recherche

Accueil > Notre Amérique > A la recherche d’un projet pays à long terme pour l’Amérique du Sud

11 mai 2005

A la recherche d’un projet pays à long terme pour l’Amérique du Sud

par Raúl Zibechi *

 

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

Les gouvernements progressistes et de gauche du Cône Sud, contraints par les urgences économiques et sociales - et souvent électorales - sont en train de perdre la bataille décisive : commencer à construire une société différente de celle héritée du néolibéralisme.

Bien que ces urgences existent, et que ne pas y remédier peut mettre à terre des gouvernements comme ceux du Brésil, d’Argentine et d’Uruguay, il semble évident que la reproduction simple du modèle en vigueur - même si on limite ses aspects antisociaux - peut aliéner les bases qui les appuient.

Le gouvernement de Nestor Kirchner vient de gagner une importante bataille contre deux multinationales, Shell et Esso, dont les prix des combustibles ont été forcés à la baisse par le boycott populaire, à des prix encore plus bas que ceux d’avant les augmentations de début mars. Une attitude ferme et un appel direct à la population ont suffi pour faire reculer les deux géants du secteur qui en un mois ont perdu un tiers de leurs ventes. Le Brésil, pour sa part, a fait un pas important en opérant une "séparation amicale" avec le Fonds monétaire international (FMI). Au-delà de la modération que suggèrent les mots employés par le gouvernement de Luiz Inacio Lula da Silva, la décision place le pays sur le chemin de l’autonomie par rapport aux organismes financiers internationaux. En Uruguay, le premier mois et demi du gouvernement de Tabaré Vasquez s’est focalisé sur la bataille pour baisser les prix de certains aliments (viande bovine, lentilles), un aspect dans lequel s’est fait remarquer le ministre de l’Elevage et de l’Agriculture, le tupamaro José Mujica.

Cependant, après deux années de gestion, ni Kirchner, ni Lula ne mettent sur la table les thèmes transcendants. Les principaux efforts de l’Argentine se situent sur deux fronts, tous les deux économiques : la dispute avec le FMI pour les créanciers qui n’ont pas accepté le "canje" [1] de la dette et la lutte pour éviter une reprise de l’inflation. Au Brésil, la séparation du FMI a été faite en affirmant que ses recettes seraient appliquées point par point, mais maintenant sans supervision externe. Et les prix menacent aussi de s’emballer, excellent argument pour que le directeur néolibéral de la Banque centrale continue à augmenter les taux d’intérêt (12-13 % de taux réels, les plus élevés du monde), même si cela représente une corde au cou pour la croissance.

Le panorama est franchement décourageant : les débats au sein des « forces du changement » sont dominés par des thèmes de macroéconomie (prix, taux d’intérêt) qui tout en étant importants ne permettent pas lever les yeux vers ce qui importe vraiment. En parallèle, la macroéconomie - pièce centrale dans la pensée néolibérale - est la reine de l’échiquier politique. Le Parti des travailleurs (PT) vient de réaliser une assemblée de son secteur majoritaire, dans laquelle les axes de la politique néolibérale ont été confirmés. Le gouvernement argentin, et le gouvernement uruguayen, dans sa toute jeune existence, ne se sont pas encore attaqués au projet de pays que l’on prétend construire.

Pendant ce temps, la poursuite du modèle continue à dominer la scène politique. En 2004, l’Argentine a exporté quasi un quart de son produit intérieur brut. Pire encore : le gros de ces exportations sont des produits agricoles primaires, en particulier du soja transgénique, et plus de la moitié du volume de ces exportations se concentre dans à peine trois provinces. Pour synthétiser, la vulnérabilité externe croit et l’inégalité et la polarisation interne augmentent, avec une concentration toujours plus accrue des richesses. Le panorama brésilien n’est guère différent, avec le fait aggravant - selon Theotonio dos Santos dans son récent article « Le gouvernement de Lula et le destin du Parti des travailleurs » - des taux d’intérêts élevés qui ont un effet pervers : « Quand l’Etat transfert 10 à 12% du PIB à cette minorité sociale sous la forme de paiement d’intérêts [remboursement de la dette], il est en train de renforcer de manière dramatique la concentration de la richesse dans le pays pour son secteur le plus dépensier et le moins investisseur ».

En Argentine, où le prix de la viande a augmenté de 8,5% au premier trimestre de l’année et est le principal responsable de l’augmentation des prix, à peine 3,7% des exploitations agricoles concentrent 41% des animaux, seuls 10 entrepôts frigorifiques accumulent 70% des exportations de viande et une poignée de supermarchés situés à des postes clés de la chaîne de distribution ont la capacité d’induire les prix. En deux ans, aucune mesure n’a été prise pour défaire cet écheveau d’intérêts oligopolistiques.

Le démonter implique de définanciariser nos pays. Le professeur Marcio Pochman, dans une récente interview accordée à Desemprego Zero, fait mention pour le Brésil de quelque chose qui peut s’étendre à tous les pays du continent. Jusqu’en 1980, le PIB a crû de plus du double que le taux d’expansion des familles riches. A partir de là, les choses se sont inversées : la financiarisation du régime d’accumulation a fait croître le PIB d’à peine la moitié par rapport à l’expansion des familles riches, accentuant la concentration de la richesse et la polarisation sociale et géographique. « Dans le Brésil d’aujourd’hui, à peine 15.000 familles détiennent 80% des titres publics fédéraux [de la dette publique] », conclut-il. Chaque jour qui passe, ce processus va s’approfondir si des mesures énergiques ne sont pas prises pour le contrecarrer.

Il ne s’agit pas seulement d’une question de priorités, mais de la volonté de mettre sur la table des débats stratégiques et de longue haleine. En haut - au sein des partis et des gouvernements - nous n’entendons pas de débats sur cet « autre monde » que, semble-t-il, nous voulons construire. Ils ont lieu seulement dans les mouvements, où cette construction se cimente à grandes doses de volonté, comme le démontrent les cas des asentamientos (occupations) des sans-terre du Brésil et dans les dizaines d’initiatives des piqueteros (mouvements de chômeurs) inspirés par des logiques similaires, parmi tant d’autres. La création de « l’autre monde » ne dépend pas autant qu’on le croit de ressources matérielles. Un pas décisif consiste à rompre avec l’hégémonie culturelle du modèle en vigueur qui a fait de l’immédiateté et surtout de la crainte d’une crise politico-sociale le principal argument en faveur de l’inertie et du suivisme.


Traduction : Frédéric Lévêque & Isabelle Dos Reis pour RISAL.

La Jornada. Mexique, 26 avril 2005

Notes :

Notes

[1Lors de la terrible crise qui secoua le pays en décembre 2001, le gouvernement argentin avait déclaré un moratoire sur sa dette par rapport aux créanciers privés. Ce moratoire a pris fin en ce mois de mars suite à une opération d’échange de bons (« canje ») avec les créanciers privés du pays, qui ont adhéré à plus de 76% à l’offre d’échange des autorités argentines. Selon l’AFP, « en prenant en compte les intérêts échus et non payés, la dette totale en défaut atteignait 102 milliards de dollars. Les investisseurs ont donc du renoncer à 65,6% de leur dû. Le montant de la nouvelle dette qui sera émise par l’Argentine à partir du 1er avril atteindra 35,261 milliards de dollars." (ndlr)

Retour en haut de la page

El Correo

|

Patte blanche

|

Plan du site