique de l’horreur : De las Casas : Il était une certaine fois, un bon prêtre ! Tellement bon, qu’il aurait visité et béni « la mostra » de Leon Ferrari. Non, évidemment : ce n’était pas Bergoglio, qui maraude généralement par les cavernes ou, au moins, pour son esprit éternel dans le cœur de l’Église. C’était un autre. C’était Fray Bartolomé de las Casas. Il voulait quelque chose d’impossible : que les Espagnols n’annihilent plus d’autres Indiens. Pauvre, Bartolomé. Les Espagnols avaient tout pour tuer les Indiens sans culpabilité. La mission de l’Église (ou une de ses principales) est de laver les fautes des assassins. La nôtre, ici, quand les pilotes de la aéronaval atterrissaient des « vols de la mort » on leur disait : "Du calme, mon fils. Tu as rempli ta mission divine. Tu fais partie du Plan du Seigneur, qui est d’éliminer les soldats du Démon, qui sont incarnés dans ces gars et ces filles que tu achèves, avec l’ approbation divine, en les jetant dans notre grande et large rivière, qui croît et se développe jour après jour pour recevoir les cadavres des impies. Va avec ta famille. Prie avant de dormir. Que la faute ne s’installe dans ton âme. Et, surtout, retourne demain". Bien, ceci a été inventé par les prêtres de la conquête. "Les Indiens n’ont pas d’âme, mon fils. Ils ne sont pas des êtres humains. Ils sont des sauvages sans Dieu. Ta mission est divine. Tu ne tues pas un être quand tu tues l’un d’eux. Tu tues une chose. Une excroissance de la nature. Et tu permets la grandeur de l’Espagne et la foi catholique que ces sans rédemption rejettent. Continue avec la Croix. Et, surtout, que ne t’arrête pas avec ton Épée. Ni devant l’homme, ni devant la femme, ni devant l’enfant. Dieu te surveille et t’approuve. C’est pour Sa grandeur que tu tues."

Alors, le bon, l’inhabituel, l’insolite Fray Bartolomé de las Casas (1474-1566) cite un sermon terrassant du père Fray Antón Montesino [1]

(il est vrai que : parmi tant d’immondice, il y a toujours eu une paire de bons types, mais que c’est peu ! ; S’il y avait eu plus, le capitalisme n’aurait pas existé). Montesinos, en nous faisant frissonner dit : "Vous êtes tous en péché mortel par la cruauté que vous utilisez avec ces gens innocents. Dis-moi, de quels droits et sous quelle justice avez-vous tenus ces indiens dans une servitude tellement cruelle et horrible ?

Avec quelle autorité avez- vous fait des guerres tellement détestables à ces gens qui étaient sur leurs terres calmes et pacifiques, qui ont fait des morts et des dommages jamais entendus ? " (de las Casas, Histoire des Indes). Et il continue : "Ceux-là, ne sont pas des hommes ? Ils n’ont pas d’âme rationnelle ? ". Chez nous (Argentine ndlt), un des plus grands théoriciens de l’horreur, Ramon Camps, a clairement dit mieux : "Nous ne tuons pas de personnes, nous tuons des subversifs". Telle est la logique profonde de tout génocide. Expulser le condamné vers le massacre de la condition humaine. Un peu plus : Des "dommages jamais entendus", nous dit Montesinos cité par de las Casas.

Cela a fait le capitalisme émergent en Amérique latine à la recherche de son accumulation originelle ? Questions inconfortables : pourquoi serait-il tellement subversif de faire un film sur ces massacres ? Pourquoi Hollywood ne le fera t-il jamais ? Pourquoi Spielberg ne fait-il pas un film sur de las Casas ? Pourquoi filmer Schindler et à sa liste est, en revanche, tellement raisonnable, accepté, juste ? Pourquoi souffrons-nous tant pour l’Holocauste (pour lequel je pense continuer à souffrir de mon vivant) et personne se rappelle-t-il du génocide américain qui, selon les estimations, a emmené cinquante millions d’âmes, au bas mot ? Eduardo Grüner travaille ces sujets avec autant d’obsession que moi, ou plus. C’est mieux ainsi. Cela n’est pas la tâche d’un. C’est est la tâche de tous les latino-américains dans une heure où nous apercevons peut-être une fente, une petite lumière. Grüner dit : " d’un point de vue macro culturel et historico philosophique, c’est à dure que dans une dimension décisive le capitalisme (et plus largement, Occident) a été (et il est) ce qui a été (et il est) grâce à l’exploitation de ce que plus tard il a donné d’ être appelé le Tiers Monde ou la Périphérie" (texte encore inédit). Et un peu plus : Occident est "la même chose qui s’est défini comme telle à partir de son expulsion idéologique de ce qui est Différent, le ’Un’ à partir duquel il y a un ’Autre’, comme si cet Autre n’aurait pas été fait de l’Un qui prétend être" (texte inédit).

Et nous laissons Marx pour une autre occasion. En somme, nous sommes l’origine et la condition de la possibilité du capitalisme dans tant de spoliations. Il y a un centre parce que (avant et comme condition) une périphérie a été pillée, l’a été à partir de l’assaut du centre. Maintenant l’Amérique latine ne s’accepte pas comme l’Autre de la Même chose Occidentale globalisatrice. Elle cherchera son Centre. Et depuis là elle dira ses mots d’avenir. Au moins, voila le projet.

Traduction pour El Correo de l’espagnol : Estelle et Carlos Debiasi

Página 12. Buenos Aires, 5 décembre le 2004


Notas :

Notes

[1(?-Venezuela, 1540) Dominicain espagnol. En 1511 condenó el trato dado a los indios de La Española. Llamado por ello a la corte, contribuyó a la elaboración de las leyes de Burgos (1512). De regreso a América en 1523, fue protector de los indios en Panamá.

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